Amadeo Bordiga

Parti et action de classe (2)

(«le prolétaire»; N° 519; Mars-Avril-Mai 2016)

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La première partie de cet article de 1921 a été publié sur le n° précédent du journal. Rappelons que l’article complet se trouve, avec d’autres dans notre brochure «Les Textes du PCI» n°2, disponible à notre adresse.

 

(...) La naissance de l’Internationale Communiste comme force historique a matérialisé, sur la base d’expériences révolutionnaires décisives et parfaitement claires, les lignes sur lesquelles le mouvement prolétarien pouvait se réorganiser dans tous les pays.

Une première condition de victoire révolutionnaire du prolétariat mondial est donc que l’Internationale parvienne à une stabilisation organisationnelle qui donne partout aux masses une sensation de décision et de certitude, qui sache les gagner tout en sachant les attendre là où c’est indispensable pour que le développement de la crise produise encore sur elles ses effets, là où il n’est pas possible d’éviter qu’elles fassent encore certaines expériences sur les conseils insidieux des social-démocrates. Il n’existe pas de meilleure recette pour échapper à cette nécessité. (...)

On ne saurait trop se hâter d’organiser le mouvement international sur la base de ces normes obligatoires à l’échelle internationale. En effet, comme nous le disions plus haut; ce qui constitue la grande force qui doit le guider dans la réalisation de sa tâche de propulseur des énergies révolutionnaires, c’est la démonstration de sa continuité de pensée et d’action vers un but précis, qui un jour apparaîtra clairement aux yeux des masses, en provoquant leur polarisation vers le parti d’avant-garde et en donnant ainsi les meilleures chances de victoire de la révolution. (...)

Nous n’avons donc pas à être pour de grands ou de petits partis, nous ne devons pas prétendre bouleverser toutes les bases sur lesquelles certains partis ont été fondés sous prétexte qu’ils ne sont pas des «partis de masse»; nous devons exiger que les partis communistes soient partout fondés sur des règles organisationnelles, programmatiques et tactiques fermes, dans lesquelles se cristallisent les résultats des plus hautes expériences de la lutte révolutionnaire à l’échelle internationale. (...)

Le parti ne sera jamais aussi sûrement entouré par les masses, les masses ne trouveront jamais dans le parti un plus sûr garant de leur conscience de classe et de leur puissance, que lorsque le passé du parti aura mis en évidence la continuité de son mouvement vers les buts révolutionnaires, même sans les masses et contre elles dans les moments défavorables. Les masses ne seront jamais gagnées efficacement que contre leur chefs opportunistes: cela signifie qu’il faut les conquérir en démantelant le réseau des organisations de parti non communistes qui ont encore de l’influence en leur sein et en attirant les éléments prolétariens dans le cadre de l’organisation solide et bien définie du parti communiste.

Cette méthode est la seule qui puisse donner des résultats utiles et assurer le succès dans la pratique. Elle correspond exactement à la position de Marx et d’Engels face au mouvement dissident des Lassalliens. (...)

Il est nécessaire d’intégrer à la tactique de l’Internationale, aux critères fondamentaux qui dictent son application, à la solution des problèmes complexes qui se présentent dans la pratique, certaines normes qui ont toujours donné les meilleurs résultat : l’intransigeance absolue à l’égard des autres partis, même proches, en considérant ses conséquences futures et en passant par-dessus le souci contingent d’accélérer le développement de certaines situations; la discipline exigée des adhérents, en prenant en considération non seulement son respect dans le présent, mais aussi leur action passée, et en faisant preuve de la plus grande méfiance à l’égard des conversions; le critère consistant à juger les individus et les groupes dans leurs responsabilités passées, au lieu de leur reconnaître le droit de prendre à tout moment un «engagement» dans l’armée communiste ou de le résilier.

Même si cela peut momentanément sembler enfermer le parti dans un cercle trop étroit, il ne s’agit pas ici d’un luxe théorique, mais d’une méthode tactique d’une très sûre efficacité pour l’avenir.

Mille exemples démontrent à quel point les révolutionnaires de la dernière heure, ceux qui hier se laissaient dicter une orientation réformiste par les conditions particulières et qui aujourd’hui se décident à suivre les principales directives communistes parce qu’ils sont influencés par des considérations souvent trop optimistes sur l’imminence de la révolution, sont déplacés et peu utiles dans nos rangs. Il suffira d’une nouvelle oscillation de la situation - et dans une guerre qui peut dire combien d’avances et de reculs précéderont la victoire finale? - pour que ces éléments retombent dans leur opportunisme passé, en altérant du même coup le contenu de notre organisation.

Le mouvement communiste international doit être composé non seulement de militants fermement convaincus de la nécessité de la révolution et disposés à lutter pour elle au prix de tous les sacrifices, mais de militants décidés à agir sur le terrain révolutionnaire même si les difficultés de la lutte montrent que la victoire est plus difficile et moins proche qu’on ne le croyait.

Au moment de la crise révolutionnaire aiguë, c’est en opérant sur la base solide de notre organisation internationale que nous polariserons autour de nous les éléments qui aujourd’hui sont encore hésitants, et que nous aurons raison des partis social-démocrates de toutes nuances.

Si les possibilités révolutionnaires sont moins immédiates, nous ne courrons pas un seul instant le risque de nous laisser distraire de notre patient travail de préparation pour nous replier sur la résolution de problèmes contingents, ce qui ne profiterait qu’à la bourgeoisie.

 

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Un autre aspect du problème tactique qui se pose aux partis communistes est celui du choix du moment où il faut lancer les mots d’ordre pour l’action, qu’il s’agisse d’une action secondaire ou de l’action finale.

C’est pourquoi on discute aujourd’hui passionnément sur la «tactique offensive» des partis communistes, qui consiste à réaliser un certain encadrement et un certain armement des militants et des sympathisants les plus proches, et à les lancer au moment opportun dans des actions offensives destinées à entraîner les masses dans un mouvement général, ou même à accomplir des actions spectaculaires pour riposter aux offensives réactionnaires de la bourgeoisie.

Ici aussi, on voit généralement s’opposer deux positions, dont aucun communiste n’assumerait sans doute la paternité.

Aucun communiste ne peut avoir d’objections contre l’usage de l’action armée, des représailles et même de la terreur, et nier que le parti communiste doive lui-même diriger ces formes d’action qui exigent discipline et organisation.

De même, nous considérons comme infantile la conception selon laquelle l’usage de la violence et les actions armées sont réservés au «grand soir» où sera déclenchée la lutte suprême pour la conquête du pouvoir.

Il est dans la nature même du processus révolutionnaire réel que des heurts sanglants entre le prolétariat et la bourgeoisie se produisent avant la lutte finale, et il peut s’agir non seulement de tentatives prolétariennes non couronnées de succès, mais aussi des inévitables affrontements partiels et transitoires entre des groupes de prolétaires poussés à se soulever et les forces de la défense bourgeoise, ou encore entre des groupes de «gardes blancs» de la bourgeoisie et des travailleurs attaqués et provoqués par eux.

 Il n’est pas juste de dire que les partis communistes doivent désavouer de telles actions et réserver tous leurs efforts pour le moment final, car toute lutte nécessite un entraînement et une période d’instruction, et c’est dans ces actions préliminaires que la capacité d’encadrement révolutionnaire du parti doit commencer à se forger et à s’éprouver.

Ce serait cependant mal interpréter les considérations qui précédent que de considérer purement et simplement l’action du parti politique de classe comme celle d’un état-major, qui par sa seule volonté pourrait décider du mouvement des forces armées et de leur emploi; et ce serait se fabriquer une perspective tactique imaginaire que de croire que le parti peut, après avoir créé un réseau militaire, déclencher l’attaque à un moment donné, lorsqu’il le juge assez développé pour pouvoir battre les forces de la défense bourgeoise.

L’action offensive du parti n’est concevable que lorsque la réalité des situations économiques et sociales met les masses en mouvement pour résoudre des problèmes qui mettent en cause leur sort directement et sur la plus vaste échelle, en créant une agitation qui ne peut se développer dans un sens vraiment révolutionnaire qu’à condition que le parti intervienne en fixant clairement ses buts généraux et en l’encadrant dans une action rationnelle et bien organisée y compris du point de vue de la technique militaire.

Il est certain que la préparation révolutionnaire du parti peut commencer à se traduire dans des actions planifiées même lors de mouvements partiels des masses: ainsi, les représailles contre la terreur des gardes blancs, qui vise à donner au prolétariat le sentiment d’être définitivement plus faible que son adversaire et à le faire renoncer à la préparation révolutionnaire, sont un moyen tactique indispensable.

Mais croire que par le jeu de ces forces, même extrêmement bien organisées et sur une vaste échelle, on peut changer les situations et provoquer, à partir d’une situation de stagnation, le déclenchement de la lutte générale révolutionnaire, est encore une conception volontariste qui ne peut ni ne doit avoir sa place dans les méthodes de l’Internationale marxiste.

On ne crée ni les partis, ni les révolutions.

 On dirige les partis et les révolutions, en unifiant toutes les expériences révolutionnaires utiles à l’échelle internationale, afin d’assurer le maximum de chances de victoire du prolétariat dans la bataille qui est l’aboutissement inévitable de l’époque historique que nous vivons. Telle nous semble devoir être la conclusion.

Les critères fondamentaux qui doivent diriger l’action des masses s’expriment dans les normes d’organisation et de tactique que l’Internationale doit fixer à tous les partis membres. Ils ne peuvent consister à remanier directement certains partis avec l’illusion de leur donner toutes les dimensions et caractéristiques capables de garantir le succès de la révolution, mais doivent s’inspirer de la dialectique marxiste, en se fondant avant tout d’une part sur la clarté et l’homogénéité programmatiques, d’autre part sur la discipline et la centralisation tactiques.

Il existe à notre avis deux déviations «opportunistes».

L’une consiste à déduire la nature et les caractères du parti de l’appréciation, dans une situation donnée, de la possibilité ou non de regrouper des forces considérables, ce qui revient à se laisser dicter les règles d’organisation du parti par les situations, pour lui donner de l’extérieur une constitution différente de celle à laquelle la situation l’a conduit. L’autre consiste à croire qu’à condition d’être nombreux et d’avoir une formation militaire, un parti peut déterminer les situations révolutionnaires en donnant l’ordre d’attaquer, ce qui revient à prétendre créer les situations historiques par la volonté du parti.

Peu importe laquelle de ces deux déviations doit être considérée comme de «gauche» ou de «droite» : il est certain que toutes deux s’éloignent de la juste voie marxiste.

Dans le premier cas, on renonce à ce que peut et doit être la légitime intervention du mouvement international doté d’un corps systématique de normes organisationnelles et tactiques, on renonce à cette marge d’influence, dérivant d’une conscience et d’une expérience historique précises, que notre volonté peut et doit exercer sur le développement du processus révolutionnaire.

 Dans le second, on attribue à la volonté des minorités une influence excessive et irréelle, en risquant de conduire à des défaites désastreuses.

Les révolutionnaires communistes doivent au contraire être ceux qui, trempés collectivement par les expériences de la lutte contre les dégénérescences du mouvement prolétarien, croient fermement dans la révolution, veulent fermement la révolution, mais qui n’ont pas tiré sur elle une traite dont ils attendraient le paiement, et qui ne céderont pas au désespoir et au découragement si l’échéance est retardée d’un seul jour.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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