Lénine

De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion

(«le prolétaire»; N° 514; Décembre 2014 - Février 2015)

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Nous publions des extraits d’article de Lénine consacré à la question de la lutte contre la religion. Contrairement aux athées bourgeois qui s’imaginent que la lutte contre la religion est une lutte d’idées, qui devrait par ailleurs rassembler toutes les personnes cultivées et éclairées, par dessus les divisions de classes, le marxisme explique que l’emprise de a religion est liée à des facteurs sociaux et qu’elle ne peut donc être combattue que par le développement de la lutte sociale, de la lutte de classe des opprimés, croyants ou incroyants. La lutte anti-religieuse à la manière bourgeoise, basée sur des prêches ou sur des caricatures, non seulement est incapable de faire reculer la religion mais d’un côté elle divise les prolétaires selon leurs attitude envers la religion, et d’un autre elle tend à les noyer dans une union interclassiste au nom de l’opposition à «l’obscurantisme». En réalité il n’y a pas plus grand et plus fatal obscurantisme que la croyance aveugle dans une démocratique communauté d’intérêt avec l’ennemi de classe.

Cet article a été republié in extenso dans notre brochure: «La laïcité, un principe bourgeois» (brochure «Le Prolétaire» n°31)

 

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(...) La social-démocratie fait reposer toute sa conception sur le socialisme scientifique, c’est-à-dire sur le marxisme. La base philosophique du marxisme, ainsi que l’ont proclamé maintes fois Marx et Engels, est le matérialisme dialectique qui a pleinement fait siennes les traditions historiques du matérialisme du XVIIIe siècle en France et de Feuerbach (première moitié du XIXe siècle) en Allemagne, matérialisme incontestablement athée, résolument hostile à toute religion. Rappelons que tout l’Anti-Dühring d’Engels, dont le manuscrit a été lu par Marx, accuse le matérialiste et athée Dühring de manquer de fermeté idéologique dans son matérialisme, de ménager des biais à la religion et à la philosophie religieuse. Rappelons que dans son ouvrage sur Ludwig Feuerbach, Engels lui reproche d’avoir combattu la religion non pas dans le but de la détruire, mais dans celui de la replâtrer, d’inventer une religion nouvelle, «élevée», etc. «La religion est l’opium du peuple».

 Cette sentence de Marx constitue la pierre angulaire de toute la conception marxiste en matière de religion. Le marxisme considère toujours la religion et les églises, les organisations religieuses de toute sorte existant actuellement comme des organes de réaction bourgeoise, servant à défendre l’exploitation et à intoxiquer la classe ouvrière.

   Et, cependant, Engels a condamné maintes fois les tentatives de ceux qui, désireux de se montrer «plus à gauche» ou «plus révolutionnaires» que les sociaux-démocrates, voulaient introduire dans le programme du parti ouvrier la franche reconnaissance de l’athéisme en lui donnant le sens d’une déclaration de guerre à la religion.

 En 1874, parlant du fameux manifeste des réfugiés de la Commune, des blanquistes émigrés à Londres, Engels traite de sottise leur tapageuse déclaration de guerre à la religion; il affirme qu’une telle déclaration de guerre est le meilleur moyen d’aviver l’intérêt pour la religion et de rendre plus difficile son dépérissement effectif. Engels impute aux blanquistes de ne pas comprendre que seule la lutte de classe des masses ouvrières, amenant les plus larges couches du prolétariat à pratiquer à fond l’action sociale, consciente et révolutionnaire, peut libérer en fait les masses opprimées du joug de la religion, et que proclamer la guerre à la religion, tâche politique du parti ouvrier, n’est qu’une phrase anarchique.

 En 1877, dans l’Anti-Dühring, s’attaquant violemment aux moindres concessions de Dühring-philosophe à l’idéalisme et à la religion, Engels condamne avec non moins de force l’idée pseudo-révolutionnaire de Dühring relative à l’interdiction de la religion dans la société socialiste. Déclarer une telle guerre à la religion, c’est, dit Engels, «être plus Bismarck que Bismarck lui-même», le Kulturkampf, c’est-à-dire la lutte que Bismarck mena après 1870 contre le Parti catholique allemand du Zentrum, au moyen de persécutions policières dirigées contre le catholicisme). Par cette lutte, Bismarck n’a fait que raffermir le cléricalisme militant des catholiques; il n’a fait que nuire à la cause de la véritable culture, en mettant au premier plan les divisions religieuses, au lieu des divisions politiques, il a fait dévier l’attention de certaines couches de la classe ouvrière et de la démocratie, des tâches essentielles que comporte la lutte de classes et révolutionnaire, vers l’anticléricalisme le plus superficiel et le plus bourgeoisement mensonger.

En accusant Dühring, qui désirait se montrer ultra-révolutionnaire, de vouloir reprendre sous une autre forme cette même bêtise de Bismarck, Engels exigeait que le parti ouvrier travaillât patiemment à l’œuvre d’organisation et d’éducation du prolétariat, qui aboutit au dépérissement de la religion, au lieu de se jeter dans les aventures d’une guerre politique contre la religion. Ce point de vue est entré dans la chair et dans le sang de la sociale-démocratie allemande, qui s’est prononcé, par exemple, en faveur de la liberté pour les jésuites, pour leur admission en Allemagne, pour l’abolition de toutes mesures de lutte policière contre telle ou telle religion. «Proclamer la religion une affaire privée». Ce point célèbre du programme d’Erfurt (1891) a consacré cette tactique politique de la sociale-démocratie.

   Cette tactique est devenue désormais routinière; elle a engendré une nouvelle déformation du marxisme en sens inverse, dans le sens de l’opportunisme. On s’est mis à interpréter les principes du programme d’Erfurt en ce sens que nous, sociaux-démocrates, que notre parti considère la religion comme une affaire privée, que pour nous, sociaux-démocrates, pour nous en tant que parti, la religion est une affaire privée. Sans engager une polémique ouverte contre ce point de vue opportuniste, Engels a jugé nécessaire, après 1890, de s’élever résolument contre lui, non sous forme de polémique, mais sous une forme positive. En effet, Engels l’a fait sous la forme d’une déclaration qu’il a souligné à dessein, disant que la sociale-démocratie considère la religion comme une affaire privée en face de l’Etat, mais non envers elle-même, non envers le marxisme, non envers le parti ouvrier. (...)

 Le marxisme est un matérialisme. A ce titre, il est aussi implacablement hostile à la religion que le matérialisme des encyclopédistes du XVIIIe siècle ou le matérialisme de Feuerbach. Voilà qui est indéniable.

Mais le matérialisme dialectique de Marx et d’Engels va plus loin que les encyclopédistes et Feuerbach en ce qu’il applique la philosophie matérialiste au domaine de l’histoire, au domaine des sciences sociales. Nous devons combattre la religion; c’est l’a b c de tout le matérialisme et, partant, du marxisme. Mais le marxisme n’est pas un matérialisme qui s’en tient à l’a b c. Le marxisme va plus loin. Il dit: il faut savoir lutter contre la religion ; or, pour cela, il faut expliquer d’une façon matérialiste la source de la foi et de la religion des masses.

On ne doit pas confiner la lutte contre la religion dans une prédication idéologique abstraite; on ne doit pas l’y réduire; il faut lier cette lutte à la pratique concrète du mouvement de classe visant à faire disparaître les racines sociales de la religion. Pourquoi la religion se maintient-elle dans les couches arriérées du prolétariat des villes, dans les vastes couches du semi-prolétariat, ainsi que dans la masse des paysans? Par suite de l’ignorance du peuple, répond le progressiste bourgeois, le radical ou le matérialiste bourgeois. Et donc, à bas la religion, vive l’athéisme, la diffusion des idées athées est notre tâche principale.

Les marxistes disent : c’est faux.

Ce point de vue traduit l’idée superficielle, étroitement bourgeoise d’une action de la culture par elle-même. Un tel point de vue n’explique pas assez complètement, n’explique pas dans un sens matérialiste, mais dans un sens idéaliste, les racines de la religion. Dans les pays capitalistes actuels, ces racines sont surtout sociales. La situation sociale défavorisée des masses travailleuses, leur apparente impuissance totale devant les forces aveugles du capitalisme, qui causent, chaque jour et à toute heure, mille fois plus de souffrances horribles, de plus sauvages tourments aux humbles travailleurs, que les événements exceptionnels tels que guerres, tremblements de terre, etc., c’est là qu’il faut rechercher aujourd’hui les racines les plus profondes de la religion. «La peur a créé les dieux».  La peur devant la force aveugle du capital, aveugle parce que ne pouvant être prévue des masses populaires, qui, à chaque instant de la vie du prolétaire et du petit patron, menace de lui apporter et lui apporte la ruine «subite», «inattendue», «accidentelle», qui cause sa perte, qui en fait un mendiant, un déclassé, une prostituée, le réduit à mourir de faim, voilà les racines de la religion moderne que le matérialiste doit avoir en vue, avant tout et par-dessus tout, s’il ne veut pas demeurer un matérialiste primaire.

Aucun livre de vulgarisation n’expurgera la religion des masses par le bagne capitaliste, assujetties aux forces destructrices aveugles du capitalisme, aussi longtemps que ces masses n’auront pas appris à lutter de façon cohérente, organisée, systématique et consciente contre ces racines de la religion, contre le règne du capital sous toutes ses formes.

   Est-ce à dire que le livre de vulgarisation contre la religion soit nuisible ou inutile? Non. La conclusion qui s’impose est tout autre. C’est que la propagande athée de la sociale-démocratie doit être subordonnée à sa tâche fondamentale, à savoir: au développement de la lutte de classe des masses exploitées contre les exploiteurs. (...)

   Passons maintenant aux conditions qui ont donné lieu, en Occident, à l’interprétation opportuniste de la thèse «la religion est une affaire privée». Evidemment, il y a là l’influence de causes générales qui enfantent l’opportunisme en général, comme de sacrifier les intérêts fondamentaux du mouvement ouvrier à des avantages momentanés. Le parti du prolétariat exige que l’Etat proclame la religion affaire privée, sans pour cela le moins du monde considérer comme une «affaire privée» la lutte contre l’opium du peuple, la lutte contre les superstitions religieuses, etc. Les opportunistes déforment les choses de façon à faire croire que le parti social-démocrate tenait la religion pour une affaire privée !

   (...) En premier lieu, la lutte contre la religion est la tâche historique de la bourgeoisie révolutionnaire; et, en Occident, la démocratie bourgeoise, à l’époque de ses révolutions ou de ses attaques contre le féodalisme et les pratiques moyenâgeuses, a pour une bonne part rempli (ou tenté de remplir) cette tâche. En France comme en Allemagne, il y a une tradition de guerre bourgeoise contre la religion, engagée bien avant le socialisme (encyclopédistes, Feuerbach). En Russie, conformément aux conditions de notre révolution démocratique bourgeoise, cette tâche échoit presque entièrement elle aussi à la classe ouvrière. (...)

   En second lieu, en Occident, après la fin des révolutions bourgeoises nationales, après l’institution d’une liberté plus ou moins complète de la conscience, la question de la lutte démocratique contre la religion a été, historiquement, refoulée au second plan par la lutte menée par la démocratie bourgeoise contre le socialisme, au point que les gouvernements bourgeois ont essayé à dessein de détourner du socialisme l’attention des masses en organisant une «croisade» pseudo-libérale contre le cléricalisme. Le Kulturkampf en Allemagne et la lutte des républicains bourgeois contre le cléricalisme en France ont revêtu un caractère identique.

L’anticléricalisme bourgeois, comme moyen de détourner l’attention des masses ouvrières du socialisme, voilà ce qui, en Occident, a précédé la diffusion, parmi les sociaux-démocrates, de leur actuelle «indifférence» envers la lutte contre la religion. Là encore cela se conçoit et c’est légitime, car à l’anticléricalisme bourgeois et bismarckien, les sociaux-démocrates devaient opposer précisément la subordination de la lutte contre la religion à la lutte pour le socialisme. (...)

   En proclamant du haut de la tribune parlementaire que la religion est l’opium du peuple, notre fraction a agi de façon parfaitement juste; elle a créé de la sorte un précédent qui doit servir de base à toutes les interventions des sociaux-démocrates russes sur la question de la religion. Fallait-il aller plus loin et développer plus à fond les conclusions athées?

Nous ne le croyons pas. Car cela menacerait de porter le parti politique du prolétariat à exiger la lutte contre la religion; cela conduirait à effacer la ligne de démarcation entre la lutte bourgeoise et la lutte socialiste contre la religion. La première tâche, dont la fraction social-démocrate à la Douma Cent-Noirs devait s’acquitter a été remplie avec honneur.

   La deuxième, et à peu de chose près la plus importante pour la sociale-démocratie, était d’expliquer le rôle social joué par l’Eglise et le clergé comme soutiens du gouvernement ultra-réactionnaire et de la bourgeoisie dans sa lutte contre la classe ouvrière; elle aussi a été accomplie avec honneur. (...)

Proletari n° 45. 13 (26) mai 1909

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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