Notes de lecture

Oliver Le Cour Grandmaison

Coloniser Exterminer

Sur la guerre et l’Etat colonial (*)

(«programme communiste»; N° 101; Août 2011)

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Cet ouvrage déjà ancien de plusieurs années, mérite cependant que l’on y consacre une note de lecture. Il a produit en effet une certaine sensation lors de sa publication, à un moment où de nombreuses voix se faisaient entendre pour réhabiliter l’«oeuvre coloniale» de la France.

 A l’aide de nombreuses citations d’auteurs connus ou non de l’époque, Lecour-Grandmaison démontre que les responsables de la colonisation, en l’occurrence de l’Algérie, avaient parfaitement conscience que c’était une oeuvre de destructions, de massacres, d’extermination des populations indigènes qui était nécessaire pour conquérir le pays. Cavaignac, le futur massacreur des insurgés parisiens de juin 48 écrivait en 1839 un texte pour défendre la «colonisation absolue et immédiate» de l’Algérie, qui «n’est autre chose que la conquête par l’extermination» (1). Ce n’était pas là des paroles en l’air: un auteur moderne cité par L.G estime le nombre de victimes indigènes de la conquête de l’Algérie (1830-1870) de 500.000 à un million de personnes (près du tiers de la population). En 5 ans, de 1866 à 1871, la guerre mais aussi la famine et le typhus provoqués par elle, causèrent des dizaines de milliers de morts arabes.

Parmi les apôtres de la colonisation il se trouve un homme politique qui jouit encore aujourd’hui d’une certain prestige: Tocqueville, l’auteur de l’ouvrage fameux «La démocratie en Amérique». Sans aller jusqu’à préconiser l’extermination des Arabes et critiquant au contraire les cruautés inutiles qui poussent la population à soutenir la résistance d’Abd el-Kader, ce bon démocrate justifie ainsi l’usage déchaîné de la violence: «J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât des moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. (...) Le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et [à] le faire soit en détruisant les moissons à l’époque des récoltes, soit dans tous les temps en faisant des incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux» (2). Dans une lettre à La Moricière, un responsable militaire qu’il propose comme gouverneur militaire de l’Algérie, Tocqueville écrit: «Du moment que nous avons admis cette grande violence de la conquête, je crois que nous ne devons pas reculer devant les violences de détail qui sont absolument nécessaires pour la consolider» (3). Ces violences de détail, c’est le lot quotidien d’horreurs de la guerre coloniale avec ses tueries, ses «enfumades» où périssent par centaines hommes, femmes et enfants, ses viols...

Mais au milieu de cette véritable «anthologie des horreurs coloniales», l’auteur a jugé bon de placer... Marx et Engels!

Un lecteur ignorant des positions et de l’oeuvre de ces derniers, sera convaincu à la lecture de ce chapitre que ces derniers étaient des partisans du colonialisme, des racistes, etc. Il ne pourra que croire que celui qui se faisait appeler et qui signait ses lettres «Le Maure» était un raciste anti-arabe (désignés par le terme de maures en anglais à l’époque), que le même qui vantait son gendre, le métis Lafargue, comme le représentant de la race noire parmi les révolutionnaires, un raciste anti-noir! Il ne pourra que croire aussi qu’Engels était un antisémite, puisqu’il n’aimait pas apprendre les langues sémites - l’auteur se garde bien de faire la moindre allusion à ce qu’a écrit et dit Engels contre l’antisémitisme, comme il se garde bien de parler de ses déclarations sur l’indépendance de l’Algérie, comme il se garde bien de citer les articles de Marx et d’Engels favorables à Abd-el Kader, le chef des combattants anti-français lors de la conquête de l’Algérie. Sans doute le lecteur un peu futé pourra conclure qu’Engels traitait Lamartine de «traître» parce qu’une fois au pouvoir celui-ci avait abandonné sa revendication de retrait de l’Algérie; mais L-G réfute cette conclusion éventuelle en affirmant que Marx et Engels étaient des partisans de la colonisation et en particulier de celle de l’Inde: il a même le ridicule de s’appuyer sur le Manifeste pour affirmer qu’ils soutenaient la bourgeoisie en Allemagne (à propos de la future révolution bourgeoise dans ce pays) et donc... les crimes de la bourgeoisie anglaise en Inde! On peut être d’accord ou pas avec les positions communistes du Manifeste, mais il est assez difficile de ne pas s’apercevoir qu’il s’agit d’un manifeste antibourgeois...

Quant aux organisation sociales des peuples non-blancs dont L-G dit que Marx et Engels se désintéressaient, qui d’autres qu’eux ont développé des analyses sur le communisme primitif (en découvrant ses traces en Europe, en Amérique précolombienne et en Inde) ou ont valorisé les travaux de Morgan sur les indiens que la science officielle a jetés aux oubliettes? Qui d’autre que Marx et Engels ont élaboré la notion de mode de production asiatique ou ont travaillé sur l’hypothèse d’un passage de structures pré-capitalistes, encore partiellement communistes, au socialisme en sautant par dessus le capitalisme? Marx avait réuni, nous dit Engels, une documentation gigantesque sur le mode de production précapitaliste, «asiatique», en Russie, à partir de laquelle il envisageait de faire un travail de l’envergure de celui réalisé dans le Capital à partir de l’exemple anglais. La vieille accusation d’européocentrisme adressée à Marx et Engels relève de la calomnie: n’est-ce pas Marx qui avait affirmé dans ses articles écrits pour dénoncer les exactions anglaises en Chine (et se solidariser avec les Taipings) que la prochaine révolution en Europe dépendrait de la révolution en Chine?

On peut penser comme beaucoup aujourd’hui que Marx et Engels ont eu tort de mettre au centre de leur activité le sort du prolétariat, qui n’existe par définition que dans les pays capitalistes (ils reprenaient souvent le terme de pays civilisés, mais ils ont écrit être d’accord avec ce que disait Fourier de la «civilisation» du capital); on peut penser, comme tous ceux qui suivent l’idéologie dominante, que leur perspective de la révolution socialiste était une utopie ou une imbécillité; mais il est parfaitement malhonnête de passer sous silence les dénonciations vibrantes des méfaits du capitalisme dans les colonies (et notamment sur l’Inde dont L-G a le front de dire que Marx n’y consacre pas une ligne!) qui se trouvent dans les pages du Capital et d’autres écrits et articles de nos deux auteurs.

La crapulerie de L-G éclate lors-qu’il écrit que Marx avait énoncé une théorie du colonialisme moderne (titre d’un chapitre non écrit du Capital) dans l’intention tout à fait évidente de faire croire au lecteur profane qu’il s’agissait d’un partisan du colonialisme; mais elle était déjà manifeste dans le seul fait d’inclure un chapitre sur Maux et Engels dans son livre sur les colonialistes et les exterminateurs! L-G cite de façon approbative l’affirmation d’Edward Saïd, auteur américain d’origine palestinienne récemment disparu, selon qui Marx et Engels s’exprimaient comme «des porte-paroles des gouvernements français et britanniques»...

Comment expliquer les mensonges qu’écrit notre éminent universi-taire contre Marx et Engels?

La réponse est en fait assez simple; les nombreux textes qu’il reproduit démontrent que l’entreprise coloniale, spécialement dans le cas d’une colonie de peuplement comme l’Algérie, s’assimile tout à fait à une tentative de génocide. Mais cela, il est impossible de l’affirmer ouvertement sans risquer de s’attirer immédiatement les foudres des défenseurs de la démocratie pour qui seul le nazisme peut être coupable de génocide, ceci constituant même la différence fondamentale entre démocratie et fascisme! C’était avec cet argument que l’historien Vidal-Naquet combattait notre brochure «Auschwitz ou le grand alibi» qui explique que la condamnation du génocide allemand est l’alibi de la démocratie. Et précisément Vidal-Naquet, peu avant son décès en 2006, écrivit un long article pour critiquer l’ouvrage de  L-G, accusé de «dérive sectaire d’un anticolonialisme post bellum». Dans ce texte publié dans la revue des jésuites (1) le fameux intellectuel démocrate, célèbre pour son anticolonialisme lors de la guerre d’Algérie et grand pourfendeur du révisionnisme, en venait à relativiser la violence coloniale («moins tranchée [sic!] qu’elle n’est alléguée»), les crimes commis par les Français («il y eut bien d’autres massacreurs que les Français»: les colonisateurs italiens, etc.), la responsabilité de l’armée («ces officiers qui dirent non à la torture») et de l’administration coloniale («il y eut dans le pouvoir français en Algérie une main droite qui s’efforça de ne pas faire ce que faisait sa main gauche, et même d’en être le contre-pied, il y eut même de timides tentatives d’assimilation»); il y a eu en Bohême davantage de morts qu’en Algérie lors de la conquête et d’ailleurs la population algérienne recommença à augmenter sous la Troisième République: bref, «il n’y eut en Algérie ni entreprise d’extermination sciemment conçue et menée jusqu’à son terme et, contrairement à ce qu’énonce OLCG, ni projet cohérent de génocide».

Le secret de ces pitoyables contorsions, véritable révisionnisme de l’histoire coloniale, tient en une phrase: «Assimiler peu ou prou le système colonial à une anticipation du 3e Reich, voire à un “précédent inquiétant” d’Auschwitz, est une entreprise idéologique frauduleuse».

 Mais c’est précisément ce que ne dit pas L-G, même si tout son livre débouche logiquement sur cette conclusion! Très conscient de frôler un tabou, L-G s’est bien gardé de proférer une affirmation qui présenterait un risque pour sa carrière universitaire, et sans doute en guise de protection supplémentaire, il a voulu montrer son allégeance à l’idéologie dominante en s’attaquant à Marx et Engels: anticolonialiste sans doute, mais au moins anti-marxiste!

 Démonstration supplémentaire de cette lâcheté intellectuelle de L-G: il termine son livre en citant le fameux «discours sur le colonialisme» d’Aimé Césaire en 1950; mais il n’en cite qu’une phrase secondaire où ce dernier parle du «poison instillé» par le colonialisme en Europe qui provoque «le progrès lent de l’ensauvagement du continent». Ce discours est pourtant surtout connu par un raisonnement qui fit scandale à l’époque et qui fait encore frémir les démocrates à la Vidal-Naquer et reculer les anti-marxistes à la Le Cour Grandmaison::

«il vaudrait la peine (...) de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique».

Cependant en dépit de ses «limites», en dépit de l’anti-marxisme frauduleux de son auteur, cet ouvrage fourmille d’informations précieuses sur la façon dont a été pensé, organisé et mené à bien le colonialisme. Il est aussi une démonstration de ce qu’écrivait Marx: un peuple qui en opprime un autre ne peut être libre; les prolétaires français ont été massacrés par les massacreurs qui avaient fait leurs armes dans les colonies.

 


 

(1) cf «Coloniser, exterminer...», p. 191

(2) cf Ibidem, p. 101.

(3) cf F. Maspéro, «L’honneur de Saint-Arnaud», Librairie Plon 1993, p. 173.

(4) cf «Coloniser, exterminer: de vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique» écrit en collaboration avec Gilbert Meynier. Esprit, décembre 2005.

 

(*)  ( Fayard 2005. 365 p., 22 euros )

 

 

Errata

Coloniser exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial

 

La revue Esprit dans laquelle Vidal-Naquet et Gilbert Meynier avaient publié une critique de l’ouvrage de Lecours-Grandmaison, n’est pas comme nous l’avons écrit la revue des Jésuites, cette dernière étant en effet la revue Preuves.

Comme nous l’écrit un lecteur attentif, Esprit «même si des jésuites de différentes espèces comme le jésuite politique PV-N y écrivent», a été en réalité fondée par Emmanuel Mounier, apôtre du «personnalisme», une philosophie spiritualiste selon laquelle «le spirituel commande le politique et l’économique». Le personnalisme marqua aussi bien le courant social-chrétien qui s’incarna dans une partie du PS que le courant chrétien libéral que l’on retrouve à droite, deux courants également bourgeois évidemment hostiles au prolétariat et à ses luttes.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

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