Sur la nature des évènements en Biélorussie

(«le prolétaire»; N° 538; Août-Septembre-Octobre 2020 )

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Nous publions ci-dessous quelques considérations sur les événements en Biélorussie, en réponse à un militant qui nous reprochait de surestimer la signification des grèves en ne prenant pas en compte l’action de «provocateurs» à la solde de l’impérialisme et de ne pas voir qu’on était en réalité en présence d’une réédition d’un mouvement de type «Maïdan» – mouvement de mobilisation contre le gouvernement ukrainien pour l’adhésion à l’Union Européenne; bien que ce dernier mouvement, dans lequel des groupes nationalistes d’extrême-droite et néo-nazis jouaient un rôle important, ait été indéniablement anti-prolétarien, la plupart des faibles groupes et militants ukrainiens y avaient vu une authentique «révolution» et l’avaient soutenu.

 

 

1. L’impérialisme (et la bourgeoisie en général) est par nature incapable de susciter un mouvement de masse contre un régime, encore moins par l’intermédiaire de poignées de « provocateurs » qui ne peuvent avoir la puissance des grands médias modernes.

C’est en fait un argument qui est toujours employé par les dirigeants d’un pays confronté à des mouvements de révolte : ils prétendent toujours que ces mouvements sont l’œuvre de « meneurs », de « provocateurs » très souvent accusés d’être dirigés par des pays étrangers hostiles au pays ; cela leur permet d’essayer de trouver un soutien auprès de la partie la plus conservatrice de la population, au nom du nationalisme, de la défense de la patrie attaquée, etc. Loukachenko ne fait que répéter ce qu’ont dit les dirigeants arabes confrontés aux mouvements dits du « printemps arabe » ou plus récemment les dirigeants des pays d’Amérique Latine, les dirigeants algériens ou le gouvernement chinois à propos de Hong Kong. En France même le gouvernement dénonçait des « provocateurs » infiltrés parmi les « Gilets Jaunes » ou dans les manifestations de grévistes.

D’un autre point de vue, il existe par exemple des courants « indifférentistes » parfois appelés « ultra-gauche » qui ne voyaient dans les luttes anti-coloniales et de libération nationale pas autre chose que des affrontements inter-impérialistes, déniant toute possibilité de lutte autonome aux masses. De la même façon ces courants ne voient dans les mouvements comme les Gilets Jaunes ou dans les grands mouvements de grève que des « manœuvres » de la bourgeoisie pour empêcher le prolétariat d’accéder à la conscience de classe.

Selon la juste conception matérialiste, l’apparition et le développement de ces mouvements ne peuvent pas être le fruit de manœuvres et de plans décidés à l’avance ; ils sont déterminés par des facteurs économiques politiques et sociaux internes au pays (eux-mêmes reflet ou conséquence de facteurs internationaux principalement économiques, mais aussi politiques). Ces mouvements ne peuvent au départ échapper au cadre politique général du rapport entre les classes, même si par leur puissance ils peuvent le modifier.

Concrètement cela signifie que les prolétaires de Biélorussie ne se sont pas mis en mouvement par amour de la « démocratie » ou par adhésion au programme politique de l’opposition, mais en réaction contre la détérioration croissante de leurs conditions de vie et de travail. Mais en l’absence de toute tradition, ne disons pas communiste (le « communisme » tel qu’il existe là-bas ne se distingue pas du capitalisme d’Etat et du soutien à Loukachenko), mais simplement de lutte classiste élémentaire, il est inévitable que l’idéologie démocratique et les orientations interclassistes de l’opposition petite bourgeoise, soient dominantes : les prolétaires devront faire l’expérience pratique de ce que signifient cette idéologie et ces orientations pour s’en détourner.

 

2. La situation en Biélorussie n’est pas celle qu’il y avait en Ukraine.

L’instabilité politique en Ukraine, due aux graves difficultés économiques du pays aggravait les divisions de la classe dominante, historiquement partagée entre une aile pro occidentale qui voyait son salut dans l’intégration dans le bloc économique de l’Union Européenne, et une aile pro russe, dont la base était l’industrie lourde dépendante du marché russe qui aurait eu tout à perdre dans cette intégration. Dans cette situation de fragilité étatique et d’instabilité politique chronique, où ont commencé à apparaître et à foisonner des organisations d’extrême-droite financées par les oligarques « pro-européens » et des organisations « séparatistes » de l’autre côté, les poussées impérialistes rivales ont joué à plein. L’UE cherchait à accroître son poids économique en Ukraine (mais sans proposer une adhésion, qui aurait été source de trop de contradiction internes dans le bloc) ; les Etats-Unis voulaient détacher l’Ukraine de la Russie dans le cadre d’une politique de refoulement de celle-ci ; ils reprochaient son attitude trop « prudente » à l’UE (pour ne pas heurter la Russie, l’Allemagne avait mis son veto à l’initiative américaine de proposer à l’Ukraine l’adhésion à l’OTAN) ; la Russie voulait garder l’Ukraine, ou au moins une partie de l’Ukraine sous son influence. Les mouvements de protestation naissant continuellement en conséquence de la détérioration des conditions de vie des larges masses, y compris petites bourgeoises – et non à la suite de complots bourgeois –, ne pouvaient que s‘aligner sur l’une ou l’autre des forces bourgeoises ou impérialistes en l’absence de polarisation de classe. S’il avait existé une situation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire, c’est-à-dire une situation de polarisation sociale où au moins une fraction du prolétariat commençait à lutter sur des positions révolutionnaires de classe, toutes les forces bourgeoises ou impérialistes se seraient aussitôt réconciliées pour tenter de l’écraser. Ce n’était pas le cas ; comme toujours, cela n’a pas empêché les courants opportunistes d’ « extrême »-gauche, révolutionnaires seulement en paroles, de courir après le « mouvement » et de se mettre à a remorque de ceux qui s’étaient hissés à sa tête.

Rien de tel en Biélorussie, qui n’a d’ailleurs pas du tout la même importance économique et stratégique que l’Ukraine

Jusqu’ici il n’existe pas, à notre connaissance, parmi les dirigeants de l’opposition un courant « anti-russe ». Le gouvernement Loukachenko se prétend victime d’une « révolution de couleur » ; mais c’est lui qui a fait des gestes d’ouverture en direction de l’UE et des Etats Unis, au point, dans un premier temps, de déclarer qu’il était menacé par une opération de déstabilisation organisée par la Russie. C’est lui qui a propagé le nationalisme et qui a remis à l’honneur la langue biélorusse (alors que 75% de la population parle le russe), etc.

En réalité l’UE n’a pas vis-à-vis de la Biélorussie les mêmes velléités d’accroître sa présence comme c’était le cas vis-à-vis de l’Ukraine, velléités qui se traduisaient alors par de multiples initiatives diplomatiques, des accords économiques, etc.

En outre les impérialismes ouest-européens, confrontés à l’heure actuelle à des actions hostiles des Etats-Unis, et pas seulement sur le plan commercial (Trump n’a jamais caché son souhait de désintégration de l’UE), ne veulent pas heurter la Russie. C’est particulièrement clair pour la France, où le gouvernement actuel a rompu avec l’alignement du gouvernement précédent sur les positions américaines et « néo-con », et appelle ouvertement à un rapprochement avec Moscou. L’Allemagne ne le dit pas aussi clairement, mais elle partage la même attitude.

L’UE a accepté la demande de la Pologne d’organiser une réunion sur la situation en Biélorussie, mais en mettant aussi à l’ordre du jour le Liban et les relations avec la Turquie – démonstration que la situation en Biélorussie n’est pas prioritaire pour les grands Etats de l’UE. Finalement cette « visio-conférence » n’a débouché que sur des mesures minimales ; l’analyse des commentateurs a été que l’UE laisse de fait à la Russie le soin de résoudre la crise de la manière la meilleure en faisant pression sur Loukachenko.

Aux Etats-Unis l’administration Trump, en butte à une âpre campagne des Démocrates sur sa supposée collusion avec le gouvernement russe, ne semble pas manifester une attention particulière vis-à-vis de la Biélorussie et d’ailleurs à l’heure actuelle elle n’est pas accusée par Loukachenko.

Il n’existe donc ni les conditions intérieures ni les conditions extérieures pour que des forces – indéterminées – aient organisé une situation à la Maïdan ; et cela n’est pas contredit par l’existence de petits groupes néo-fascistes dénoncés à grand bruit par la propagande du régime ; ou par le drapeau blanc-rouge-blanc qui rappelle probablement aux biélorusses les premières années post soviétiques, pendant lesquelles il a été le drapeau officiel de 1990 à 1995, avant l’ère Loukachenko où le nouveau drapeau a été choisi. Pour les marxistes brandir le drapeau national, d’avant ou d’après 1995, a la même signification interclassiste, donc anti-prolétarienne.

 

3. Il est difficile de prévoir l’évolution de la situation. Il est bien possible que les actions de Loukachenko, véritablement provocatrices (et celles de Poutine), entraînent une « radicalisation » de l’opposition ; dans les grands pays capitalistes riches, le mécanisme démocratique sert précisément à prévenir une telle radicalisation en accordant la possibilité de remplacer le personnel politique, sans que la domination bourgeoise soit remise en cause. Dans les pays plus pauvres cette possibilité n’existe que très peu, soit que le sort et la fortune du clan bourgeois au pouvoir dépende directement de sa mainmise sur les organes du pouvoir ; soit que le capitalisme national n’ait pas une capacité suffisante de redistribution des richesses pour donner une crédibilité à ce mécanisme. Ce qui a tendance à aiguiser les contradictions politiques et sociales au lieu de les amortir.

Quoi qu’il en soit, le prolétariat ne peut arriver d’un coup ou rapidement à retrouver des armes de classe, et c’est d’autant plus difficile de l’attendre du prolétariat de Biélorussie qui n’a pas d’expériences de lutte (il semblerait qu’il n’y ait plus eu de grève depuis la grève du métro à Minsk en 1995, donc depuis la venue au pouvoir de Loukachenko). Malgré cela il s’est lancé dans une vague de grèves sans précédents.

Quelles que soient les limites, inévitables, de ces grèves à l’heure actuelle et leur issue, il faut les saluer sans hésitation ; il faut saluer ces premières manifestations du réveil de cette fraction du prolétariat d’Europe, comme un premier signe de ce qui devra se passer ailleurs mais sur des positions de classe effectives

 

24/8/2020

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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