Le Brésil entre crise économique, rivalités politiques et lutte des classes

(«le prolétaire»; N° 525; Juillet-Août-Septembre 2017)

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Peuplé de plus de 200 millions d’habitants, le Brésil, géant d’Amérique Latine dont la superficie est deux fois plus grande que celle de l’Union européenne, s’était hissé, d’après les chiffres du PIB (Produit Intérieur Brut) au 6e rang mondial des pays les plus riches. Il y a quelques années, il avait été inclus dans les BRICS, cette catégorie journalistique censée regrouper les pays «émergents» les plus dynamiques, ceux qui étaient irrésistiblement voués à jouer tôt ou tard les premiers violons de l’économie capitaliste mondiale et qui, en attendant, en étaient les moteurs: Brésil, Russie, Inde, Chine (auxquels fut rajoutée ensuite l’Afrique du Sud). Mais la crise économique mondiale de 2008 a bien rebattu les cartes; plus personne ne parle plus des BRICS, et aujourd’hui le Brésil, rétrogradé au 8e rang mondial, est dans sa troisième année de récession – la plus longue et la plus profonde depuis des décennies, voire depuis les années trente du siècle dernier. De 2014, date du début de cette crise au commencement de cette année, le PIB a reculé de plus de 7%, le déficit budgétaire a explosé, le taux officiel de chômage a atteint un record historique de plus de 13% ce qui correspond à 14 millions de chômeurs – ce taux officiel ne décrivant qu’une partie de la réalité, le chômage réel (y compris le sous-emploi) est bien plus important.

Depuis une quinzaine d’années, le Brésil a été dirigé par des gouvernements issus du PT (Parti des Travailleurs), le principal parti de gauche dont le leader charismatique est l’ancien syndicaliste Lula. Rassemblant responsables syndicaux, chrétiens de gauche, courants opportunistes d’«extrême» gauche (trotskystes et autres), etc., le PT est né il y a une trentaine d’années quand s’achevait la dictature militaire comme le parti de collaboration de classe dont avait besoin la démocratie de la «nouvelle république» pour contrôler la forte combativité ouvrière (1).

Après avoir régulièrement accru ses succès électoraux (remportant notamment les élections municipales dans de grandes villes et des élections régionales), le PT finit en 2002 par remporter l’élection présidentielle. Pour se faire élire, Lula avait dû convaincre la bourgeoisie qu’il avait vraiment la stature d’un «homme d’Etat» - c’est-à-dire de quelqu’un capable de comprendre et défendre de façon responsable les intérêts capitalistes, et pas seulement celle d’un démagogue doué pour duper les travailleurs, et qu’il allait se situer dans la continuité des gouvernements précédents. Dès son arrivée au pouvoir Lula, allié à des partis bourgeois, prit des mesures allant dans le sens demandé par les milieux capitalistes et saluées par le FMI: augmentation de l’âge de la retraite des fonctionnaires de 55 à 60 ans, flexibilisation du marché du travail, indépendance de la Banque centrale, paiement rubis sur l’ongle de la dette (que le PT affirmait autrefois vouloir répudier ou au moins renégocier), abandon de la réforme agraire au profit du développement de l’agro-businness, etc.

La présidence de Lula correspondit au boom du prix des matières premières sur le marché mondial; il entraîna une forte croissance économique du Brésil qui en est un grand exportateur. Cela permit au gouvernement de financer des mesures sociales; entre autres, en 2005, la Bolsa familia, une allocation d’Etat de 30 à 40 euros par mois attribuée aux familles les plus pauvres (plus de 20 millions de personnes en bénéficient). Ces mesures n’étaient en réalité que les miettes du boom économique connu alors par le Brésil (la croissance économique atteignit les 4% par an au cours de ces années) dont le principal bénéficiaire fut évidemment la bourgeoisie; mais elles expliquent la popularité dont a longtemps joui et dont jouit encore en partie le PT parmi certaines couches prolétariennes, en dépit de sa politique pro-capitaliste.

En 2006 Lula fut confortablement réélu, malgré différents scandales de corruption impliquant des élus et dirigeants du PT dont le principal fut celui du mensalao (la «mensualité» distribuée aux députés!): le gouvernement achetait les voix des parlementaires par centaines pour faire passer ses lois. Pour former son gouvernement Lula passa une alliance avec le parti bourgeois centriste PMBD à qui il confia des ministères importants.

La crise économique internationale de 2008-2009 fut ressentie également au Brésil où elle fut la plus importante depuis 1990, surtout marquée au niveau de la production industrielle (-7,4% en 2009). Mais la récession ne dura pas: dès 2010 l’économie du pays enregistrait une hausse du PIB de 7,5%! (cette flambée de croissance économique retomba l’année suivante).

 Comme la constitution brésilienne interdit plus de 2 mandats présidentiels successifs, c’est Dilma Roussef, dauphine de Lula, qui se présenta et devint présidente en 2011. Les mesures anti-sociales du gouvernement Roussef, conjuguées au ralentissement économique, provoquèrent de grandes manifestations de rue en juin 2013 contre la hausse du prix des transports; les manifestants contestaient aussi les dépenses somptuaires pour la coupe du monde de football (au pays où le football est roi) alors que le financement du système de santé ou de l’éducation est déficient. La nature politique petite-bourgeoise de ce mouvement interclassiste se voyait dans l’interdiction de fait des drapeaux rouges et de tout ce qui évoquait des orientations de gauche. Après avoir obtenu une baisse du tarif des transports à Sao Paulo, Rio de Janeiro et dans d’autres grandes villes, le mouvement retomba, au moment même où des mouvements de grève commençaient à apparaître.

En octobre 2014, alors que l’opération judiciaire dite Lava Jato (lavage express) (2), commençait à révéler l’étendue de la corruption des politiciens de la coalition gouvernementale (PT, PMBD), et que le Brésil replongeait dans la crise économique, Roussef était péniblement réélue. Pendant la campagne électorale elle avait multiplié les promesses de gauche (bien qu’elle ait choisi comme vice-président Michel Temer, le leader du PMBD; mais dès les premiers jours de son nouveau mandat, arguant de la crise économique et sous la pression des milieux capitalistes les plus puissants, elle se lança dans une politique d’austérité qu’elle n’avait cessé de dénoncer tout au long de sa campagne!

Cette politique de rigueur, sans réussir à rétablir les équilibres budgétaires et à faire diminuer l’inflation, a sans aucun doute été un facteur aggravant de la récession. En 2015, le PIB chutait ainsi de 3,8%, la production industrielle de 8,3%, les exportations diminuaient de 15% et les importations de 25%; l’inflation atteignait les 10% de même que le déficit du budget, alors que le taux de chômage officiel passait de 4,84% à 8,5%. C’est sur ce fond de cette crise économique croissante que le gigantesque scandale de corruption autour de la société pétrolière Petrobras (3) mis à jour par Lava Jato prenait toute son ampleur, montrant que tout le système politique brésilien était touché. Dans une situation où le gouvernement se montrait incapable de faire face aux difficultés économiques, la crise se transforma inévitablement en crise politique. Déconsidérée auprès des travailleurs, confrontée aux manifestations massives (4) des couches petites bourgeoises touchées de plein fouet par la crise, paralysée par les rivalités politiques attisées par les scandales, la présidence de Roussef devenait un fardeau de plus en plus gênant pour le capitalisme brésilien. Un processus de destitution de la présidente fut donc lancé au parlement; après une longue procédure il aboutit finalement en mai 2016 (entre-temps Lula était entré au gouvernement pour obtenir une immunité face aux accusations de corruption lancées contre lui), et Dilma Roussef fut remplacée par son vice-président Michel Temer.

Le gouvernement du nouveau président élabora toute une série de mesures d’austérité renforcée afin de redresser les finances (augmentation de taxes, diminution des dépenses sociales, amendement constitutionnel pour geler pendant 20 ans les dépenses publiques, etc.), en même temps que l’ouverture de lignes de crédit aux entreprises, tout en promettant des mesures institutionnelles pour mettre fin à la corruption. Les réformes Temer devaient permettre de mettre fin rapidement à la crise et de rétablir la compétitivité et la profitabilité du capitalisme brésilien. Mais en 2016 l’économie brésilienne continua à fortement reculer sur presque tous les plans (PIB: -3,6%, production industrielle: -6,5%, déficit budgétaire: -9%, exportations: -3%, importations: -19,8%, chômage: 12%), à l’exception de l’inflation qui diminuait à 6% (en raison de la difficulté à vendre les marchandises). Cependant à la mi 2017 ce recul semblait arrêté: le gouvernement annonça triomphalement un taux annualisé de «croissance» légèrement supérieur à 0%....

Ce sont les prolétaires et en général la population laborieuse qui étaient visés par la politique gouvernementale, ce sont eux qui sont clairement destinés à payer les frais du rétablissement du capitalisme brésilien. En période de crise le capitalisme juge toujours insoutenables les dépenses sociales en matière de santé, d’éducation, de retraites et autres, et intolérables les mesures de «protection» des travailleurs et bon nombre d’amortisseurs sociaux antérieurement mises en place pour acheter ou consolider la paix sociale.

 

Riposte de classe ou manoeuvres pré-èlectorales?

 

 L’attaque contre le régime des retraites (augmentation de l’âge légal de la retraite à 65 ans pour les hommes, 62 pour les femmes, nécessité de 49 ans de cotisations avant de partir à la retraite, etc.) était la mesure la plus importante pour la bourgeoisie (5); c’est donc aussi celle qui a suscité le plus de réactions, avec la réforme du code du travail pour «flexibiliser» le travail, c’est-à-dire pour plier davantage les prolétaires aux exigences capitalistes. A la mi-mars d’importantes manifestations de protestation avaient déjà eu lieu dans les grandes villes à l’appel des syndicats contre ces réformes. Mais c’est à la fin avril que les protestations ont connu leur maximum avec le succès de la grève générale du 28, appelée par tous les syndicats, y compris les centrales «pelegas» (les syndicats jaunes liés à la droite), les partis de gauche (dont le PT) et nombre d’organisations, y compris religieuses.

Cette unanimité était liée au large mécontentement parmi les prolétaires et les masses suscité par les «réformes» de Temer; mais elle s’expliquait aussi par certaines mesures qui frappent directement les appareils syndicaux comme la suppression du paiement obligatoire des cotisations syndicales. A la suite de cette grève, une grande marche fut organisée à Brasilia le 24 mai à laquelle les autorités répondirent en faisant appel à l’armée (qui tira à balles réelles, faisant des dizaines de blessés) pour maintenir l’ordre; puis une nouvelle grève générale fut appelée le 30 juin.

Mais celle-ci n’a été en définitive qu’une journée de manifestations, les grèves n’ayant été suivies pratiquement que dans l’enseignement et les banques. En fait les grandes centrales syndicales n’ont pas appelé à la grève ou ont peu mobilisé. C’est le cas de la CUT (Centrale Unique des Travailleurs), la plus importante confédération syndicale brésilienne, constituée il y a une trentaine d’années sur la lancée des luttes syndicales sous la dictature. Depuis la CUT a démontré son efficacité dans la collaboration de classe, et elle représente le principal point d’appui du PT.

A la tête du mouvement d’opposition actuel aux réformes Temer, la CUT cherche essentiellement à éviter que cette opposition se transforme en véritable lutte de classe, raison pour laquelle elle a dans les faits saboté la grève générale du 30 juin qu’elle avait été contrainte de convoquer. Elle préfère évidemment détourner le mécontentement dans un mouvement à visée électoraliste, autrement dit l’orienter vers l’impasse du système politique bourgeois. Derrière les slogans Fora Temer! (dehors Temer!), Diretas já! (élections directes immédiates!) ou la dénonciation de la destitution de Roussef comme étant un coup d’Etat contre la Constitution, la CUT et le PT, préparent en fait les élections présidentielles de l’année prochaine. Lula, récemment condamné à 9 ans de prison pour corruption, mais qui a fait appel de cette condamnation, est déjà parti en campagne et les sondages le créditent d’un score élevé (son élection lui assurerait en outre l’immunité!).

En jouant habilement les pompiers sociaux au moment où le gouvernement Temer, affaibli par les révélations sur la corruption de ce dernier (6) et battant tous les records d’impopularité (7), n’a pas toujours pas réussi à faire passer dans un parlement divisé son attaque contre les retraites, la CUT rend un fier service non seulement à l’ordre bourgeois en général, mais au gouvernement lui-même: elle le protéège en pratique de la colère prolétarienne. La CUT est aidée dans sa besogne anti-prolétarienne par les organisations qui se prétendent «révolutionnaires» ou «socialistes»; nous ne parlons pas des néo-staliniens nationalistes du PC do B (Parti Communiste du Brésil) qui faisaient partie de la coalition gouvernementale, mais du PSOL (Parti Socialisme et Liberté, scission du PT, regroupement hétérogène de divers courants réformistes, notamment trotskystes), principal parti à gauche du PT, qui ne va pas au-delà de la revendication d’élections directes pour éjecter Teme; ou du PSTU (Parti Socialiste des Travailleurs Unifié, parti trotskyste affilié à la LIT-QI) qui préconise une «solution ouvrière et socialiste pour le Brésil» tout en mêlant la lutte contre les attaques anti-prolétariennes du gouvernement à la défense de la «souveraineté nationale» (8) - revendication bourgeoise s’il en est! Il parle d’un «gouvernement socialiste des travailleurs», mais sans jamais dire qu’un tel gouvernement ne peut naître que de la révolution...

La lutte anti-corruption a été indéniablement utilisée par des forces bourgeoises dans le cadre des rivalités qui déchirent la classe dominante (le gouvernement Temer tente actuellement d’arrêter cette lutte) (9); mais le prolétariat trouve et trouvera contre lui une bourgeoisie unie pour accroître son exploitation et accentuer la répression; il trouve et trouvera aussi contre lui les faux partis ouvriers et les centrales syndicales collaborationnistes. Le proche avenir verra un redoublement des attaques; pour y résister il lui faudra retrouver, contre tous les faux amis, la voie de la lutte de classe, la voie de la reconstitution de ses organisations de défense immédiates classistes, mais aussi de la reconstitution de son parti de classe. Tâche difficile mais indispensable pour pouvoir demain passer à la contre-attaque contre le capitalisme, pour pouvoir donner une réalité aux slogans anti-réformistes et anti-électoralistes:

Fora Capitalismo!, Revolução já!

Dehors le capitalisme, la révolution maintenant!

10/9/2017

 


 

(1) cf «A função do PT», Proletario n°1 (mai 1982), consultable sur notre site.

(2) Partie d’une enquête sur du blanchiment d’argent, l’affaire a révélé un vaste réseau de pots de vin impliquant de grands groupes du BTP et la société Pretrobras. En juin 2015 l’enquête s’étendait au groupe de BTP Odebrecht, dont le patron sera condamné à 19 ans de prison. Les aveux des cadres de la société vont toucher tout l’horizon politique brésilien (y compris Lula) et s’étendre à l’étranger: Venezuela, mais aussi France où une enquête est officiellement ouverte en octobre 2016 pour des faits de corruption lors de la vente de sous-marins au Brésil. Mais cette enquête française est surtout remarquable pour sa discrétion...

(3) Petrobras est une entreprise pétrolière d’Etat qui fait partie des plus grandes compagnies mondiales du secteur. Comme toutes les entreprises de ce type elle fait office de vache à lait pour toute une série de parasites, politiciens, grandes ou petites entreprises, etc.        

(4) Dès mars 2015 près de deux millions de personnes manifestaient contre la corruption et demandaient la démission de Roussef. Une année plus tard, en mars 2016, ils étaient plus de trois millions pour réclamer sa destitution. L’indécente corruption des élites indigne avec raison les prolétaires et les petits bourgeois; mais la corruption est fille légitime du capitalisme, ce système où tout s’achète et tout se vend, et elle se retrouve dans tous les pays: un capitalisme propre et intègre est un rêve pieux. Cependant dans certains pays, la corruption atteint de tels niveaux qu’elle porte atteinte au fonctionnement harmonieux du capitalisme en augmentant démesurément ses coûts de fonctionnement. C’est ce qui explique le besoin des capitalistes, non d’éradiquer la corruption, mais au moins de la limiter.

(5) Selon la Banque Mondiale, les pensions représenteraient presqu’un tiers des dépenses publiques du Brésil. Pour un capitalisme en difficulté, tailler dans ces dépenses est donc, selon les mots de la Banque Mondiale: «nécessaire et urgent». Cf. World Bank Staff Note, 13/4/2017.

(6) Les médias du groupe Globo (le principal groupe de média brésilien) ont révélé au mois de mai que l’enquête sur des faits de corruption touchant la société JBS (géant de l’agroalimentaire, la plus grande entreprise mondiale de transformation de la viande), mettait en cause Temer. La société achetait des fonctionnaires pour faciliter la production de viande avariée; son patron a reconnu avoir payé près de 2000 politiciens.

(7) Selon les sondages, Temer ne recueille que 5% d’opinions favorables, alors que plus de 80% de sondés sont favorables à sa mise en jugement.

(8) Editorial de Opinião Socialista nº 542 (6/9/17).

(9) Début août le parlement a rejeté la destitution de Temer; en juin son gouvernement avait décidé la suppression du groupe de juges anti-corruption dit «Lava Jato». Ce répit gagné par Temer devrait lui permettre de se consacrer au passage de ses réformes.

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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