A propos des luttes paysannes

(«le prolétaire»; N° 517; Sept. - Oct. - Nov. 2015)

Retour sommaires

 

 

Pendant l’été les manifestations de paysans ont défrayé la chronique; les éleveurs de bovins et de cochons et les producteurs de lait ont manifesté par milliers dans diverses régions, bloquant les routes, investissant parfois des supermarchés pour y détruire des marchandises étrangères ou s’attaquant à des camions étrangers, etc. Protestant contre la baisse des cours de leurs productions qui risque d’entraîner la faillite de beaucoup de petites exploitations, s’en prenant à la grande distribution, à la concurrence des paysans des autres pays, ils demandaient une hausse garantie du prix d’achat du lait et de la viande et une baisse des charges sociales.

Le mouvement a été encadré et dirigé par la FNSEA, le plus gros syndicat agricole, même si son président, Xavier Beulin, a été souvent hué par les manifestants, parce qu’il gommait les revendications les plus gênantes pour les industriels du secteur et qu’il se contentait de l’augmentation accordée par le gouvernement.

Xavier Beulin est non seulement un gros céréalier, mais c’est aussi un grand capitaliste: il dirige le groupe Avril, le leader industriel et financier français des huiles et protéines végétales (huiles Lesieur, Puget, etc.) et de l’alimentation animale (Sanders, etc.), le leader mondial de la glycérine végétale (élément essentiel des biocarburants), etc.; au conseil d’administration de ce groupe on trouve un ancien secrétaire général adjoint de l’Elysée sous Chirac et l’ancienne patronne socialiste d’Areva, Anne Lauvergeon; parmi les nombreuses casquettes de Beulin, il y a la présidence d’un Think Tank créé par le mari de l’ancienne ministre socialiste et toujours présidente de la Commission des Affaires étrangères du parlement, Elisabeth Guigou, et financé en partie par un membre du clan Ben Ali (l’ancien despote tunisien) (1): le monde bourgeois est petit!

Il est évident que les intérêts des Beulin et autres représentants du secteur agro-industriel ne sont pas les mêmes que ceux des petits producteurs dont ils utilisent la colère et le désespoir à leur profit; le petit syndicat «Confédération Paysanne» a ainsi décerné à Beulin le prix de «fossoyeur de l’agriculture» en raison de ses «conflits d’intérêts» avec ceux des paysans (2). Mais il n’est pas non plus si étrange que ces derniers suivent finalement un syndicat dirigé par de gros agrariens et capitalistes agricoles: leur nature de classe petite-bourgeoise fait qu’ils se tournent spontanément vers des bourgeois pour les défendre et les représenter. Comme les «gros», les petits paysans sont complètement immergés dans les lois du marché qu’ils ne veulent pas remettre en cause, même quand ils demandent à l’Etat de les protéger de la concurrence étrangère; comme eux ils cherchent à baisser le «coût du travail» de leurs employés, c’est-à-dire à les exploiter davantage, principalement en demandant une baisse des charges (ce qu’on appelle le «salaire indirect»).

 La crise agricole actuelle, ou plus précisément la crise de certains secteurs agricoles, n’est en rien uniquement française: la chute des cours au niveau européen est la conséquence d’une surproduction chronique qui éclate régulièrement lorsque se tarissent les débouchés à l’exportation; dans le cas présent le facteur déclenchant a été la fermeture des marché russe (en représailles aux sanctions imposées à la Russie par l’Europe après l’annexion de la Crimée et le soutien aux séparatistes ukrainiens) et, plus accessoirement, grec (à la suite de la crise de liquidités dans ce pays).

D’après les statistiques douanières les exportations agricoles françaises ont diminué de 23% l’an dernier, principalement à cause de l’embargo russe, dont une conséquence importante a été une aggravation de la concurrence entre producteurs européens par une guerre des prix. Cet embargo se serait traduit pour les producteurs français par une baisse du prix de 20 centimes au kg du porc et une baisse des cours du lait et produits laitiers de 20%, selon les organisations professionnelles agricoles (3).

Si cette situation fait souffrir toutes les exploitations agricoles, elle est particulièrement dramatique pour les moins rentables (qui ne sont d’ailleurs pas toujours les fermes les plus petites comme le démontre la faillite de certains abattoirs): il est parfaitement compréhensible que leurs propriétaires se mobilisent et luttent pour ne pas disparaître!

Les médias ont souligné la perte de compétitivité des agriculteurs français qui se traduit par la baisse des parts de marché au niveau international face à des concurrents qui produisent moins cher: «le coût du travail est plus élevé en France et la taille des élevages plus faibles» qu’en Allemagne, le concurrent le plus redoutable: il y a dans ce pays «plus de 200 unités qui dépassent le millier de têtes [de bovins] quand en France, les unités de plus de 350 têtes se comptent sur les doigts de la main» et «la taille permet des économies d’échelle et donc des coûts de production plus bas» (4). Payer moins cher les travailleurs et accélérer la concentration des terres, telle est la voie indiquée par les bourgeois aux paysans pour «sauver» les différentes filières et l’agriculture française en général.

Mais c’est en fait la loi économique capitaliste de la concentration croissante des entreprises, y compris agricoles, qui est suivie de manière accélérée dans tous les pays d’Europe, la première puissance agricole de l’Union Européenne, la France, ne faisant pas exception à la règle!

 Pendant longtemps la bourgeoisie française s’est efforcée de maintenir une masse importante de petits paysans à des fins de stabilité sociale, en quelque sorte comme un bouclier face au risque de la révolution prolétarienne, même si cela impliquait une moindre industrialisation du pays.

Après la perte de son empire colonial, et grâce au fait que l’emprise stalinienne sur la classe ouvrière lui garantissait qu’il n’y avait plus de danger de ce côté, elle a pu «rattraper son retard» dans la ruine de la petite agriculture qu’engendre toujours le capitalisme: elle se lança au cours des années soixante et soixante-dix dans une politique de «modernisation» qui signifiait la liquidation de larges couches de la petite paysannerie (et d’autres secteurs petits-bourgeois), les condamnant à tomber dans les rangs du prolétariat, ce qui suscita d’ailleurs les premières grandes manifestations paysannes (et de petits commerçants et artisans).

A la fin des années 80, il y avait encore plus d’un million d’exploitations agricoles en France; elles étaient au nombre de 664 000 en l’an 2000 mais n’étaient plus que 490 000 en 2010, lors du dernier recensement; en conséquence la superficie moyenne des exploitations s’est accrue de 13 hectares en 10 ans pour attendre les 56 ha (elle était de 15 ha en 1965). Cependant cette évolution n’est pas allée encore jusqu’à son terme, 30% des exploitations agricoles ayant moins de 10 ha alors que 20% ont plus de 100 ha (5).

Une particularité française actuelle est que la majorité de la main d’oeuvre agricole est non familiale, c’est-à-dire est composée d’ouvriers agricoles; et une autre est que c’est le pays en Europe qui compte la plus grosse proportion d’exploitations dont les propriétaires ne sont pas des personnes physiques, mais des sociétés ou des groupements: autrement dit c’est aujourd’hui un des pays européens où la structure agricole est la plus capitaliste (6).

 

Quelle doit être l’attitude du prolétariat face aux luttes paysannes?

 

Ce sont les lois fondamentales du système économique capitaliste, et non les manigances des uns ou des autres, le non respect des règles du marché équitable, la concurrence sauvage ou une mauvaise politique gouvernementale, qui condamnent inexorablement à la ruine des dizaines de milliers de paysans. La PAC (Politique Agricole Commune) et la politique gouvernementale ne font qu’exprimer ces lois, y compris quand le gouvernement décide que les fermes trop petites ne pourront pas avoir accès aux subventions européennes, réservées aux plus rentables (7)!

Engels expliquait déjà il y a 120 ans aux socialistes français (qui étaient d’authentiques révolutionnaires) que leur rôle n’était pas de soutenir la petite propriété paysanne, mais de faire comprendre dans la mesure du possible aux petits paysans en voie de prolétarisation que leur véritable ennemi est le capitalisme et qu’ils doivent rejoindre la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renverser (8).

Ce n’est pas l’avis de certains «révolutionnaires» d’aujourd’hui.

Passons rapidement sur les «Lambertistes» du POI, qui sont évidemment «entièrement solidaires des agriculteurs qui se battent pour arracher des prix garantis leur permettant de vivre du travail de leurs exploitations familiales [sic!]» dans le cadre d’une «issue démocratique à la crise dans laquelle s’enfonce le pays» (9): pour le marxisme démocratique signifiant interclassiste, on ne peut s’étonner de leur déclaration de solidarité avec une classe non prolétarienne et du charlatanisme de leur issue bourgeoise à la crise capitaliste.

Pour le NPA, il faut «être solidaires» du combat des paysans «pour réclamer un prix qui couvrent leurs frais d’exploitation et leur permettent de vivre», «en mettant en avant les intérêts communs à celles et à ceux qui vivent de leur travail, que ce soit à la ferme à l’usine ou dans un bureau» (10).

Cet appel en apparence anodin à l’union de tous ceux qui «vivent de leur travail», fait disparaître rien moins que la situation de classe différente et antagoniste entre le prolétaire et le petit propriétaire! C’est sans doute la raison pour laquelle le NPA ne parle pas plus que le POI de la revendication des paysans de baisser le coût du travail de leurs salariés: il serait plus difficile d’évoquer les intérêts communs entre les uns et les autres. D’autre part sur qui retombera l’augmentation des prix des produits alimentaires, sinon sur les prolétaires en tant que consommateurs? Alors que pour les bourgeois, s’ils ne s’alimentent pas au travers des circuits de luxe (produits bio et autres), cette augmentation sera insignifiante...

Les prolétaires doivent réserver leur solidarité à leurs frères de classe que sont les ouvriers agricoles; au nombre de plusieurs centaines de milliers, ils n’ont dans plus de 80% des cas que des contrats précaires; ce sont souvent des travailleurs immigrés employés dans des conditions déplorables, parfois au noir, à la merci de leur patron. Les paysans peuvent bien être «exploités» par les gros capitalistes de la distribution ou de l’industrie, cela ne justifie en rien, comme le rappelait Engels, de passer sous silence ou d’excuser qu’ils exploitent leurs propres salariés!

Quant aux plus petits paysans qui n’utilisent qu’une main d’oeuvre familiale, il ne faut pas oublier que même s’ils ont des conditions de vie et de travail difficiles, en tant que propriétaires de leur outil de travail, ils ont des intérêts distincts de ceux des prolétaires. Ces derniers n’ont pas à défendre les intérêts d’autres classes que la leur, ils n’ont pas à se solidariser avec ceux qui veulent défendre leur propriété, et par conséquent les fondements de l’organisation économique actuelle.

 Lisons Engels: «Disons-le franchement: (...) nous ne pouvons conquérir la masse des petits paysans du jour au lendemain que si nous lui faisons des promesses que nous savons ne pouvoir pas tenir. Nous sommes obligés de lui promettre non seulement de protéger sa propriété dans tous les cas contre toutes les puissances économiques qui l’assaillent, mais même de la délivrer de toutes les charges qui, actuellement, l’oppriment (...) Si nous pouvions faire cela, nous reviendrions nécessairement au point de départ d’un développement qui a nécessairement abouti à l’état actuel. Nous n’aurions pas libéré le paysan, nous lui aurions accordé un quart d’heure de grâce!

Mais notre intérêt n’est pas de gagner le paysan du jour au lendemain, pour que, du jour au lendemain, il nous quitte, lorsque nous ne pourrons pas tenir nos promesses. Du paysan qui nous demande de maintenir la propriété parcellaire nous ne pourrons jamais faire un camarade, pas plus que du petit patron qui veut rester éternellement patron.

(...) Au contraire, le devoir de notre Parti est d’expliquer sans cesse aux paysans leur situation, qui est sans espoir aucun, aussi longtemps que le capitalisme sera au pouvoir; de leur montrer qu’il est absolument impossible de conserver leur propriété parcellaire en tant que telle; qu’il est certain que la grande production capitaliste passera par-dessus leur petite exploitation, impuissante et désuète, comme un chemin de fer écrase une brouette» (11).

Alors que le développement du capitalisme les condamne à disparaître, les petits paysans ont le plus grand mal à s’apercevoir que leur véritable ennemi est en fait le capitalisme, parce que comme toutes les couches petites-bourgeoises, ils vivent de ses rapports marchands.

Seuls peuvent s’en rendre compte et s’engager dans la lutte anticapitaliste ceux qui, menacés de faillite, sont sur le point de tomber dans les rangs du prolétariat. Ils ont alors la possibilité d’abandonner leurs intérêts de classe actuels pour épouser leurs intérêts de classe futurs: ceux du prolétariat. Mais la condition est que le prolétariat soit organisé et qu’il lutte en tant que classe contre le capitalisme, montrant ainsi dans les faits aux couches et classes menacées de prolétarisation qu’il existe une alternative réelle à ce système. Si ce n’est pas le cas, la mobilisation de ces couches se retournera inévitablement contre les prolétaires, appelés à se sacrifier pour, sinon les sauver, au moins leur accorder un sursis.

C’est ce qui se passe aujourd’hui où l’on demande aux prolétaires de payer plus cher leur nourriture au nom d’une prétendue solidarité nationale avec les paysans. Il leur faut refuser ce piège qui, sans apporter autre chose qu’un répit éventuel et momentané aux paysans, ne fait que retarder l’apparition de la lutte de classe révolutionnaire, seule voie pour apporter une solution définitive aux difficultés et aux misères que le capitalisme inflige de plus en plus même aux couches non prolétariennes. A ces dernières les prolétaires, une fois qu’ils ont auront repris la voie de la lutte de classe, ne demanderont donc pas d’arrêter de combattre et d’accepter passivement leur sort, mais de rejoindre leur propre combat, non pour l’aménagement du capitalisme, mais pour son renversement!

 


 

(1) http://www. lemonde.fr /les-decodeurs/ article/ 2015/07/28/ que- reprochent- ses- detracteurs- au-patron- de-la- fnsea_ 4702196_  4355770.html

(2) http://www.agrisalon.com /actualites/ 2015/10/07 /la-confederation- paysanne- decerne -le-prix- des- fossoyeurs- de-l- agriculture

(3) http://www.la-croix.com/Actualite/Economie-Entreprises/Economie/Quel-est-l-impact-de-l-embargo-russe-sur-la-filiere-agricole-francaise-2014-12-28-1259556

(4) http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/09/30/pourquoi-l-elevage-francais-perd-pied_4778085_3234.html

(5) http://www.challenges.fr/economie/20150217.CHA3146/l-agriculture-francaise-va-vraiment-mal.html

(6) http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Farm_ structure_s tatistics/fr

(7) http://www. confederation paysanne .fr/ actu.php? id= 3985&PHPSESSID= naonlggg8 emkdugthp pagpn9b4

(8) Voir à ce sujet sur Programme Communiste n°102 l’article: «Le programme révolutionnaire de la société communiste...».

(9) cf Informations Ouvrières n°368, 10-16/9/2015.

(10) http://www.npa209.org/idees/lagriculture-malade-du-capitalisme. Réformisme oblige, ce texte parle d’un «vaste chantier programmatique qui doit être abordé avec la majorité des agriculteurs et non contre eux» entre autres en repensant «de fond en comble» «l’accès au foncier, qui est une entrave à l’installation»! Le programme communiste, lui, ne prévoit pas de repenser l’accès au foncier (c’est-à-dire à la propriété ou à la location des terres) de nouveaux exploitants agricoles, mais de supprimer la propriété privée et les entreprises individuelles, grandes ou petites, agricoles ou non...

Une autre tendance du NPA qui se prétend révolutionnaire, est en réalité tout aussi réformiste en affirmant qu’il existe «une alternative à la disparition progressive des petits exploitants»: se tourner vers «une agriculture de qualité». Autrement dit: produire cher pour les bourgeois! cf http://www.revolutionpermanente.fr/Un-ete-de-colere-pour-les-eleveurs

(11) cf Engels, «La question paysanne en France et en Allemagne» (1894), Programme Communiste n°65.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

Retour sommaires

Top