L’Ukraine, Corée du XXIe siècle ?

(«le prolétaire»; N° 547; Déc. 2022 - janv.-Févr. 2023)

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En juillet 1950, lorsque qu’éclatait la guerre de Corée, nous écrivions :

«Dans l’histoire de cette période d’après-guerre, que la démagogie pirate des puissances victorieuses avait annoncée comme porteuse de paix, de prospérité et d’égalité, le conflit éclaté en Corée n’est pas nouveau. En Allemagne, en Grèce, en Chine, en Indonésie, au Vietnam, en Malaisie, la paix démocratique n’était en réalité que le prolongement d’une guerre dont les protagonistes changeaient de temps à autres. Il ne pouvait en être autrement. En confirmation écrasante du marxisme, les faits sont là pour prouver que la guerre est liée non pas à l’existence de certains régimes politiques ou aux prétendus instincts guerriers des peuples ou des races, mais aux lois inexorables du développement capitaliste.

«Face au nouvel épisode de la poussée internationale de l’impérialisme, et à la propagande falsificatrice et empoisonnante menées ensembles parmi les masses ouvrières, la position du marxisme révolutionnaire doit être réaffirmée avec une fermeté absolue.

«Le conflit en cours, bien que géographiquement localisé, est clairement de nature internationale. Comme dans les précédents épisodes guerriers de la «paix démocratique», l’affrontement ne se produit pas entre des forces nationales opposées, mais entre les deux centres mondiaux de l’impérialisme, l’Amérique et la Russie, en comparaison desquels les petites nations ne sont que des pions misérables et impuissants. Donc, les termes de guerre d’indépendance, de libération, d’unité nationale sont faux» (1).

 

Plus de soixante-dix ans après, le conflit actuel en Ukraine a les mêmes caractéristiques fondamentales que la guerre de Corée de 1950 : il est de nature purement internationale et oppose pour la énième fois deux centres mondiaux de l’impérialisme, l’Amérique et la Russie (autrefois appelée URSS). Mais les soixante-treize années qui nous séparent de la guerre de Corée, et les soixante-dix-huit années qui nous séparent de la fin de la deuxième guerre impérialiste mondiale - lorsque la démagogie de brigands des puissances victorieuses avait annoncé apporter la paix, la prospérité et l’égalité - ont été, en réalité, des années de tensions et de guerres internationales, des années au cours desquelles les positions du marxisme authentique sur l’impérialisme et le développement de ses contradictions et de ses contrastes se sont avérées correctes.

Au cours de ces décennies, les contrastes inter-impérialistes ont provoqué des guerres, augmentant les massacres et les destructions par le développement de la technologie de l’armement, dans tous les continents sauf l’Europe et l’Amérique du Nord. En Europe, le condominium russo-américain de l’après-guerre «réglait» la partition de l’Allemagne, en la divisant en deux sous occupation militaire de l’un et l’autre camp, et une fois terminés les désaccords sur la charnière constituée par les pays d’Europe de l’Est - Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie - les transformait en satellites de Moscou, alors que les pays d’Europe de l’Ouest, avides d’investissements en dollars sonnants et trébuchants, étaient transformés en satellites de Washington ; en Europe, disions-nous, la transition de la guerre impérialiste à la paix impérialiste était «garantie» pour des décennies, c’est-à-dire une période pendant laquelle les forces impérialistes les plus importantes, en plus de renforcer leur domination sur les territoires économiques les plus grands possibles (et pas seulement les territoires agraires, comme le prétendait Kautsky, mais aussi sur les territoires et pays hautement industriels, comme le soutenait Lénine), se préparaient aux conflits ultérieurs. Même chose pour le Japon, une puissance de premier plan opposée aux États-Unis dans le Pacifique, mais qui a fini écrasée sous les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki et réduite également en satellite de Washington. La deuxième guerre impérialiste mondiale a décrété le déclin désormais irréversible de la Grande-Bretagne en tant que «maîtresse du monde» au profit des États-Unis d’Amérique, réduisant les pays capitalistes avancés eux-mêmes à des «colonies» de Washington ou de Moscou. Combien de temps cette situation pouvait-elle durer ? Et comment cette situation pouvait-elle changer ? Pour les marxistes, la réponse est toujours celle que Lénine donnait : tout d’abord, le partage du monde entre les puissances mondiales prédatrices et super-armées (à l’époque de la première guerre impérialiste mondiale, c’étaient l’Angleterre, l’Amérique, le Japon ; lors de la deuxième guerre impérialiste mondiale, c’étaient les mêmes, plus l’Allemagne et la Russie), impliquait les pays du monde entier «dans leur guerre pour le partage de leur butin» (2); mais, face au fait que la terre est déjà divisée, les prédateurs impérialistes les plus forts sont objectivement contraints «d’étendre leur mainmise sur des pays de toutes sortes», même «sur des pays hautement industrialisés», non seulement et non pas tant pour leur propre bénéfice, mais pour «affaiblir l’adversaire» et «saper son hégémonie» (3). L’impérialisme signifie un capitalisme développé dans un sens monopolistique, dans lequel ce n’est pas le capital industriel, commercial ou agraire qui prédomine, mais le capital financier, et c’est ce capital financier (américain, britannique, allemand, japonais, français et, aujourd’hui, chinois) qui se partage le monde en fonction des rapports de force de la période donnée, rapports de force qui se transforment par des conflits et des guerres bien peu pacifiques, car les conflits entre les trusts, les cartels internationaux et les pôles impérialistes n’atténuent pas, au contraire, ils «renforcent les différences entre le rythme de développement des divers éléments de l’économie mondiale. Or, le rapport des forces s’étant modifié, où peut résider, en régime capitaliste, la solution des contradictions, si ce n’est dans la force?» (4).

Le capital financier et les trusts n’affaiblissent pas, mais renforcent les différences entre le rythme de développement des divers éléments de l’économie mondiale. Or, le rapport des forces s’étant modifié, où peut résider, en régime capitaliste, la solution des contradictions, si ce n’est dans la force ?

Les masses ouvrières d’Europe et d’Amérique, réduites par l’œuvre combinée de la contre-révolution bourgeoise et stalinienne à de la chair à canon à des fins impérialistes, totalement soumises aux intérêts chauvins de chaque puissance bourgeoise et impérialiste, ne pouvaient représenter l’alternative révolutionnaire aux guerres bourgeoises, la seule alternative historique qui avait et a un sens. Enterré sous la mastodontesque falsification stalinienne, le mot d’ordre léniniste de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile - en révolution prolétarienne - se trouvait substitué par les mots d’ordre de soutien et guerre de tous les nationalismes contre les nationalismes ennemis, soutien et guerre pour la défense de la démocratie contre le fascisme, soutien et guerre pour la défense de la patrie, pour la défense de la souveraineté nationale, sachant parfaitement qu’au-delà des formes extérieures d’une démocratie qui n’avait plus rien de libérale, le fascisme et la démocratie postfasciste n’étaient que deux régimes fondés sur le même totalitarisme capitaliste.

Cela a donné le temps à l’Europe, berceau historique du capitalisme, de renaître à une nouvelle vie et redevenir un pôle économique majeur sur le marché international, nécessaire à Washington et à Moscou. Les dizaines de millions de morts sur tous les fronts de guerre et sous les bombardements aériens dans toutes les villes européennes avaient servi à donner un nouveau souffle au capitalisme que, pour l’occasion, les pouvoirs politiques des impérialismes occidentaux victorieux, se définissant comme démocratiques, voulaient considérer comme le nec plus ultra de la paix dans ce qu’on appelait le «monde libre», opposé dans la propagande au soi-disant «monde socialiste» concurrent. Alors qu’en Europe, une fois les querelles sur la partition de l’Allemagne terminées et les armes réduites au silence, dans le reste du monde, les anciens impérialismes alliés contre les puissances de l’Axe se sont affrontés armés jusqu’aux dents, directement et indirectement et à commencer, comme le mentionnait l’article de 1950, par la Chine, l’Indonésie, le Vietnam, la Malaisie.

La guerre de Corée, écrivions-nous en 1950, ne fut donc pas «une guerre de pacification, mais une étape vers de nouvelles guerres». Et, en fait, les guerres ne se sont jamais terminées. Ces faits montrent que le capitalisme ne peut vivre, comme mode de production et, par conséquent, comme société, et ne peut surmonter ses crises inévitables, sans que la classe dominante bourgeoise ne poursuive sa politique extérieure par d’autres moyens que ceux de la diplomatie, de l’investissement, des accords économiques et politiques, c’est-à-dire par des moyens militaires ; donc par la guerre.

«Pour le vieux capitalisme, sous la pleine domination de la libre concurrence (comme Lénine le répète dans son Impérialisme), l’exportation des marchandises était caractéristique ; pour le capitalisme plus récent, sous la domination des monopoles, l’exportation des capitaux est devenue caractéristique. (...) A l’orée du 20ème siècle, nous constatons la formation de nouveaux types de monopoles ; d’abord les syndicats monopolistiques de capitalistes dans tous les pays au capitalisme avancé, ensuite la position monopolistique des quelques pays les plus riches, dans lesquels l’accumulation de capital a atteint des dimensions gigantesques. Dans les pays les plus avancés, il en résulta un énorme excédent de capital.

«Certes, si le capitalisme pouvait développer l’agriculture qui, aujourd’hui, retarde partout terriblement sur l’industrie, s’il pouvait élever le niveau de vie des masses populaires qui, en dépit d’un progrès technique vertigineux, demeurent partout grevées par la sous-alimentation et l’indigence, il ne saurait être question d’un excédent de capitaux. (…) Mais alors le capitalisme ne serait pas le capitalisme, car l’inégalité de son développement et la sous-alimentation des masses sont les conditions et les prémisses fondamentales, inévitables, de ce mode de production. Tant que le capitalisme reste le capitalisme, l’excédent de capitaux est consacré, non pas à élever le niveau de vie des masses dans un pays donné, car il en résulterait une diminution des profits pour les capitalistes, mais à augmenter ces profits par l’exportation de capitaux à l’étranger, dans les pays sous-développés. Les profits y sont habituellement élevés, car les capitaux y sont peu nombreux, le prix de la terre relativement bas, les salaires de même, les matières premières à bon marché. Les possibilités d’exportation de capitaux proviennent de ce qu’un certain nombre de pays attardés sont d’ores et déjà entraînés dans l’engrenage du capitalisme mondial. (…) Les exportations de capitaux influent, en l’accélérant puissamment, sur le développement du capitalisme dans les pays vers lesquels elles sont dirigées. Si donc ces exportations sont susceptibles, jusqu’à un certain point, d’amener un ralentissement dans l’évolution des pays exportateurs, ce ne peut être qu’en développant en profondeur et en étendue le capitalisme dans le monde entier.» (5).

Le capital financier n’a donc fait que conduire, à des vitesses différentes, les pays arriérés à se lier de plus en plus aux pays plus industrialisés et les pays exportateurs de capitaux, comme l’écrit Lénine, à un véritable partage continuel du monde.

Mais le même partage du monde, qui s’est opéré à une période historique donnée, par exemple entre les vainqueurs de la Seconde Guerre impérialiste mondiale, «n’exclut certes pas un nouveau partage, au cas où le rapport des forces viendrait à se modifier (par suite d’une inégalité dans le développement, de guerres, de faillites, etc.).» et «L’industrie du pétrole fournit un exemple édifiant d’une tentative de repartage de ce genre, de lutte pour ce nouveau partage » (6). Dès 1916, Lénine pouvait reconnaître sur le marché mondial du pétrole la lutte que les médias bourgeois appelaient eux-mêmes la lutte pour le partage du monde. Et qu’était-ce et qu’est-ce encore aujourd’hui la lutte pour le pétrole, et pour toutes les autres matières premières indispensables à l’industrie capitaliste, de la moins avancée à la plus avancée - charbon, gaz, cuivre, fer, lithium, terres rares, uranium, etc. - sinon la lutte pour le partage du monde? Une lutte qui ne peut omettre la marine marchande, absolument indispensable au transport des matières premières, et le secteur des communications, à son tour vital pour les transactions, l’achat et la vente, et aussi le secteur agricole, tous les secteurs dans lesquels se trouvent les plus grandes concentrations économiques et financières. Le capital financier, nous rappelle Lénine, «ne s’intéresse pas uniquement aux sources de matières premières déjà connues. Il se préoccupe aussi des sources possibles ; car, de nos jours, la technique se développe avec une rapidité incroyable, et des territoires aujourd’hui inutilisables peuvent être rendus utilisables demain par de nouveaux procédés (…), par l’investissement de capitaux importants.» (7). Et, de fait, dans les dernières décennies, de nombreuses «découvertes» de nouveaux gisements de gaz, de pétrole, de terres rares, etc., générant, lorsque ces découvertes sont situées dans des zones maritimes ou terrestres disputées entre différentes puissances (comme, par exemple, les dernières découvertes en Méditerranée orientale, autour de Chypre), des conflits qui serviront de base à de futurs affrontements armés.

Le partage du monde se fait sur la base de la puissance économique et financière des pays impérialistes les plus puissants, et c’est le développement même du capitalisme, comme le rappelait Lénine, qui tend à développer l’économie, y compris financière, dans les pays moins avancés ; à tel point que de nouvelles forces, de nouvelles puissances, surgissent à un moment donné sur le marché international. Ce fut le cas, en son temps, pour l’Amérique du Nord, grâce surtout à l’Angleterre, à la France et aussi à l’Allemagne ; ce fut ensuite le cas pour la Russie et, plus récemment, pour la Chine, au point d’augmenter en progression géométrique les contrastes inter-impérialistes qui ont périodiquement déplacé leur théâtre décisif de l’Afrique à l’Amérique latine, de l’Asie à l’Europe.

 

L’Europe, de maîtresse du monde à terre de conquête

 

Contrairement aux États-Unis, à la Russie et à la Chine, qui sont des pays fondés sur des unités étatiques fortes et historiques, l’Europe est composée de multiples unités étatiques, chacune au capitalisme avancée, chacune avec son propre passé impérial et colonialiste, et chacune exprimant des concentrations économico-financières de première grandeur, de manière à représenter aujourd’hui - sous la poussée de la concurrence mondiale et des conséquences des deux guerres impérialistes mondiales avec leur destruction massive de capital fixe et variable - un potentiel troisième pôle impérialiste par rapport surtout aux États-Unis et à la Chine, mais, en même temps, une concentration explosive de contradictions capitalistes et de contrastes inter-impérialistes. Pour cette raison d’ailleurs, l’Europe n’a pas été seulement le berceau du capitalisme mondial, mais aussi le berceau de la révolution prolétarienne mondiale.

D’autre part, c’est toujours la concurrence mondiale qui, une fois terminée la deuxième guerre impérialiste mondiale et face à l’agression contre l’Europe menée par celui que la même guerre a décrété comme première puissance impérialiste mondiale, les États-Unis d’Amérique, a poussé les plus importants pays européens à mettre en place au fil du temps, diverses associations économiques pour coordonner plus efficacement leurs sources d’énergie et leurs différentes activités économiques, à commencer par la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) et l’Euratom (Communauté européenne de l’énergie atomique) pour ensuite développer, avec l’adhésion de plus en plus de pays, le MCE (Marché commun européen), la CEE (Communauté économique européenne) et, enfin, l’Union européenne. Bien sûr, les divergences et les tensions entre les pays européens eux-mêmes n’ont jamais manqué, surtout quand il s’agissait d’aborder les questions de caractère politique et de politique extérieure de chaque pays ; mais la marche vers un «marché commun», toujours dans le cadre des contradictions inter-impérialistes y compris sur le plan monétaire, a conduit en 1999 à l’adoption de la monnaie unique - l’euro - qui est entrée en fonction en 2002, devenant l’une des monnaies de référence sur le marché international, mais sans la force disruptive nécessaire pour se substituer à la monnaie internationale par excellence, le dollar américain. Peu importe le nombre d’alliances et d’accords qui peuvent être conclus entre les États membres de l’UE, et peu importe que les européistes soutiennent idéalement la tendance à créer les «États-Unis d’Europe» en opposition en tant que pôle impérialiste unitaire aux États-Unis d’Amérique, à la Chine et à la Russie elle-même, la lutte entre les différents pôles impérialistes pour le partage du monde n’effacera jamais l’opposition entre la libre concurrence - qui est l’élément essentiel du capitalisme et de la production marchande en général (Lénine, in l’impérialisme) - et le monopole - qui est le contraire direct de la libre concurrence. Dans le processus de développement du capitalisme, souligne Lénine, c’est précisément la libre concurrence qui «est le trait essentiel du capitalisme et de la production marchande en général ; le monopole est exactement le contraire de la libre concurrence. Mais nous avons vu cette dernière se convertir sous nos yeux en monopole, en créant la grande production, en éliminant la petite, en remplaçant la grande par une plus grande encore, en poussant la concentration de la production et du capital à un point tel qu’elle a fait et qu’elle fait surgir le monopole : les cartels, les syndicats patronaux, les trusts et, fusionnant avec eux, les capitaux d’une dizaine de banques brassant des milliards. En même temps, les monopoles n’éliminent pas la libre concurrence dont ils sont issus ; ils existent au-dessus et à côté d’elle, engendrant ainsi des contradictions, des frictions, des conflits particulièrement aigus et violents» (8). Dans le développement du capitalisme, la concurrence s’est élevée au niveau des monopoles, des trusts, des cartels et donc, une fois de plus, entre les États.

De même que les grandes usines et la production à grande échelle toujours plus concentrée de marchandises et de capitaux n’élimineront jamais, tant que le capitalisme existera, la petite production et le petit capital, de même la tendance à unir différents pays d’une même zone géopolitique en de plus grandes entités politiques n’éliminera jamais - tant que la société bourgeoise existera - la concurrence entre les différents pays et, par conséquent, la source des contradictions, frictions et conflits amers et soudains qui caractérisent la vie du capitalisme même dans sa phase impérialiste. D’un autre côté, les crises économiques et financières qui ponctuent le cours du développement du capitalisme ne démontrent-elles pas ce que le marxisme soutient depuis ses origines (Manifeste du Parti communiste, 1848), à savoir que chaque crise périodique de surproduction (de marchandises et de capital) «détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes», générant la situation dans laquelle «la société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l’industrie et le commerce semblent anéantis» (9). Aujourd’hui un autre exemple concret est sous nos yeux : l’Ukraine, pays européen dans lequel, au cours de la dernière décennie se sont concentrés, les contradictions inter-impérialistes déjà à l’œuvre depuis sa séparation de l’URSS suite à l’effondrement de l’empire de Moscou, et qui a été au centre d’une lutte entre les pôles impérialistes de Moscou et de Washington visant, pour le premier, à le soumettre à nouveau à sa domination et, pour le second, à conquérir un pays hautement industrialisé pour renforcer sa puissance en Europe, et donc dans le monde ; une lutte économique et politique qui, à un moment donné, ne pouvait inévitablement que se transformer en guerre. Dans ce cas aussi, les impérialismes européen et américain tendent à soumettre un pays industrialisé à leur influence et à leur domination directes et, dans le même temps, à affaiblir l’impérialisme russe contre lequel ils luttent et, par procuration, font combattre les Ukrainiens.

 

L’Ukraine, un tournant dans les rapports de force entre les pôles impérialistes

 

A la différence de la Corée de 1950, l’Ukraine de 1991, et plus encore celle de 2022, est un pays industrialisé, riche en matières premières (charbon, fer, manganèse, magnésite, rutile, uranium, etc.) et parmi les premiers producteurs mondiaux de blé, maïs, avoine, orge, seigle, millet, etc. ; un pays de plus de 40 millions d’habitants et une population active de plus de 20 millions, donc une main-d’œuvre instruite et prête à être utilisée dans les branches industrielles les plus importantes (sidérurgie, chimie, nucléaire, métallurgie, infrastructures, technologies informatique, etc.). Un pays présentant ces caractéristiques, et avec sa position stratégique sur la charnière séparant l’Europe occidentale de la Russie eurasienne et, en partie, du Moyen-Orient, représente un objectif stratégique de première importance ; et l’histoire même de cette terre le confirme, puisqu’elle a été disputée au cours des siècles par le Royaume de Pologne à l’Empire ottoman, par les Cosaques à l’Empire tsariste, jusqu’à ce que, à la suite de la Révolution russe de 1917, elle soit constituée en République socialiste soviétique en 1922, accompagnant la République socialiste soviétique russe dans cette voie révolutionnaire projetée pour combattre le capitalisme sous tous les cieux ; elle est ensuite restée, sous les régimes stalinien et poststalinien, jusqu’en 1991, l’une des 15 républiques qui constituaient l’URSS.

En 1950, la confrontation entre Washington et Moscou en Corée ne s’est pas déroulée par un affrontement direct entre les armées de la Russie et des États-Unis, mais par l’intermédiaire de la population de la Corée du Nord soutenue par les Russes et de la population de la Corée du Sud soutenue par les Américains ; en fait, la principale chair à canon menant la guerre par procuration et subissant toutes les horreurs et les conséquences les plus graves de la guerre moderne n’était ni russe ni américaine, bien que les Américains aient été présents en Corée du Sud, mais coréenne. Cela préparait l’occupation militaire des deux Corées une fois la guerre terminée et la division de la péninsule coréenne en deux, la partie américaine au sud, la partie russe au nord. En Corée aussi, comme dans tous les autres pays, le prolétariat subissait la grande influence, d’une part, du faux socialisme russe de marque stalinienne et, d’autre part, de la fausse démocratie libérale de marque américaine ; ni le prolétariat coréen, ni le prolétariat russe ou américain, n’avaient la force d’opposer leur lutte de classe à cet énième massacre impérialiste. Malgré que plus de sept décennies se soient écoulées depuis 1950, nous assistons aujourd’hui en Ukraine à un nouveau massacre impérialiste, aux caractéristiques similaires, mais inversées, puisque les Américains, et leurs alliés européens, ne sont pas présents avec leurs armées, mais sont présents avec des quantités considérables de capitaux et d’armements, et que cette fois, c’est l’impérialisme russe qui a directement mobilisé ses forces armées - et il ne pouvait pas faire autrement, puisque les pro-russes du Donbass, après huit ans de lutte contre l’armée de Kiev, n’avaient aucune chance de victoire. La position géographique même de l’Ukraine et des régions ukrainiennes à forte présence ethnique russe (précisément la Crimée et le Donbass), et le risque plus que concret de voir des missiles de l’OTAN placés à leurs frontières, ont poussé l’impérialisme russe à risquer l’invasion. Une invasion qui n’a surpris que les journalistes vendus qui ne cessent d’étaler les «valeurs» de la démocratie occidentale, sinon «universelle», de la «paix» et de la «civilisation», justifiant systématiquement les guerres et les horreurs que la démocratie occidentale a toujours distribuées et continue de distribuer dans le monde depuis les guerres de conquête coloniale.

En Extrême-Orient, la Corée revêtait également une grande importance d’un point de vue stratégique général. Elle se trouve en face du Japon, à un peu plus de 200 km, et constitue une base importante tant pour l’attaque que pour la défense. Après la guerre de 1905 entre la Russie et le Japon, remportée par ce dernier, la Corée a subi la domination et l’oppression japonaise la plus impitoyable jusqu’à la fin de la deuxième guerre impérialiste mondiale. Une fois vaincu le Japon, les deux plus grands impérialismes directement intéressés par cette région, l’Amérique et la Russie, ne pouvaient que s’affronter, l’un pour étendre son contrôle du Japon au continent - la péninsule coréenne tout d’abord - (et l’Indochine viendra ensuite), et l’autre pour empêcher - grâce également à l’alliance avec la Chine de Mao - les États-Unis d’étendre leur domination près de leurs propres frontières terrestres. Depuis plus de deux décennies, ce que la Russie tente d’empêcher de faire aux États-Unis et à leurs vassaux européens, c’est d’ajouter l’Ukraine aux États baltes et à la Finlande, leurs précédentes conquêtes le long de sa frontière occidentale.

Face à la guerre de Corée, on a dit que le monde était au bord d’une troisième guerre mondiale qui verrait la Russie et la Chine se confronter aux États-Unis, à l’Angleterre et à la France, le soi-disant «camp socialiste» au «capitalisme». Il ne s’agissait pas de «camps» différents, l’un révolutionnaire et l’autre conservateur et réactionnaire : il s’agissait de deux camps, de deux blocs impérialistes armés l’un contre l’autre. En réalité, comme nous l’avons toujours soutenu et amplement démontré, la Russie et la Chine représentaient un capitalisme en plein élan progressiste et, d’un point de vue économique, certainement révolutionnaire par rapport au retard dont elles sont sorties grâce à deux révolutions : la révolution prolétarienne d’octobre 1917 en Russie, qui a ouvert le cours révolutionnaire communiste dans le monde entier, même si la Russie était économiquement confrontée au développement capitaliste le plus accéléré possible (l’objectif de Lénine d’un capitalisme d’État que la dictature prolétarienne contrôlerait et dirigerait en attendant la révolution prolétarienne victorieuse dans les pays capitalistes avancés, comme l’Allemagne, grâce à laquelle le propre développement économique de la Russie serait accéléré, est bien connu), un cours révolutionnaire qui a toutefois été stoppé et vaincu par la contre-révolution stalinienne ; et la révolution bourgeoise-démocratique chinoise de 1949, sous la direction maoïste, qui n’avait rien en commun avec Octobre Rouge, mais qui a fait passer la Chine d’un retard économique millénaire et d’un asservissement colonial à l’indépendance politique et au capitalisme moderne sans passer par une expérience révolutionnaire similaire à celle de la Russie de 1917, étant donné la défaite du mouvement prolétarien chinois de 1925-1927 due avant tout, elle aussi, à l’œuvre contre-révolutionnaire du stalinisme.

Après la seconde guerre mondiale, l’impérialisme de Washington a mis en œuvre une politique extérieure, dirigée vers les pays asiatiques, évidemment très myope ; ces pays étaient historiquement poussés à se débarrasser de l’oppression colonialiste de l’Angleterre, de la France, de la Hollande et n’étaient pas disposés à se soumettre au nouveau colonialisme du moule américain : en soutenant les factions les plus rétrogrades, latifundistes et agraires en Corée, en Indochine, en Indonésie, en Malaisie, etc., Washington s’était mis à dos les classes industrielles bourgeoises, petites-bourgeoises et prolétaires qui étaient au contraire soutenues par la Russie stalinienne en plein progrès économique industriel. Et ce fait a joué en faveur de l’impérialisme russe en Extrême-Orient pendant trois décennies, au moins jusqu’aux années 1970, jusqu’à la victoire vietnamienne sur les États-Unis. Dans sa fonction impérialiste, la Russie stalinienne et poststalinienne partageait en Europe avec les Etats-Unis l’intérêt prioritaire de tenir à distance le prolétariat européen et, surtout, l’Allemagne, toujours dangereuse même vaincue, tandis que ses interventions, surtout politico-militaires, dans les différentes aires du monde soumises au séisme social des luttes anticoloniales avaient pour but d’empêcher les Etats-Unis d’étendre leur domination impérialiste autant en Asie qu’en Afrique.

Comme nous l’écrivions en 1957 : «Il existe certainement une rivalité amère entre les deux géants [États-Unis et URSS, Ndlr], mais le duel russo-américain a pour prémisse, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le condominium russo-américain en Europe. (...) Du reste, toute la politique russe en Europe repose en permanence sur le chantage que Moscou tente de faire sur les Etats-Unis, qui ont besoin du concours de la Russie pour réaliser leurs projets d’hégémonie mondiale. Et précisément, ils ont besoin de la puissance terrestre russe, qui maintient les vieilles puissances d’Europe occidentale dans un état d’infériorité irrémédiable et les contraint à se réfugier dans le Pacte Atlantique, c’est-à-dire de se soumettre au super-État américain» (10). Outre le fait que l’URSS n’existe plus et que son implosion entre 1989 et 1991 a inévitablement réduit les ambitions impérialistes de la Russie à des zones beaucoup plus restreintes que celles dans lesquelles elle gambadait au cours des trente années précédentes, la puissance terrestre russe rempli encore aujourd’hui le même rôle qu’à l’époque : elle contraint les anciennes puissances d’Europe occidentale à se réfugier dans l’OTAN, c’est-à-dire sous les ailes des États-Unis.

Aussi réduites que soient ses velléités, l’impérialisme russe ne peut que répondre aux mêmes lois que l’impérialisme, en tant que stade de concentration capitaliste et monopolistique maximale et totalitaire, suit objectivement au niveau mondial: utiliser tous les moyens économiques, politiques, idéologiques, sociaux et militaires dans le but de renforcer et d’élargir sa propre puissance afin de modifier les rapports de force existants entre les différentes puissances impérialistes ; d’autant plus lorsqu’il s’agit de zones géopolitiques stratégiques.

La guerre russo-ukrainienne était donc dans l’air depuis des années ; les aspects économiques ou politiques étaient entremêlés, impliquant directement les classes bourgeoises dirigeantes non seulement de la Russie et de l’Ukraine, mais aussi des puissances européennes et, surtout, des États-Unis. L’aspect économique, pour les deux, ne concerne pas seulement les exportations de leurs matières premières - pétrole, gaz, fer et acier, charbon, blé, etc., du côté russe, et fer, acier, céréales, minerai de fer, etc., du côté ukrainien -, mais aussi la lutte contre les crises économiques et de récession qui frappent périodiquement tous les pays capitalistes avancés, donc aussi la Russie et l’Ukraine, en se concentrant sur l’économie de guerre et, par conséquent, en utilisant le principal moyen depuis la fin de la deuxième guerre impérialiste mondiale : précisément la guerre. Et en cela, les États-Unis sont des maîtres incomparables: sur les 124 années qui séparent 1898 (année à laquelle de nombreux historiens fixent le début de l’impérialisme américain) de 2022, c’est-à-dire de la guerre des États-Unis contre l’Espagne pour le contrôle de Cuba et des Philippines à aujourd’hui, il y a eu 13 années où les États-Unis n’ont pas fait la guerre (11), mais l’ont néanmoins préparée. Non pas que la Russie ait été un champion de la paix ; en dehors des années correspondant à la révolution bolchevique (1917-1926) - au cours desquelles la guerre révolutionnaire contre les puissances impérialistes anticommunistes visait à mettre fin au système capitaliste qui fonde son développement et sa pérennité historique sur des guerres de brigandage - à partir de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, la Russie, en participant à la première guerre impérialiste mondiale, s’est alignée, malgré son retard économique, sur les puissances impérialistes euro-américaines, réaffirmant son rôle anti-prolétarien par excellence, qui du régime tsariste passera, après la défaite de la révolution prolétarienne en Russie et dans le monde, au régime stalinien ; et de la puissance impérialiste qu’elle était devenue, elle ne pouvait que participer à la deuxième guerre impérialiste mondiale pour un autre partage du monde, et à une série interminable de guerres, directes ou menées «par procuration» au cours de toutes les décennies suivantes (12).

 


 

(1) Cf. Né con Truman, né con Stalin (Ni avec Truman ni avec Staline), dans notre journal de l’époque «battaglia comunista» n° 14, 12-26 juillet 1950.

(2) Cf. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916, «Œuvres», vol. 22, Edition Sociales, 1960, p. 207.

(3) Ibidem, p. 290.

(4) Ibidem, p. 295.

(5) Ibidem, p. 260-261, 263.

(7) Ibidem, p. 282.

(8) Ibidem, p. 286-287.

(9) Cf. Marx-Engels, Manifeste du Parti communiste, Œuvres choisies, 1848, Vol I, Editions Sociales, 1962, p. 117.

(10) Cf. USA e URSS: Padroni-soci in Europa, avversari imperialistici in Asia e Africa (USA et URSS : patrons-associés en Europe, adversaires impérialistes en Asie et en Afrique), «il programma comunista» n° 1, 1957, republié dans «il comunista» n° 123-124, nov. 2011-fév. 2012.

(11) Les années au cours desquelles les États-Unis n’ont pas fait la guerre sont les suivantes : 1935-1940, 1948-49, 1976-78, 1997, 2000 ; et voici des guerres les plus suivies par les médias internationaux qui ont vu les États-Unis comme protagoniste direct ou indirect, avec une «intensité» élevée ou faible, à partir de 1945-46 : Chine (1945-46, 1950-53), Corée (1950-53), Guatemala (1954, 1967-69), Indonésie (1958), Cuba (1959-60), Congo belge (1964), Pérou (1965), Laos (1964-73), Vietnam (1961-73), Cambodge (1969-70), Grenade (1983), Libye (1986), Salvador (1980), Nicaragua (années 1980), Panama (1989), Irak (1991-99), Bosnie (1995), Soudan (1998), Yougoslavie-Kosovo (1999), Afghanistan (2001-2021), Yémen (2004-encore en cours), Irak (2003-encore en cours), Somalie (2007-2011), Syrie (2010-encore en cours), Libye (2011-encore en cours). http://www.proteo.rdbcub.it/article.php3?id_article=159&artsuite=1  

(12) Après la révolution d’octobre 1917 et l’instauration de la dictature du prolétariat, la Russie a officiellement pris le nom d’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) en décembre 1922, et a réuni 15 républiques en un seul État. Le nom d’URSS a été conservé même après que le stalinisme eut abandonné le cours de la révolution prolétarienne et socialiste, présentant à nouveau au monde un État qui héritait de l’histoire qui avait caractérisé le tsarisme, mais sous la forme désormais irréversible d’un État bourgeois, voué au capitalisme et à son développement et, par conséquent, avec toutes les ambitions de l’ancien Empire russe. Les guerres, avec leurs inhérentes occupations militaires, qui l’ont vu comme un protagoniste direct ou indirect, de faible ou de forte intensité, après la première guerre impérialiste mondiale, sont: la Mandchourie intérieure (1929), la Mongolie (1929), la Mandchourie à nouveau (1939), la Pologne (1939-1956), la Finlande (guerre d’hiver, 1939-44), les États baltes (1940-1991), la Roumanie (Bessarabie et Bucovine, 1940), l’Allemagne (et les territoires occupés par elle pendant la guerre : Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie, Bulgarie, Albanie, 1941-1944), Allemagne de l’Est (1945), Autriche (1945-55), de nouveau la Mandchourie (1945-46), Norvège septentrionale (1945-46), Corée (1945-48 et 1950-53), Hongrie (1956), Israël/Palestine (1967-70), Tchécoslovaquie (1968-1989), Somalie/Ethiopie (Ogaden, 1977-78), Afghanistan (1979-89), Géorgie (1991-93), Ossétie (1992), Tadjikistan (1992-97), Tchétchénie (1994-96 et à nouveau 1999-2009), Caucase (2009-2017), Ukraine (2014 et 2022-encore en cours), Syrie (2015-encore en cours). https://it.frwiki.wiki/wiki/Liste_ des_ guerres_de_la_Russie

 

 19/01/2023

 

 

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