Karl Marx

Les luttes de classes en France (1)

(«le prolétaire»; N° 498; Nov.-Déc. 2010 / Janv.-Févr. 2011)

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En février 1848, quelques jours d’insurrection des prolétaires à Paris suffirent pour chasser le «roi bourgeois» venu au pouvoir après les journées révolutionnaires de juillet 1830.  Pendant les dix-huit ans de ce régne de Louis-Philippe, un groupe de financiers et d’affairistes mit l’économie du pays en coup réglée, suscitant la colère croissante parmi les diverses classes de la société. Ce texte classique de Marx est très instructif par rapport à la situation actuelle en Tunisie ou en Egypte: critique de la «belle révolution» où la fraternité camoufle les oppositions de classes, critique des illusions des prolétaires, critique aussi de l’idée qu’une révolution sociale puisse arriver à des résultats à l’intérieur des frontières d’un seul pays... Marx indique aussi les causes immédiates et plus lointaines de la révolution: les secteurs de la bourgeoisie qui sont écartées du pouvoir, non par un clan, mais à l’époque par l’aristocratie financière, et qui font campagne pour des élections libres, les causes internationales: hausse des prix alimentaires qui provoque des émeutes de la faim en Europe, crise économique internationale dont le noyau est la Grande Bretagne: on voit les ressemblances avec ce qui se passe aujourd’hui.

Bien entendu, les différences entre la situation de la France d’alors et des pays arabes et autres aujourd’hui sont évidentes; citons-en quelques unes: Le degré de développement capitaliste en France était plus faible que ce qu’il est aujourd’hui en Tunisie ou en Egypte; si la Grande Bretagne capitaliste dominait alors économiquement le monde et donc la France, cette domination n’avait rien à voir avec la domination actuelle des pays arabes par l’impérialisme occidental; malgré la faiblesse du prolétariat en France, reflet de la faiblesse du capitalisme, ce prolétariat, essentiellement à Paris, avait déjà derrière lui une riche expérience de révolutions et une capacité d’initiative révolutionnaire correspondante. Enfin le prolétariat parisien n’avait pas face à lui un Etat aussi puissant que les Etats auxquels sont confrontés les prolétaires des pays arabes (et demain d’autres pays) aujourd’hui.

Ceci dit, l’analyse des événements de 48 est éclairante et pleine d’enseignements pour les prolétaires qui se mobilisent aujourd’hui de l’autre côté de la Méditerranée. Il est évident que le “1848 arabe” n’est pas encore le prologue du 1917 mondial; il ne faut pas oublier l’énormité de tout ce que le prolétariat, non seulement tunisien ou égyptien mais international, a encore à reconquérir sur le plan de l’organisation de classe et tout particulièrement sur la constitution du parti de classe international; il lui faudra de nombreuses années pour y parvenir. Mais, en raison du degré extraordinairement plus grand du développement capitaliste (plus besoin de révolutions bourgeoises pour diffuser ce mode de production) et donc des ses contradictions à l’échelle mondiale (la crise actuelle par exemple est incomparablement plus importante que la crise économique de 1847) qui sont les bases objectives de la révolution communiste - , nous pouvons être certains qu’il ne s’écoulera pas 70 ans entre les deux échéances...

 

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(...) Pendant que l’aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l’État, disposait de tous les pouvoirs publics constitués, dominait l’opinion publique par la force des faits et par la presse, dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu’au café borgne se reproduisait la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s’enrichir, non point par la production, mais par l’escamotage de la richesse d’autrui déjà existante. C’est notamment aux sommets de la société bourgeoise que l’assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois bourgeoises elles-mêmes, car c’est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l’or, la boue et le sang s’entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction. L’aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n’est pas autre chose que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société bourgeoise.

Quant aux fractions de la bourgeoisie française qui n’étaient pas au pouvoir, elles criaient «A bas la corruption !», le peuple criait: «A bas les grands voleurs! A bas les assassins!» quand, en 1847, dans les théâtres les plus illustres de la société bourgeoise, on représentait publiquement les scènes mêmes qui conduisent, d’ordinaire, le lumpenprolétariat dans les bordels, dans les hospices et dans les maisons de fous, devant les juges, dans les bagnes et à l’échafaud.

La bourgeoisie industrielle voyait ses intérêts menacés, la petite bourgeoisie était moralement indignée, l’imagination populaire s’insurgeait, Paris était inondé de pamphlets: «La dynastie Rothschild», «Les Juifs, rois de l’époque», etc., où l’on dénonçait, flétrissait avec plus ou moins d’esprit, la domination de l’aristocratie financière. (...).

La maladie de la pomme de terre et les mauvaises récoltes de 1845 et de 1846 accentuèrent l’effervescence générale dans le peuple. Le renchérissement de la vie en 1847 provoqua en France comme sur tout le reste du continent des conflits sanglants. Face aux orgies scandaleuses de l’aristocratie financière, c’était la lutte du peuple pour les moyens d’existence les plus élémentaires ! A Buzançais, on exécuta les émeutiers de la faim, à Paris des escrocs repus étaient soustraits aux tribunaux par la famille royale!

Le second grand événement économique qui hâta l’explosion de la révolution fut une crise générale du commerce et de l’industrie en Angleterre. Déjà annoncée au cours de l’automne 1845 par la défaite massive des spéculateurs en actions de chemin de fer, enrayée pendant l’année 1846 par une suite de mesures discutables, telles que la suppression imminente des droits de douane sur les blés, elle fut finalement déclenchée dans l’automne de 1847 par les banqueroutes des grands marchands coloniaux de Londres, qui furent suivies de près par les faillites des banques provinciales et la fermeture des fabriques dans les districts industriels anglais. Les répercussions de la crise n’avaient pas encore cessé sur le continent qu’éclatait la révolution de Février.

Les ravages causés dans le commerce et l’industrie par la crise économique rendaient encore plus insupportable l’autocratie de l’aristocratie financière. L’opposition bourgeoise suscita dans toute la France l’agitation des banquets en faveur d’une réforme électorale qui devait lui conquérir la majorité dans les Chambres et renverser le ministère de la Bourse. A Paris, la crise industrielle avait encore pour effet particulière de rejeter sur le commerce intérieur une masse de fabricants et de gros commerçants qui, dans les conditions du moment, ne pouvaient plus faire d’affaires sur le marché extérieur. Ils créèrent de grands établissements dont la concurrence causa la ruine d’une masse d’épiciers et de boutiquiers. D’où un nombre incalculable de faillites dans cette fraction de la bourgeoisie parisienne , d’où son action révolutionnaire en Février. On sait comment Guizot et les Chambres ripostèrent à ces propositions de réforme par un défi catégorique; que Louis-Philippe se décida trop tard à former un ministère Barrot; comment le peuple et l’armée en vinrent aux mains; comment celle-ci fut désarmée par suite de l’attitude passive de la garde nationale, comment la monarchie de Juillet dut céder la place à un Gouvernement provisoire.

Le Gouvernement provisoire issu des barricades de Février reflétait nécessairement dans sa composition les divers partis qui se partageaient la victoire. Il ne pouvait être qu’un compromis entre les différentes classes qui avaient renversé ensemble le trône de Juillet, mais dont les intérêts s’opposaient avec hostilité. Il était composé en grande majorité de représentants de la bourgeoisie. La petite bourgeoisie républicaine était représentée par Ledru-Rollin et Flocon; la bourgeoisie républicaine par les gens du National, l’opposition dynastique par Crémieux, Dupont de l’Eure, etc. La classe ouvrière ne possédait que deux représentants, Louis Blanc et Albert. Lamartine, enfin, dans le Gouvernement provisoire n’était là, au premier abord, pour aucun intérêt réel, pour aucune classe déterminée; c’était la révolution de Février elle-même, le soulèvement commun avec ses illusions, sa poésie, son contenu imaginaire et ses phrases. Mais au fond le porte-parole de la révolution de Février, par sa position comme par ses opinions, appartenait à la bourgeoisie.

Si Paris, par suite de la centralisation politique, domine la France, les ouvriers dominent Paris dans les moments de séismes révolutionnaires. La première manifestation d’existence du Gouvernement provisoire fut la tentative de se soustraire à cette influence prédominante en en appelant de Paris enivré au sang-froid de la France. Lamartine contesta aux combattants des barricades le droit de proclamer la République, disant que seule la majorité des Français avait qualité pour le faire; qu’il fallait attendre leur vote, que le prolétariat parisien ne devait pas souiller sa victoire par une usurpation. La bourgeoisie ne permet au prolétariat qu’une seule usurpation: celle du combat.

Le 25 février, vers midi, la République n’était pas encore proclamée, mais, par contre, tous les ministères étaient déjà répartis entre les éléments bourgeois du Gouvernement provisoire et entre les généraux, banquiers et avocats du National. Mais, cette fois, les ouvriers étaient résolus à ne plus tolérer un escamotage semblable à celui de juillet 1830. Ils étaient prêts à engager à nouveau le combat et à imposer la République par la force des armes. C’est avec cette mission que Raspail se rendit à l’Hôtel de ville. Au nom du prolétariat parisien, il ordonna au Gouvernement provisoire de proclamer la République, déclarant que si cet ordre du peuple n’était pas exécuté dans les deux heures, il reviendrait à la tête de 200 000 hommes. Les cadavres des combattants étaient encore à peine refroidis, les barricades n’étaient pas enlevées, les ouvriers n’étaient pas désarmés et la seule force qu’on pût leur opposer était la garde nationale. Dans ces circonstances, les considérations politiques et les scrupules juridiques du Gouvernement provisoire s’évanouirent brusquement. Le délai de deux heures n’était pas encore écoulé que déjà sur tous les murs de Paris s’étalaient en caractères gigantesques : République française! Liberté, Égalité, Fraternité!

Avec la proclamation de la République sur la base du suffrage universel, s’effaçait jusqu’au souvenir des objectifs et des mobiles étroits qui avaient jeté la bourgeoisie dans la révolution de Février. Au lieu de quelques fractions seulement de la bourgeoisie, c’étaient toutes les classes de la société française qui se trouvaient soudain projetées dans l’orbite du pouvoir politique, contraintes de quitter les loges, le parterre et la galerie pour jouer en personne sur la scène révolutionnaire! Avec la royauté constitutionnelle, disparaissaient également l’apparence d’un pouvoir public qui s’opposait arbitrairement à la société bourgeoise et toute la série de luttes secondaires qu’exige ce semblant de pouvoir!

En imposant la République au Gouvernement provisoire et, par ce dernier, à toute la France, le prolétariat se mettait immédiatement au premier plan en tant que parti indépendant; mais, du même coup, il jetait un défi à toute la France bourgeoise. Ce qu’il avait conquis, c’était le terrain en vue de la lutte pour son émancipation révolutionnaire, mais nullement cette émancipation elle-même.

Il fallait au contraire que la République de Février parfît tout d’abord la domination de la bourgeoisie, en faisant entrer, à côté de l’aristocratie financière, toutes les classes possédantes dans la sphère du pouvoir politique (...); la République de Février fit apparaître la domination bourgeoise dans toute sa netteté, en abattant la Couronne derrière laquelle se dissimulait le capital.

De même que dans les journées de Juillet, les ouvriers avaient arraché par la lutte la monarchie bourgeoise, dans les journées de Février ce fut la République bourgeoise. De même que la monarchie de Juillet fut forcée de se présenter comme une monarchie entourée d’institutions républicaines, de même la République de Février dut se déclarer une République entourée d’institutions sociales. Le prolétariat parisien arracha également cette concession.

Un ouvrier, Marche, dicta le décret où le Gouvernement provisoire, à peine formé, s’engageait à assurer l’existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. Et comme quelques jours plus tard il avait oublié ces promesses et semblait avoir perdu de vue le prolétariat, une masse de 20 000 ouvriers marcha sur l’Hôtel de ville aux cris de: «Organisation du travail! Constitution d’un ministère spécial du Travail!» A regret, et après de longs débats, le Gouvernement provisoire nomma une commission spéciale permanente chargée de rechercher les moyens d’améliorer la condition des classes laborieuses! Cette commission fut formée de délégués des corporations de métiers de Paris et présidée par Louis Blanc et Albert. On lui assigna le Luxembourg comme salle de séance. De cette façon, les représentants de la classe ouvrière étaient bannis du siège du Gouvernement provisoire, la partie bourgeoise de celui-ci conservait dans ses seules mains le pouvoir d’État réel et les rênes de l’administration, et à côté des ministères des Finances, du Commerce, des Travaux publics, à côté de la Banque et de la Bourse, s’élevait une synagogue socialiste dont les grands prêtres, Louis Blanc et Albert, avaient pour tâche de découvrir la terre promise, de proclamer le nouvel évangile et d’occuper le prolétariat parisien. A la différence de tout pouvoir d’État ordinaire, ils ne disposaient d’aucun budget, d’aucun pouvoir exécutif. C’est avec leur tête qu’ils devaient renverser les piliers de la société bourgeoise. Pendant que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait à l’Hôtel de ville la monnaie ayant cours.

Et cependant, les revendications du prolétariat parisien, dans la mesure où elles dépassaient la République bourgeoise, ne pouvaient acquérir d’autre existence que la vie nébuleuse du Luxembourg.

C’est conjointement avec la bourgeoisie que les ouvriers avaient fait la révolution de Février; c’est aux côtés de la bourgeoisie qu’ils cherchèrent à faire prévaloir leurs intérêts, de même que c’était à côté de la majorité bourgeoise qu’ils avaient installé un ouvrier dans le Gouvernement provisoire même. Organisation du travail! Mais c’est le salariat qui est l’organisation bourgeoise actuellement existante du travail. Sans lui, point de capital, point de bourgeoisie, point de société bourgeoise. Un ministère spécial du Travail! Mais les ministères des Finances. du Commerce et des Travaux publics ne sont-ils pas les ministères du Travail bourgeois? A côté d’eux, un ministère prolétarien du Travail  ne pouvait être qu’un ministère de l’Impuissance, un ministère des Voeux Pieux, une commission du Luxembourg. Tout comme ils croyaient s’émanciper aux côtés de la bourgeoisie, les ouvriers pensaient pouvoir accomplir une révolution prolétarienne à l’intérieur des frontières nationales de la France, à côté des autres nations bourgeoises. Mais les rapports de production de la France sont déterminées par son commerce extérieur, par sa position sur le marché mondial et par les lois de ce dernier. Comment la France les briserait-elle sans une guerre révolutionnaire européenne, ayant son contrecoup sur l’Angleterre, le despote du marché mondial?

 

( A suivre )

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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