Allemagne 1918-1919: le tragique retard du parti

(«le prolétaire»; N° 531; Décembre 2018 - Janvier 2019)

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En novembre dernier la bourgeoisie a fêté bruyamment le centième anniversaire de la fin de la première guerre mondiale avec son hypocrisie habituelle. A Lyon par exemple, les cérémonies étaient intitulées: «Ensemble pour la paix» (quand les bourgeois veulent duper les prolétaires, ils mettent le mot ensemble). Et il était indiqué que ce serait, à travers une cérémonie militaire, des chorales d’enfants et des lâchers de colombes, «l’occasion d’offrir (... ) un temps d’hommage et de recueillement, empreint de poésie et d’émotion». Canailles!  Nous n’entendons pas célébrer la fin de la boucherie qui ne signait pas le début d’une paix durable mais préparait la suivante, d’autant plus ensemble avec les bourgeois et les hommes de main de l’impérialisme français! Les révolutionnaires prolétariens de l’époque ont combattu cette paix impérialiste qui se concrétisait dans un nouveau partage du monde. Nous voulons ici d’abord rappeler aux prolétaires la terrible leçon: comment leurs frères de classe d’outre-Rhin se sont alors lancés à l’assaut de leur bourgeoisie et comment leur lutte a été trahie et écrasée dans le sang par les ancêtres des socialistes qui sont encore aujourd’hui au pouvoir en Allemagne et qui aspirent à y revenir un jour en France, sous ce nom ou sous un autre.

A cet effet nous commençons par republier ci-dessous un extrait d’un article du Prolétaire d’il y a 10 ans (1).

 

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En novembre 1918, les prolétaires et les révolutionnaires du monde ont les yeux tournés vers l’Allemagne: la révolution allemande: la révolution allemande, espérée depuis si longtemps par les marxistes, attendue impatiemment par les bolcheviks semble commencer.

Au mois d’octobre un nouveau gouvernement avait été formé avec pour la première fois des représentants du Parti Social-Démocrate (une minorité, plus à gauche, s’était déjà constituée en Parti Socialiste Indépendant, expressément pour empêcher la constitution d’un véritable parti prolétarien révolutionnaire); alors que la défaite militaire est consommée et face à une effervescence sociale croissante il s’agit de préserver l’ordre établi en donnant aux prolétaires l’impression que «la paix et les réformes démocratiques» sont l’objectif de ce gouvernement de coalition qui va réaliser une «révolution pacifique», selon les déclarations des sociaux-démocrates. Mais cela est bien incapable d’empêcher le mouvement des masses. Les 2 et 3 novembre les marins de la flotte de guerre se mutinent à Kiel à l’annonce que les navires vont appareiller - probablement pour se livrer à un baroud d’honneur contre la flotte anglaise. Ils s’emparent des navires de combat et menacent de tirer sur les bâtiments officiels si leurs camarades ne sont pas libérés.

En quelques jours un gigantesque mouvement spontané de révolte déferle sur l’Allemagne. Dans tout le pays se forment des Conseils de soldats et d’ouvriers, face auxquels les autorités civiles et militaires sont impuissantes.

Mais derrière cette flambée révolutionnaire, il y a une énorme confusion, une absence complète de perspective et d’organisation. Ainsi les marins insurgés de Kiel qui ont fusillé leurs officiers et hissé le drapeau rouge sur les bateaux de guerre acclament le social-démocrate Noske envoyé en toute urgence par le gouvernement pour contenir la révolte. Pire, ils le laissent s’imposer à la tête du comité de soldats et comme commandant de la place militaire. Ce fait est doublement symbolique.

Il montre d’abord le rôle que le Parti Social-Démocrate, les «majoritaires» du SPD, va jouer dans les mois et années à venir. Devant les soldats et les ouvriers ile SPD s’affirme comme authentiquement socialiste, il prétend les représenter, défendre leurs revendications et leurs intérêts. Mais en réalité il n’a pour but que de maintenir l’ordre, de sauvegarder la légalité, d’empêcher à tout prix l’explosion révolutionnaire. Il fait semblant d’accepter l’autorité des Conseils qui naissent spontanément, mais c’est pour mieux les empêcher d’exercer un pouvoir effectif et leur faire cautionner le gouvernement de l’Etat bourgeois dont il fait partie. Comprenant beaucoup mieux que certains cercles bourgeois réactionnaires qu’il est impossible de s’opposer frontalement à la lame de fond qui déferle (2), il se laisse porter par le courant pour pouvoir le canaliser dès qu’il commence à s’affaiblir.

C’est ce gouvernement qui pousse à réorganiser dans des «corps francs» une solide force armée de l’Etat bourgeois pour pallier la décomposition de l’armée classique dont une bonne partie passait du côté du «désordre». Ainsi entré à Berlin avec 40.000 hommes le 10 décembre 1918 pour régler l’affaire de la Division populaire de marine, le général Lequis, le 23, n’en avait plus que 2.000 sous ses ordres!

C’est ce gouvernement de «révolution pacifique» qui se chargera au cours des mois suivants de décimer l’avant-garde prolétarienne par un jeu habile de provocations et de répressions sanglantes.

Ensuite ce fait montre l’inévitable faiblesse du mouvement spontané. En l’absence d’un véritable guide politique capable de lui donner des objectifs clairs et une coordination effective, ce mouvement va d’une part se laisser engluer dans la direction et l’appareil social-démocrate; et d’autre part s’épuiser dans des «coups de tête» locaux, magnifiques, mais dispersés, que la contre-révolution écrasera d’autant plus facilement les uns après les autres qu’ils ne peuvent déboucher sur rien.

Ce qui se manifeste dès cet épisode et qui éclatera avec une évidence tragique dans les semaines et les mois à venir, c’est l’incapacité du mouvement spontané des masses à prendre le pouvoir. L’explosion de la colère des masses, leur volonté d’en finir avec la guerre, avec la misère, peuvent certes porter des coups très durs à l’Etat bourgeois, paralyser et ébranler temporairement son appareil administratif et militaire.

Mais pour détruire cet Etat de fond en comble, pour se saisir de la direction de la société, pour s’ériger en classe dominante, pour exercer leur propre pouvoir, les masses prolétariennes ont besoin de cet organe de direction politique et organisative qu’est le parti de classe.

Malheureusement, ce qui caractérise alors la situation dans les pays capitalistes développés d’Europe, c’est le retard énorme de la constitution du parti par rapport à l’explosion des luttes de classe; et c’est en Allemagne que cette absence du parti se fait le plus cruellement sentir, précisément parce que les masses y sont projetées dans les luttes les plus radicales. Alors qu’en Russie la lutte spontanée des masses a pu se cristalliser autour d’un parti qui s’était constitué et délimité depuis longtemps et qui s’était imposé et lié aux masses à travers une longue série de luttes économiques et politiques, immédiates et révolutionnaires, le prolétariat allemand ne pouvait pas trouver la direction dont il avait besoin.

Sans aucun doute il existait en Allemagne des courants révolutionnaires qui non seulement avaient combattu la politique social-chauvine de la social-démocratie, mais qui aspiraient à transformer le soulèvement spontané des masses prolétariennes contre la guerre impérialiste en révolution socialiste. Mais un ensemble de facteurs, parmi lesquels leur propre manque de clarté et de rigueur politique – allant parfois même jusqu’à la négation de la nécessité même de cette direction! – les avaient empêchés de la constituer effectivement.

Or, ce dont les masses ont besoin au moment où leurs exigences immédiates les obligent à affronter l’Etat bourgeois les armes à la main, ce n’est pas d’un «guide spirituel», mais d’un organe de direction dans tous les sens du terme. D’un organe qui soit certes le représentant du programme historique du prolétariat, mais qui sache relier celui-ci aux exigences immédiates; qui ne soit pas seulement un propagandiste du socialisme, mais une force organisée; qui ait déjà commencé à s’imposer comme dirigeant et organisateur à travers les luttes quotidiennes et partielles de la classe, et qui puisse alors tendre à conquérir une influence non seulement politique mais pratique déterminante sur les larges masses.

En Allemagne, même les éléments les plus avancés étaient restés prisonniers d’une part de la fascination de l’«unité» ouvrière, et d’autre part d’une vision spontanéiste leur faisant attendre que les prolétaires rompent d’eux-mêmes avec l’idéologie social-chauvine et la politique opportuniste, au lieu de comprendre qu’il leur incombait de devancer ce mouvement pour le rendre possible.

 Une vision qui croyait que les masses se mettraient en mouvement après avoir «pris conscience» de la trahison social-démocrate, et ne comprenait pas que, même lorsque les déterminations matérielles poussent les masses à secouer dans leur action l’orientation et l’encadrement des «agents de la bourgeoisie au sein du prolétariat» (Lénine), l’influence et le poids de ces partis ne disparaît jamais de lui-même. C’est la lutte du parti de classe qui lui permet dans ces circonstances favorables d’arracher les prolétaires à l’emprise des social-traîtres et de les regrouper autour de lui et de sa direction.

Bien qu’ils aient dénoncé et combattu la trahison ouverte de la social-démocratie en 1914 et sa collaboration de plus en plus étroite avec l’Etat bourgeois au cours de la guerre, les Spartakistes (d’après le nom du bulletin qu’ils publiaient: «Spartakus») avec Rosa Luxemburg hésitaient à rompre avec le SPD: ils attendaient que les larges masses prolétariennes se détournent d’abord du social-patriotisme.

Et lorsque les masses ont commencé à s’engager dans cette voie, non par des affirmations politiques, mais par des luttes, des manifestations, des grèves comme celle de janvier 1918 qui toucha près d’un million de travailleurs à Berlin, les Spartakistes se laissèrent encore devancer par l’hypocrisie centriste.

(A suivre)

 


 

(1) Le Prolétaire n°491 (nov. 2018-janvier 2019).

(2) Au conseil des ministres, le ministre de la marine affirme: «il faut faire un exemple. En affamant la ville on ne la réduira pas; il faut y pénétrer avec des forces considérables et la bombarder par mer»; ce a quoi le social-démocrate Scheidemann répond: «il faut s’interroger sur ce qui va se passera si nous intervenons brutalement a Kiel. Les autres villes proclameront leur solidarité avec Kiel. D’ailleurs nous ne pouvons attaquer les mutins, ils ont trop de munitions et d’artillerie de marine. Il est plus habile de leur dire: on va discuter de vos revendications».

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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