Espagne.

Esclaves du ciel

(«le prolétaire»; N° 521; Septembre-Octobre 2016)

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En fin de compte, la volonté affirmée par Pablo Iglesias, le secrétaire générale de Podemos, dans l’Assemblée de ce parti à Vista Alegre, de se lancer «à l’assaut du ciel», en tablant sur le succès aux élections, a définitivement échoué; le score lors des élections générales ne lui a pas permis d’effectuer un quelconque «changement», à cause des résultats meilleurs qu’espérés des partis de la «vieille politique» ou de la «caste» (pour reprendre les termes fétiches et creux utilisés par Podemos). Même avec son alliance avec Izquierda Unida (front de gauche regroupant PC, trotskystes et autres), alliance qui était d’ailleurs en contradiction avec tout ce qu’il avait affirmé jusque là, les résultats obtenus par Podemos ont été insuffisants pour qu’il puisse entreprendre sa fameuse «renaissance démocratique», au point qu’il semble que Ciudadanos (un nouveau parti centriste) aura dans la période qui vient un poids politique supérieur, bien qu’il ait obtenu deux fois moins de suffrages que lui.

Les politologues de la faculté de Somosaguas (1) pourront débattre longuement des raisons de cet échec, ils pourront trouver un réconfort dans les victoires municipales obtenues l’an dernier, ils pourront repousser cet «assaut» de quelques années... Mais leur perspective d’une victoire écrasante a été réduite en miettes; leurs nouvelles théories «révolutionnaires» sur la façon de réaliser le changement, sur la façon  de se connecter électoralement avec la population que celui-ci pourrait inquiéter se sont révélées aussi inutiles que toutes celles qui traditionnellement veulent justifier le terrain électoral comme le seul champ de bataille de la lutte de classe – même si Podemos s’est abstenu de recourir à cet argument, trop «vieux», trop «caduc» selon lui, préférant en utiliser d’autres plus aimables et moins «excluants» qui, selon ses théories universitaires toucheraient plus au coeur la «majorité sociale». Excuses et circonvolutions mises à part, il reste que les espoirs électoraux se sont évanouis. Mais, est-ce que cela signifie que Podemos a échoué, qu’il n’a pas rempli sa fonction? Absolument pas. En réalité au brusque redimensionnement de sa sphère d’influence manifesté par son troisième rang aux élections répond le succès de son programme réel, qui se cachait et se cache derrière les grandiloquentes proclamations qu’il a lancées depuis deux ans.

 

Du 19 septembre au 22 mars

 

Les origines de Podemos ne se trouvent pas comme le disent ses leaders dans les conciliabules de la Faculté de Sciences Politiques de Somosaguas, où ex-Phalangistes, résidus staliniens de toute espèce et champions de la «nouvelle politique» ont fait carrière ces dernières années. Elles ne se trouvent pas non plus sur les plateaux de télévision, comme le lui reprochent ses détracteurs. Enfin, il ne faut pas davantage les chercher dans les rues et les places des Indignés du 15 mai comme le voudraient une bonne partie de ses électeurs, de ses alliés électoraux et de la supposée «gauche» du parti.

Les origines de Podemos remontent à l’essor des mobilisations contre les mesures anti-ouvrières des gouvernements de gauche et de droite. Ces mobilisations commencèrent en 2010 avec la grève générale du 29 septembre et se terminèrent par les dites «Marches pour le dignité» du 22 mars 2014; il ne s’est pas agi alors d’une «explosion démocratique», comme on a appelé le mouvement des Indignés, mais d’une vague de protestations menées par les prolétaires et les secteurs les plus appauvris des dites «couches moyennes».

Durant les premières années de la crise capitaliste mondiale (2008-2009) l’augmentation drastique du chômage fut la note dominante dans la classe prolétarienne. Au cours de cette période, en partie à cause des mauvaises prévisions économiques faites par les experts du patronat et du gouvernement, les salaires ne subirent pas une baisse aussi brusque que ce à quoi on aurait pu s’attendre. La dépense publique ne diminua pas, mais augmenta encore, suivant la tendance des années antérieures, renforcée par les plans de stimulation économique par l’investissement direct. Pour les cas extrêmes que les mesures anti-cycliques gouvernementales ne touchaient pas, les indemnités de chômage garantissaient une stabilité minimum aux bénéficiaires et à leurs familles. Le premier coup de la crise fut ainsi surmonté et son impact sur la classe prolétarienne pendant un temps fut plus d’ordre psychologique que matériel, même si cette situation n’était pas appelée à durer..

La première de la série de mesures anti-ouvrières adoptées par les gouvernements espagnols de ces années le fut par le socialiste Zapatero en 2010: réforme des retraites qui reculait l’âge de la retraite à 67 ans. Elle était suivie quelques mois plus tard par une réforme des lois du travail, justifiée comme toujours par la lutte contre le chômage. Les organisations syndicales répondirent par une grève générale, davantage à cause de la tension sociale qui s’était accumulées à la suite des mesures anti-cycliques adoptées depuis deux ans, que de la gravité réelle de la réforme. En effet l’augmentation des chômeurs et le nombre de personnes ne touchant aucune allocation, la baisse des salaires, etc., avaient provoqué un mécontentement parmi les prolétaires qui finit par obliger le syndicats à appeler à une journée de grève générale. Ils le firent avec plusieurs mois d’anticipation en cherchant à ce qu’elle n’ait pas lieu au moment où la pression aurait été la plus forte parmi les prolétaires et en adoptant des dates et une organisation complètement étrangères à ce que la lutte aurait exigé.

Mis à part l’habituelle querelle des chiffres entre les syndicats, le patronat, le gouvernement et l’opposition, la grève eut une signification sans équivoque: la politique des organisations syndicales, et tout particulièrement celles des CC.OO. (Commissions Ouvrières) et de l’UGT, les principaux syndicats, était exactement la même que celle qu’elles suivaient depuis trente ans: appel à une seule journée de grève, aucune organisation même minimale (pas de piquets, pas de pression dans les entreprises, aucune présence dans les quartiers ouvriers...), aucune répercussion sur les objectifs officiellement proclamés, etc. En fait la grève était appelée uniquement pour servir de soupape de sécurité pour faire tomber la pression accumulée, son objectif était d’utiliser seulement les méthodes démocratiques de lutte, en lui donnant comme fonction primordiale de renforcer la collaboration entre les classes et en épuisant et désillusionnant les prolétaires qui y participaient.

CC.OO comme l’UGT ont construit leur légende épique avec l’aide de la bourgeoisie et de ses porte-paroles. Parmi les points marquants de cette légende, se trouve la fameuse grève générale du 14 décembre 1988. Au delà du fameux épisode de l’écran noir de la télévision à minuit, cette grève générale servit à endiguer la lutte ouvrière qui se renforçait alors par des affrontements directs avec la bourgeoisie et ses projets de désindustrialisation, par la voie de la protestation symbolique. L’intelligence du gouvernement socialiste qui retira son Plan d’Emploi Jeunes, donnant ainsi au syndicats l’apparence de la victoire, pour faire passer le contenu intégral de cette réforme dans des lois ultérieures, renforça cette illusion à propos d’une lutte entièrement démocratique et respectueuse des besoins généraux du pays. La grève du 29 décembre se range dans ce type de mobilisations avec lesquelles les CC.OO et l’UGT comme les partis de la gauche parlementaire et extraparlementaire ont éduqué le prolétariat à la résignation la plus absolue. Mais elle fut symptomatique de la faiblesse qui commence à affecter cette politique de contrôle, comme en témoigne le fait que pendant la grève comme par la suite les appels des syndicats et des organisations sociales de tout type ont eu un écho qui aurait été impensable auparavant. La tension sociale était simplement trop forte pour être suffoquée par un unique mouvement.

Le mouvement dit des «Indignés» fut la conséquence de cette faiblesse de l’opportunisme politique et syndical. Il consista en une réaction de la petite bourgeoisie face à la situation toujours plus difficile qu’elle connaissait. Pendant les années de prospérité économique avant la crise de 2007-2008 cette petite bourgeoisie avait souffert dans sa chair les conséquences des lois  de développement capitaliste: centralisation du capital, concentration de la propriété privée, augmentation des prix, etc., qui avaient délogé une partie de cette couche de sa niche sociale pour la plonger dans une situation toujours plus précaire. C’est uniquement le cycle de crédit à faible accompagnant les premiers pas de la croissance de la décennie 1996-2006, qui avait permis à une bonne partie de la petite bourgeoisie traditionnelle de ne pas perdre son niveau de vie.

Des mouvements de protestation antérieurs à la crise comme Logement digne, faisaient référence précisément à cette situation qui asphyxiait les nouvelles générations de la petite bourgeoisie coincées entre la précarité du travail (qui ne touche pas seulement la classe prolétarienne) et une brutale pression financière. Finalement l’éclatement non seulement de la bulle immobilière, mais aussi de la bulle de crédit sur laquelle ces couches intermédiaires avaient bâti une fragile stabilité, les plongea dans une situation désespérée.

Le mouvement des Indignés fut la confluence de cette frustration de la petite bourgeoisie, principalement des grandes villes, et de l’incapacité ouvertement manifestée par l’opportunisme politique et syndical à canaliser le malaise social qui croissait à pas de géants: il ne faudrait pas croire que cette incapacité résidait dans le fait que les prolétaires auraient rompu avec la politique interclassiste de l’opportunisme; en fait les organisations politiques et syndicales qui menaient cette politique n’avaient déjà que très peu de marges de manoeuvre pour concilier la défense des intérêts de classe de la bourgeoisie et le contrôle de la classe ouvrière. Dès le début le mouvement son orientation et son caractère politiques furent de nature petite-bourgeoise; il fut bien loin d’avoir un caractère de «révolte populaire» dans le style des mouvements de la place Tahrir, de Tunisie ou de Libye. Ses revendications fondamentales étaient caractéristiques de son orientation démocratique qui faisait de la réforme de l’Etat la garantie de la défense des intérêts du «peuple»: réforme de la loi électorale, loi sur la transparence, réforme du financement des partis, référendum sur les mesures de «sauvetage» de l’économie prises par le gouvernement, etc.; autrement dit une réforme politique qui en finirait avec la crise et ses conséquences. Illusions? Non, invariance historique de l’idéologie de la petite bourgeoisie  qui toujours et partout, voit dans l’Etat (libéré, bien sûr, de la mauvaise influence «des marchés») la planche de salut social.

Mais le Mouvement des Indignés donna le coup d’envoi à des mobilisations bien éloignées de son expression originelle sous forme de campement et de consensus. A peine deux mois après par exemple les marches à Madrid depuis les quartiers jusqu’au parlement, appelées par les «Assemblées des Travailleurs des quartiers et des cités», attirèrent des milliers de jeunes prolétaires de la périphérie ouvrière jusqu’au centre de la ville, inaugurant la technique des mobilisations massives qui eurent lieu au cours des quatre années qui suivirent. Celle-ci consistait en une forte mobilisation de différentes couches de la classe ouvrière (et lors des grèves générales d’une véritable démonstration de force de sa part) sous la direction d’un mouvement interclassiste structuré sur la base des revendications politiques de la petite bourgeoisie. Ainsi par exemple la lutte contre les agressions des travailleurs de la Santé ou de l’Education fut menée sous le drapeau de la défense du secteur public (au nom duquel on licenciait et baissait les traitements!). Les mobilisations des deux grèves générales suivantes se convertirent en grande partie en un cirque des Indignés fermant les magasins dans les artères commerciales tandis que la police et les patrons restaient maîtres des zones industrielles des périphéries urbaines. Si l’opportunisme classique, celui qui était représenté en Espagne par les organisations syndicales CC.OO et UGT, les staliniens de Izquierda Unida et leurs partisans, s’est essoufflé, le Mouvement des Indignés vint pour raviver la doctrine de la collaboration entre les classes, assumant en passant une version un peu plus violente qui allait de pair avec la tension existante, tout en partageant les mêmes principes de base.

Un nouvel opportunisme prit ainsi naissance sur les places; nouveau par les nouveaux individus qui le composaient, non parce qu’il aurait changé une virgule sur le plan politique ou théorique par rapport à l’ancien. Les jeunes professionnels, universitaires, militants des dits «mouvements sociaux» trouvèrent dans le Mouvement des Indignés l’occasion de s’intégrer dans une politique à grande échelle qui venait combler un vide laissé par les acteurs de la politique traditionnelle. Mais ce phénomène n’a lui-même rien de nouveau. Ni la révolution ni la contre-révolution ne concernent une seule génération. La guerre entre les classes antagonistes requiert de la bourgeoisie tous les efforts, toutes les ressources et toutes les personnes pour empêcher que le prolétariat ne reprenne sa lutte. Comme demain cette lutte aura besoin de tous les membres de la classe ouvrière pour mettre fin à l’enfer bourgeois qu’aujourd’hui les petits politiciens des municipalités et du Parlement veulent repeindre en rouge parce qu’ils ont gagné un siège.

La base historique plus récente de l’opportunisme, base sur laquelle il réalise sa fonction de lier la classe prolétarienne au char de la bourgeoisie, est la gestion des amortisseurs sociaux avec lesquels la bourgeoisie soulage les prolétaires dans les périodes de prospérité économique. L’usure de la politique opportuniste, de la domination des prolétaires par les organisations défendant la conciliation entre les classes, passe donc par l’usure des ces amortisseurs. Particulièrement aux époques où c’est précisément la bourgeoisie qui n’est pas disposée à collaborer, époques où elle doit par force restreindre ses concessions matérielles aux prolétaires, tant les syndicats que les partis de gauche et d’extrême gauche – chacun dans leur propre champ d’intervention, étroitement économique pour les uns, plus large et politique pour les autres – tendent à perdre rapidement le soutien à leur programme et à leur action de la part des travailleurs. Mais si leur capacité de manoeuvre parmi les prolétaires diminue, l’influence qu’exerce sur ceux-ci des décennies de la domination de leur politique, de longues années d’habitude de collaboration avec la bourgeoisie, etc;, ne disparaît pas automatiquement ni immédiatement. Le bouillon de culture de la relève générationnelle n’a donc pas disparu et de nouveaux paladins de la démocratie prennent dans les rues la relève de ceux qui accomplirent la «Transition» d’avec le Franquisme avec les mêmes consignes qui se résument en une seule: défense de la soumission démocratique du prolétariat à la bourgeoisie.

Les circonstances particulièrement dures pour le prolétariat engendrées par la crise donnèrent lieu à une série de revendications immédiates liées la défense de ses conditions d’existence tournant autour de la lutte contre les mesures gouvernementales. La bourgeoisie a sans aucun doute appris la leçon de ses batailles antérieures contre les prolétaires; elle sait parfaitement comment moduler ce type de mesures pour frapper isolément et à des moments différents les divers secteurs du prolétariat. La concurrence que dans le système capitaliste les prolétaires se font entre eux, jeunes contre vieux, autochtones contre immigrés, employés contre chômeurs, etc., prend alors une importance particulière au moment d’empêcher la solidarité entre les travailleurs des divers secteurs et avec les chômeurs. Pour pouvoir atténuer la réaction sociale devant ses exigences, qui sont celles de la valorisation du capital en crise, la bourgeoisie compte bien sûr sur l’enracinement que les principes démocratiques, défenseurs de la légalité bourgeoise à tout prix et adversaires de la lutte prolétarienne, ont acquis avec le mouvement des Indignés. Les nouveaux porte-voix de ces principes furent le visage public de la domination de l apolitique conciliatrice et anti-classiste qui s’imposa dans les mobilisations. Sa promesse était claire: la renouveau démocratique et de la défense de l’Etat bourgeois face à la bourgeoisie elle-même feraient disparaître les maux dont souffre le prolétariat.

Mais de la même façon que la perte de capacité de réaction des centrales syndicales collaborationnistes et des partis de l’opportunisme classique les menait dans une impasse qui les empêchait de canaliser le mécontentement existant, la faiblesse matérielle du Mouvement des Indignés et de ses dérivés l’empêchait à moyen terme de contrôler la rue. Si l’on observe l’évolution des mobilisations en Espagne durant la période que nous considérons, on peut constater une tendance croissante à la participation des prolétaires ainsi qu’à un abandon des principes originaux du mouvement. La participation massive aux grèves générales (pas seulement aux manifestations, mais, de façon très significative, aux piquets nocturnes dans les quartiers et cités ouvrières), l’accueil à Madrid de la «Marche des Mineurs» en juillet 2012, moins par ses revendications elles-mêmes que le courage avec lequel les mineurs s’affrontèrent à la police, la solidarité rencontrée en tant d’endroits par le conflit des habitants de Gamonal, les divers conflits du travail soutenus par des manifestations de rue., etc., jusqu’aux «Marches de la dignité» de 2014. Pendant tout ce temps les prolétaires ne rompirent pas avec la direction interclassiste qui organisait et maintenait les manifestations. Sa force était trop grande pour une classe ouvrière complètement privée de l’expérience de la lutte de classe passée et encore fortement affectée par l’illusion qu’il était possible de vaincre sans lutter ouvertement.

Mais précisément dans cette période le changement progressif de ton des mobilisations indiquaient qu’une certaine expérience s’accumulait au fil des années, que les freins qui entravaient le prolétariat depuis 2010 pouvaient se relâcher à mesure que la situation se détériorait  et que les chants de sirène démocratique n’arrivaient pas à bon port. Finalement en mars 2014 les «Marches de la dignité» firent descendre dans la rue plusieurs centaines de milliers de prolétaires madrilènes à l’appel non des syndicats traditionnels, ni mêmes des Indignés, mais d’une myriade de groupes d’extrême gauche qui n’avaient jamais pu rassembler plus d’une centaine de personnes dans une ville comme Madrid. En marge de la violence avec laquelle les manifestants répondirent aux agressions policières, provoquant la démoralisation des forces anti-émeutes (et qui indigna beaucoup plus les fabricants professionnels de l’opinion publique que  toutes les attaques policières prises ensemble contre des manifestants pacifiques), le 22 mars signifia que le prolétariat pouvait répondre spontanément à tout appel qui touchait la fibre sensible de la colère accumulée et que donc il pouvait prendre n’importe quelle direction et pas seulement celle que le folklore des mouvements de place ou des directions syndicales avait tracée.

C’est à partir de ce 22 mars que commence l’histoire officielle de Podemos.

 

Du 22 mars aux «municipalités du changement» et à la frustration électorale

 

Quelque temps après son apparition comme leader de Podemos, Pablo Iglesias expliqua à des revues voulant connaître de prés le «phénomène Podemos» comment l’augmentation de ses apparitions télévisées, en commençant par des chaînes de droite, et sa présence y compris dans la presse du coeur, faisaient partie d’une stratégie pour rendre visible son parti. Cela fait partie des rares choses sur laquelle il ne se trompe pas, quoiqu’il intervertisse les termes de la question. On sait qu’Iglesias qui n’était jusque là que le présentateur d’un programme de télévision «alternatif» sur une chaîne de faible audience, fut appelé par les directeurs de Intereconomia pour expliquer en tant que «leader de gauche» pour quoi apparaissait dans l’idylle des Indignés aux méthodes pacifistes, des groupes de jeunes qui sous le mot d’ordre «Assiéger le Parlement» s’affrontaient violemment avec la police. De là à être coopté par les principales chaînes de gauche, il ne se passa que quelques mois. Et après le 22 mars et les «Marches de la dignité», tous les moyens de communication fournirent une plate-forme à Podemos.

On pourrait considérer cela comme anecdotique si à partir de là toutes les manifestations, mobilisations, etc. disparurent de la scène. Podemos qui n’était pas encore un parti, qui n’avait pas la moindre réseau organisatif, mais qui jouissait  du soutien de tous les moyens de communication réussit à gagner 5 sièges aux élections européennes de 2014. L’écho médiatique fut assourdissant, le très officiel Institut National de la Statistique donna Podemos vainqueur d’hypothétiques élections générales, allant jusqu’à dire que c’était le parti qui avait le plus progressé en un an... Pendant ce temps les dirigeants de CC.OO et UGT se pressaient d’arriver à une ridicule signature de la paix sociale avec la gouvernement et tous les appels classiques à mobilisation des années précédentes disparaissaient prudemment. Pedro Iglesias a bien raison de dire que sa célébrité et ses succès électoraux ultérieurs ont été le résultat d’une stratégie; mais il ne s’agissait pas de sa stratégie...

Pour le marxisme il n’y a aucune difficulté à expliquer le montée de Podemos. Les partis ne se créent pas, ils se dirigent, et la bourgeoisie a trouvé des dirigeants qui, pour un certain temps, lui conviennent. Podemos a pu se présenter aux élections européennes appuyé uniquement par les chaînes de télé liées au PSOE sans avoir constitué le moindre noyau d’organisation pour mener campagne, parce qu’il représentait un programme clair et non équivoque que les moyens de communication comme les diverses forces politiques étaient prêts à soutenir: la canalisation de la tension sociale par la voie démocratique, électorale et institutionnelle. Ce programme, fondement du parti, apparaissait clairement comme la seule alternative à un moment où cette tension sociale semblait s’approcher d’un niveau où elle deviendrait difficile à contenir: Podemos faisait disparaître les éventualités les plus risquées. C’est pour cette raison qu’une tentative qui initialement ne paraissait pas devoir rencontrer plus de succès que toutes celles qui l’avaient précédée put se constituer solidement sur la base d’es points suivants: reconversion de toutes les mobilisations sociales en effort parlementaire, renforcement de la confiance dans l’Etat bourgeois, renouveau de l’illusion démocratique comme seule alternative à la dégradation des conditions de vie du prolétariat. Evidemment avec une condition sine qua non: plus de manifestations dans les rues, condition qui, bien entendu, fut remplie.

Un an plus tard, sans que Podemos ait expliqué ce qu’il avait obtenu par ses députés au parlement européen et sans qu’il ne dise un seul mot sur les mesures tangibles qui auraient résulté de leur élection, apparurent les «candidatures du changement». Il s’agissait de regroupements des forces locales de Podemos avec divers groupes de l’extrême gauche extraparlementaire et parfois Izquierda Unida, pour les élections municipales de 2015. Dans les grandes villes, les plus touchées par la crise, ces  listes recueillirent un nombre considérable de suffrages. A Madrid, Barcelone, dans quelques villes de Galice, à Saragosse et Cadix, elles gagnèrent les municipalités. Dans d’autres grandes villes elles soutinrent l’investiture de candidats du PSOE. Il est significatif que là où elles gouvernent, les candidatures liée à Podemos le font grâce au soutien du PSOE, parti qui porte la responsabilité des attaques les plus brutales contre la classe ouvrière des quarante dernières années, sans parler de certains cas importants de corruption ou du terrorisme para-étatique des GAL.

Un an après quel est le bilan de ces candidatures?

La mairesse de Madrid, Manuela Carmena, avait déjà laissé entendre ce qu’on devait attendre de son élection lorsqu’elle a déclaré qu’elle n’ait pas à proprement parler un programme électoral, mais un ensemble de «suggestions»; et qu’en conséquence les promesses avec lesquelles elle ait remporté les élections à propos de la lutte contre le chômage, de la fin des expulsions des logements, de la création d’une banque publique, etc. étaient simplement de bonnes intentions dont on ne devait pas attendre beaucoup. Et à Madrid il continue à y avoir des expulsions, le chômage n’a pas disparu, la banque publique n’a pas vu le jour...

C’est que le véritable programme de toutes les candidatures n’était pas écrit noir sur blanc, le véritable programme étant de regrouper les prolétaires sur le seul terrain de l’illusion démocratique et de la participation électorale, leur faire abandonner la moindre aspiration à la lutte de classe pour se tourner vers la médiation institutionnelle. Les exagérations de son programme électoral ne s’expliquent pas autrement. Il est évident qu’une municipalité ne peut pas remplir les promesses qui avaient été faites, elle ne peut pas créer une banque ou s’oppose aux décisions légales d’expulsion; légalement elle ne peut faire rien d’autre que gérer la croissance urbaine, le trafic et mettre en route quelques petites mesures sociales qui relèvent plus de la charité que de toute espèce de solution des «problèmes sociaux; mais il ne s’agissait pas de ce qu’une municipalité pouvait faire, mais de ce que les prolétaires devaient faire: faire confiance aux institutions de l’Etat bourgeois, se limiter à la lutte exclusivement démocratique, etc.

Une fois accomplie sa tâche de tranquilliser la rue, la municipalité de Madrid a pu se consacrer aux tâches propres de cette institution. Sous le mandat de Manuela Carmen, mis à part les singularités de la mémoire historique et les démêlés avec quelques investisseurs internationaux, la bourgeoisie a continué à faire ses affaires. La promesse de la «remunicipalisation des services publics» est resté lettre morte  et le capital privé continue à tirer de juteux bénéfices des services de nettoyage et de la gestion des locaux publics à mesure que se dégrade le service dans les quartiers ouvriers et que les employés connaissent une augmentation de l’exploitation et de la répression patronale. En outre les grands projets d’investissement continuent comme le plan Chamartin qui prévoit d’agrandir la zone nord de la ville en construction des dizaines de nouveaux édifices alors que Madrid connaît de graves problèmes de logement, seule sa partie la plus sauvage ayant été réduite. De nouveaux contrats sont signés avec les constructeurs comme le Complexe de Canalejas, cession de Ahora Madrid au groupe Villar Mir qui investira 500 millions d’euros. Ou la future «réhabilitation» des zones défavorisées, qui sans aucun doute laissera de confortables bénéfices aux adjudicataires avec les 16 millions d’investissement biannuels promis.

A Barcelone, une ville où historiquement la lutte de classe prolétarienne a toujours causé plus de problème à la bourgeoisie, la liste Barcelona En Comù menée par Ada Colau inaugura son mandat en aidant l’entreprise Telefonica à liquider la grève de ses employés. Après avoir promis lors de la campagne électorale qu’elle ne renouvellerait pas le contrat de la ville avec la multinationale si celle-ci ne cédait pas aux revendications des travailleurs, une fois installée dans le siège du maire elle fit tous ses efforts avec l’aide de la police anti-émeute pour que les travailleurs arrêtent l’occupation du siège du Barcelona Mobile World Congress. Par la suite elle s’est affrontée aux travailleurs du métro comme à ceux des autobus en lutte pour des augmentations de salaire. Evidemment, comme à Madrid, à côté de ces conflits où elle a assumé le rôle de «défense des intérêts de la ville» (lire: de la bourgeoisie), la nouvelle municipalité a continué l’oeuvre de ses prédécesseurs pour transformer la ville en un paradis pour le tourisme de luxe alors que se dégradent les conditions de vie des habitants.

On pourrait citer des exemples similaires dans d’autres villes dirigées par Podemos, comme à Cadix où le maire presse le gouvernement d’investir dans l’industrie militaire locale qui vend des navires de guerre à des pays aussi démocratiques que l’Arabie Saoudite. Et aussi significatifs que ces faits sont les justifications qui en sont données. Les partis de l’opportunisme classique, staliniens et sociaux-démocrates, justifient devant les prolétaires la renonciation à la lutte qu’ils leur imposent à travers les illusions parlementaires et institutionnelles par une supposée tactique gradualiste, qui partirait de petites réformes locales pour petit à petit, sans effrayer la bourgeoisie, arriverait à la conquête du pouvoir Les nouveaux «partis du changement» ne justifient rien ou presque devant une base sociale composée essentiellement de cadres de la petite bourgeoisie professionnelle plus intéressés par la gestion technique que par un quelconque objectif politique: leur complète dépendance des partis traditionnels qu’il y a seulement quelques mois ils condamnaient comme étant une «caste» et qui leur ont donné dans le jeu parlementaire le bâton de commandement, montre à qui ils rendent des comptes, qui ils servent, et, en définitive, pour qui ils travaillent.

Après les élections municipales et divers scrutins régionaux, l’heure de Podemos sonna définitivement lors des élections générales de décembre 2015 et de leur corollaire de juin 2016. Le fait qu’il ait obtenu les mêmes résultats lors des deux élections, en dépit du fait qu’entre les deux il ait voulu dépasser le PSOE, lit définitivement Podemos à l’opposition. En Espagne comme dans la plupart des pays de capitalisme développé, le bipartisme parlementaire est  le mécanisme qui permet le mieux à la bourgeoisie d’exercer son gouvernement démocratique sur le prolétariat, orientant et concentrant les forces en deux courants qui garantissent la stabilité étatique en marge des variations électorales. Tout cela dans le cadre d’une progressive et irréversible soumission des pouvoirs législatif et judiciaire au pouvoir exécutif, ce qui demande précisément la continuité que seul le système bipartisan garantit.

Podemos comme son cousin germain Ciudadanos jouent le rôle de partis-béquille appelés à renforcer ce système, constituant  dans l’arène parlementaire une extension des deux grands partis politiques nationaux. Les résultats électoraux ont démontré que ces deux formations n’ont aucune autonomie, et qu’ils ne peuvent qu’appuyer le gouvernement du moment.

En dehors de cet appui, le rôle que Podemos exercera vraisemblablement comme «opposition parlementaire» est extrêmement limité du simple fait que dans les démocraties blindées caractéristiques des pays développés, l’opposition parlementaire n’existe pas, n’a aucun rôle, sauf quand le parti au pouvoir tombe sous propre poids et se réactive pour la fois suivante. En fait la voie parlementaire que propose Podemos est marquée en Espagne par l’existence d’un accord initial, le Pacte de la Moncloa, qui en détermine la portée maximale. Ce pacte a constitué le programme sur lequel à la mort de Franco se constitua le parti unique de la bourgeoisie: soumission du prolétariat aux exigences du capitalisme espagnol et répression de toute tentative de rompre ce cadre. La règle de base du parlement, dont la création a été postérieure au pacte est le respect de celui-ci.. Podemos dialogue avec le PSOE en prétendant l’attirer «à gauche». Il ment consciemment ou non: à aucun moment il n’a été question de rupture avec le pacte de la Moncloa. Podemos dit vouloir amener la «société civile» au parlement. Il ment: jamais aucun des articles de ce pacte qui ont frappé durement la réalité prolétarienne qui est cachée derrière l’expression trompeuse «société civile».

 Podemos dit la vérité seulement quand il parle de revenir au pacte social de la Transition: misère et répression pour les prolétaires, cela oui, il peut le garantir, sinon comme «parti de gouvernement», certainement comme parti de la «coalition gouvernemental» ou de «soutien au gouvernement».

Les quatre années qui viennent verront la disparition de Podemos comme structure originale sur les bases actuelles. Avant même d’entrer au parlement national, il a remplis son rôle, qui est  de consolider la force de celui-ci et le système démocratique et électoral qui en est le pilier. Mais ce sera précisément la force du système parlementaire qui transformera Podemos en un parti semblable à tous les autres.

 

*      *      *

 

Il existe une invariance de l’opportunisme petit-bourgeois qui réside dans une fonction qu’il doit toujours accomplir: lier le prolétariat aux intérêts de classe de la bourgeoisie par l’acceptation du système démocratique. Toute la prétendue nouveauté de Podemos peut se ramener à ce fait constant qui aura moins d’intensité dans les prochaines années, et que Syriza en Grèce a développé avec une minutie exemplaire. Les futures convulsions sociales qui peuvent sembler aujourd’hui bien lointaines, mais qui sont inévitables, même si la bourgeoisie et ses partis promettent des réformes «de fond» qui permettraient de les éviter, pousseront le prolétariat à la lutte. Dans cette lutte il devra compter sur l’expérience de ces dernières années comme sur celle de la mystification parlementaire qui commence à se révéler clairement; il trouvera face à lui comme adversaire déclaré  le nouvel opportunisme de Podemos et des comparses qui, s’il ne réussit pas à détourner à nouveau la tension sociale dans les voies démocratiques, utilisera tous les moyens pour combattre ouvertement le prolétariat y compris en adoptant des positions ouvertement de droite.

En fin de compte c’est pour ça qu’on a ouvert les portes des télévisions à Pablo Iglesias.

 


 

(1) La Faculté de Sciences Politiques de l’Université Compiutense de Madrid, à Somosaguas, est présentée comme le germe de Podemos; quelques uns de ses professeurs les plus prestigieux en ont été les théoriciens.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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