Notes de lecture

Pseudo «révolution démocratique» ou révolution prolétarienne en Algérie

(«programme communiste»; N° 102; Février 2014)

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Sous le titre: «La démocratie en Algérie. Réforme ou révolution? Sur la crise algérienne et les moyens d’en sortir» (1), a été publié en 2012 à Alger un livre de Hocine Belalloufi. Traçant la perspective d’une future révolution en Algérie, cet ouvrage a eu un certain écho dans les milieux de gauche et d’extrême-gauche algériens. Cependant son orientation est aux antipodes du communisme révolutionnaire: bien que H. Belalloufi se présente comme «militant marxiste», son marxisme est en vérité des plus douteux. Dans son livre, il ne fait pratiquement référence qu’à Nicos Poulantzas (2) – encensé par tous les réformistes pour avoir révisé la conception marxiste de l’Etat afin de justifier sa possible transformation –, et à Samir Amin – qui a élaboré un «marxisme» édulcoré à destination des dirigeants des nouveaux Etats bourgeois indépendants (3).

Dans les premiers chapitres, l’auteur revient sur l’histoire de l’Algérie depuis l’indépendance; une première période, celle du prétendu «socialisme» de Boumediene, a été celle de la construction d’un capitalisme d’Etat essayant de réaliser une «déconnexion» (Samir Amin) avec l’impérialisme et permettant une amélioration de la situation des grandes masses; puis nous aurions eu sous Chadli (successeur de Boumediene en 1979) une véritable «contre-révolution» (appréciation significative qui identifie le capitalisme d’Etat à la «révolution») avec la politique d’ouverture (infitah) au capitalisme privé et de réconciliation avec l’impérialisme; politique qui n’a pas été réellement modifiée par le «patriotisme économique» des années 2000. Les acquis économiques et sociaux de la période Boumediene ont ainsi été remis en cause, ce qui a conduit à es explosions de luttes, auxquelles le régime a démontré son incapacité à répondre par une véritable démocratisation. Conclusion de l’auteur: «L’Algérie est grosse d’une révolution démocratique», même s’il ajoute que ce n’est pas une perspective immédiate.

N’ayant pas la place de faire, comme il le faudrait, une critique détaillée des analyses de Belalloufi, nous allons nous limiter à une critique de cette conclusion.

 

 *   *   *

 

Dès l’introduction, l’auteur annonce la couleur, et si ce n’est pas le vert (Islamisme), ce n’est pas le rouge!

Il écrit que l’explication qu’il donne à la «crise algérienne», qui «affecte tous les niveaux: économique, social, politique et idéologique», «entraîne la prescription de remèdes». Selon lui, cette crise est «une crise politique particulière: la crise d’hégémonie». Avec ce concept emprunté à Poulantzas, il veut dire que, s’il y a bien une crise entre les classes dominées et les classes dominantes, «il s’agit aussi et surtout d’une crise entre les classes et les fractions de classes dominantes elles-mêmes».

Le diagnostic est clair: nous sommes en présence «aussi et surtout» d’une crise au sein de la classe dominante: si nous comprenons bien entre les «patriotes» défenseurs des entreprises d’Etat et les «compradores» liés à l’impérialisme qui veulent imposer le «néolibéralisme», aucune des deux fractions n’arrivant à imposer complètement son hégémonie, même si les derniers sont les plus puissants. Le remède que prescrit H.B. est simple, à défaut d’être clair: la démocratie! Or le «pouvoir», le régime, étant incapables de se réformer à cause de cette crise (?), il faut une révolution pour arriver à la démocratie: «L’incapacité hégémonique des différentes fractions de la bourgeoisie algérienne perdure aujourd’hui. Elle seule est en mesure d’expliquer l’embrouillamini actuel et les incohérences apparentes de la politique économique gouvernementale. (...) La crise d’hégémonie provoque à son tour une crise du régime qu’elle empêche de se démocratiser. La nécessité d’une révolution démocratique découle justement de cette incapacité subjective et objective du régime à se réformer. Le choix [notez bien!] de la révolution (...) constitue au contraire la seule réponse possible aux blocages actuels et à la détérioration continue de la situation» (4).

Ce que nous dit ici H.B., c’est que sa «révolution démocratique» n’est pas motivée par les ravages du système économique et social (le capitalisme), mais par les blocages du régime politique qui administre ce système, comme si elle avait pour fonction ou pour justification la résolution des problèmes internes de la classe dominante! Sa révolution ne serait donc que ce qu’on appelle une «révolution de palais», une pseudo-révolution laissant le capitalisme intact, un simple ravalement de façade de l’Etat bourgeois. Et c’est bien là le fond de sa pensée; ne s’écrie-t-il pas en effet: «Comment, dans ces conditions, peut-on défendre l’Etat sans s’attaquer au pouvoir, au gouvernement, au régime?» (5). La défense de l’Etat bourgeois est donc l’objectif de la «révolution»!!!

Mais n’allons pas trop vite. Pour démontrer l’impossibilité que le régime se démocratise, H.B. cite Poulantzas; celui-ci affirmait en 1975, en prenant l’exemple de l’Espagne, que les dictatures sont incapables de se réformer: «De même qu’une forme d’Etat d’exception (fascisme, dictature, bonapartisme) ne peut surgir d’un Etat démocratique parlementaire par une voie continue et linéaire, par étapes successives et en quelque sorte imperceptibles, un Etat démocratique-parlementaire ne peut surgir ainsi d’une forme d’Etat d’exception» (6).

Si Poulantzas faisait ainsi preuve d’une incroyable myopie en analysant ce qui se passait sous ses yeux, que dire de H. Belalloufi, qui, à quarante ans de distance, répète la même erreur, sans s’aviser que l’Espagne est passée de la dictature à la démocratie sans révolution ni heurts? Ce processus sans douleur qui a eu lieu aussi au Chili, en Grèce et ailleurs, a une signification profonde pour les marxistes.

Sans aucun doute il ne peut y avoir de passage d’un régime démocratique à un autre dictatorial d’une façon imperceptible: l’instauration de la dictature n’a de sens que parce qu’il s’agit d’un coup violent porté au prolétariat et aux masses pour qu’ils en perçoivent immédiatement dans leur chair toute la force brutale; par contre, le processus inverse est généralement pacifique car il se produit lorsque le prolétariat ne constitue plus une menace pour la bourgeoisie. Le point important que nous voulons souligner ici et qui a été professé depuis toujours par le marxisme, est que démocratie ou dictature ne sont pas, sous le capitalisme, deux systèmes antagoniques, mais deux modes de la même domination de classe, auxquels, suivant l’acuité des affrontements politiques et sociaux, la classe dominante a alternativement recours pour les besoins de la défense de son ordre économique et social.

Dès son premier congrès, l’Internationale Communiste avait jugé indispensable de rappeler dans sa «Plate-forme» que: «La prétendue démocratie, c’est-à-dire la démocratie bourgeoise, n’est rien d’autre que la dictature bourgeoise déguisée. La “volonté populaire” tant prônée est une fiction, comme l’unité du peuple. En fait il n’existe que des classes dont les intérêts antagonistes sont irréductibles. (...) L’essence de la démocratie bourgeoise réside dans la reconnaissance purement formelle des droits et des libertés, précisément inaccessibles au prolétariat et aux éléments semi-prolétariens du fait de leur manque de ressources matérielles». Et ses «Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne» (7) affirmaient que parler de «démocratie en général», «en dehors des classes ou au dessus des classes, soi-disant du point de vue du peuple tout entier, c’est tout simplement se moquer de l’enseignement du socialisme, à savoir la théorie de la lutte des classes». (...) «Tous les socialistes ont exprimé cette idée, formulée de la manière la plus scientifique par Marx et Engels, à savoir que la république bourgeoise la plus démocratique n’est rien d’autre qu’un appareil permettant à la bourgeoisie de réprimer la classe ouvrière, permettant à une poignée de capitalistes d’écraser les masses laborieuses».

Cela signifie-t-il que les communistes se désintéressent de ce qu’on appelle les «droits et libertés démocratiques» – que nous préférons, pour ne pas contribuer aux illusions démocratiques, appeler «libertés politiques et sociales», comme le droit de grève, les libertés d’organisation et de manifestation, etc.?

Evidemment non. Mais ils doivent avertir les prolétaires d’une part, que, comme l’expliquait l’Internationale Communiste, la bourgeoisie cherche toujours à ne reconnaître que de façon purement formelle ces libertés ou droits, car ils représentent un desserrement de la pression exercée sur les masses exploitées; même dans les pays les plus démocratiques, c’est-à-dire les pays capitalistes les plus riches où la classe dominante a les moyens de paralyser le prolétariat par des concessions diverses conjuguées à l’action des forces collaborationnistes, elle cherche à les vider de leur sens, par exemple en imposant des réglementations contraignantes au droit de grève, etc.; et d’autre part qu’elle utilise la reconnaissance même formelle de ces libertés et droits pour instiller dans le prolétariat la croyance pernicieuse que «la démocratie» est le moyen pour résoudre ses problèmes.

Les communistes doivent toujours rappeler que l’obtention et l’application effective de ces libertés ne peuvent être conquises et défendues que par la lutte, et non garanties par des Constitutions et des lois; et surtout que ces libertés ne sont qu’un moyen pour faciliter le combat de classe contre le capitalisme, et non pas l’objectif de ce combat. Le but ultime de la lutte prolétarienne, ce n’est pas de résister dans les meilleures conditions au capitalisme, mais de le supprimer pour instaurer le socialisme, la société sans exploitation ni oppression, sans classes ni Etats, sans argent ni frontières; cela exigeant la prise révolutionnaire du pouvoir, la destruction de l’Etat bourgeois et l’instauration de la dictature internationale du prolétariat dont la tâche est de révolutionner de fond en comble toute l’organisation économique et sociale..

Pour le soi-disant «militant marxiste» H.B., cette perspective marxiste classique relève d’une vision... économiste et réformiste honteuse! La citation suivante est un peu longue, mais elle mérite d’être lue attentivement car elle résume toutes les objections de l’auteur:

«La vision étroitement économiste (...) limite le combat revendicatif du mouvement populaire et, singulièrement, du mouvement ouvrier aux seules libertés démocratiques, à l’exclusion de la démocratie, sous prétexte que la démocratie est un “régime bourgeois”. Se prononçant contre tout “étapisme” aussitôt qualifié de stalinien, cette vision se refuse à avancer d’autres mots d’ordre que ceux du socialisme et de pouvoir aux travailleurs. Ce discours d’apparence très “radicale”, très “gauche”, très “anticapitaliste” masque en réalité un réformisme qui s’ignore et qui épargne le régime antidémocratique placé sur le même plan que le régime démocratique, sous le fallacieux prétexte que les deux ont la même nature de classe. (...) La vision économiste se contente ainsi d’avancer des revendications sociales et politiques sans poser la question du pouvoir si ce n’est dans des éternels termes abstraits et désincarnés. Pour elle le socialisme et le pouvoir des travailleurs sont d’actualité en tout temps et en tous lieux. Ne disposant d’aucune stratégie, elle ne ressent surtout aucun besoin d’en élaborer une. En attendant la révolution ramenée à une grève générale suivi d’une insurrection, l’incantation suffit. Il ne reste alors à ses partisans qu’à regarder passer le train de l’histoire. Un train conduit pas d’autres forces politiques et sociales» (8).

On est ici en présence d’une profession de foi classique de l’opportunisme, ce courant né pratiquement à la fin du dix-neuvième siècle au sein du mouvement socialiste qui, cédant à la pression de l’idéologie bourgeoise, abandonne les objectifs et les orientations de classe, marxistes, pour ne plus envisager qu’une réforme du capitalisme.

La «démocratie», basée sur l’égalité juridique de tous les citoyens et avec son idéologie signifiant le pouvoir au «peuple» – comme s’il n’existait pas des classes sociales antagonistes au sein de celui-ci! – est un système politique bourgeois, correspondant au mode de production capitaliste. Elle a sans aucun doute un caractère progressiste par rapport aux systèmes politiques qui correspondent aux modes de production fondés sur une inégalité de principe entre les citoyens, où les aristocrates, les féodaux, les colons, juridiquement, politiquement et socialement privilégiés par rapport au reste de la population, détiennent seuls le pouvoir. La «révolution démocratique», synonyme de révolution bourgeoise, est historiquement nécessaire dans ces pays pour éliminer les oppressions qui frappent, à des degrés divers, les diverses classes non privilégiées et pour lever les obstacles politiques et sociaux qui entravent le développement du capitalisme. Le prolétariat lutte donc pour le succès de la révolution bourgeoise (y compris de la révolution anticoloniale qui en est une des variantes) en même temps que toutes les classes opprimées qui constituent le «peuple»; c’est la condition pour que puisse se déployer le plus largement possible la lutte de classe moderne, au sein du peuple, entre bourgeois et prolétaires, c’est-à-dire la lutte frontale contre le capitalisme et pour le socialisme. Depuis l’adresse de la Ligue des Communistes de 1850 le marxisme a défini sans équivoque la stratégie prolétarienne dans la révolution bourgeoise: organisation indépendante de classe, efforts pour s’emparer dès que possible du pouvoir et étendre la révolution aux grands pays capitalistes: «Tandis que les petits-bourgeois démocrates voudraient terminer au plus vite la révolution, notre intérêt et notre tâche sont de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays dominants du monde l’association des prolétaires aient fait assez de progrès pour faire cesser la concurrence entre eux dans ces pays et concentrer entre leurs mains au moins les principales forces productives» (9). Les prolétaires ne cessent pas le combat avec l’obtention du régime démocratique, ils continuent la lutte, y compris contre les alliés d’hier (les petits-bourgeois démocrates), pour déloger la bourgeoisie du pouvoir et s’ériger en classe dominante.

Cette stratégie était établie par Marx pour l’Allemagne encore dominée par l’aristocratie, et donc grosse d’une révolution bourgeoise; elle a été ensuite précisée et suivie par les bolcheviks dans la Russie tsariste, en opposition aux mencheviks: ces derniers soutenaient que puisque la Russie en était à l’ «étape» de la révolution démocratique, les prolétaires devaient se contenter de soutenir la bourgeoisie et limiter leurs revendications à ce qui était compatible avec l’avènement d’un régime bourgeois. La révolution prolétarienne était renvoyée à une étape ultérieure.   

Dans les pays où règne le capitalisme, la démocratie ne peut plus avoir aucun caractère révolutionnaire. Même quand subsistent encore des restes féodaux plus ou moins importants, la propagande démocratique y sert avant tout à tromper les prolétaires et les masses opprimées. Engels écrivait que la «démocratie pure» devient dans une période révolutionnaire «l’ultime bouée de sauvetage de toute l’économie bourgeoise et même féodale. (...) Tout ce qu’il y a de réactionnaire revêtira alors le masque démocratique. (...) Au jour de la crise et le lendemain, notre unique adversaire sera la réaction unie groupée autour de la démocratie pure» (10). La seule classe révolutionnaire est le prolétariat, son but n’est pas la démocratie mais le socialisme. Même si le régime est fasciste, dictatorial, autoritaire, etc., les prolétaires, qui luttent pour arracher les libertés politiques et sociales, ne doivent jamais se laisser détourner de leur combat anticapitaliste et abandonner leur orientation socialiste sous l’illusion que des alliances avec des classes ou fragments de classe bourgeoises et petites-bourgeoises renforceraient leur lutte: c’est le contraire qui est vrai! L’interclassisme est la voie de la défaite assurée car il paralyse le prolétariat – comme l’a démontré l’expérience du Front Populaire en Espagne vantée par H.B.!

Notre auteur sait parfaitement (et il l’écrit) que la démocratie est un régime bourgeois, mais cela ne l’empêche de la proposer comme objectif au mouvement ouvrier (si on veut monter dans le train conduit par d’autres forces politiques et sociales, il faut bien adopter leurs objectifs!). Comme la perspective du socialisme et du pouvoir aux travailleurs lui semble trop lointaine, rester fidèle à cette perspective, c’est selon lui ne pas poser la question du pouvoir! La perspective du renversement du capitalisme et de la prise du pouvoir par les travailleurs, voyez-vous, c’est «abstrait et désincarné»! Sa perspective d’aller au plus vite au pouvoir, implique alors très concrètement d’abandonner les positions marxistes fondamentales qui s’appellent indépendance de classe, orientation anticapitaliste, internationalisme, destruction de l’Etat bourgeois.

A leur place il pose un «bloc social populaire», c’est-à-dire une union interclassiste qui regroupe, au fil des pages, les éléments démocrates de l’armée «dans tous ses compartiments et à tous les niveaux de sa hiérarchie» (11), «certaines fractions de la bourgeoisie (...). Des fractions de la petite-bourgeoisie bloquées dans leurs projets d’accumulation ou d’ascension sociale» (12) et les «classes populaires [qui c’est?] et, singulièrement, la classe ouvrière» (13). «La revendication démocratique, reconnaît H.B., est une revendication interclassiste. Elle intéresse toutes les classes (...) les patrons pour améliorer leur position dans l’appareil d’Etat et mieux accumuler, les petits-bourgeois pour mieux s’élever dans la hiérarchie sociale et être associés au pouvoir, les travailleurs, actifs ou au chômage, pour pouvoir améliorer leur situation en s’organisant et en luttant dans la légalité». La conclusion logique, d’un point de vue marxiste, est qu’il faut mettre en évidence ces oppositions d’intérêts de façon à prévenir les travailleurs que bourgeois et petits-bourgeois utilisent le caractère interclassiste de cette revendication pour les détourner de leurs objectifs de classe et utiliser leur force à leur profit. Mais ce n’est pas la conclusion de notre auteur: «Ce caractère interclassiste constitue une chance, écrit-il, dans la mesure où il permet théoriquement la mobilisation d’un large éventail de forces» (il est vrai qu’il serait difficile de mobiliser les patrons pour des revendications prolétariennes!).

Malheureusement, ajoute-t-il, toutes les classes ne «s’engagent pas toutes avec la même détermination». En particulier «les classes supérieures, quand elles ne trahissent pas, participent passivement au combat démocratique». Il faut donc que «le pôle de gauche, c’est-à-dire les forces populaires [qui c’est?]» arrivent à «diriger le combat démocratique» (14): au lieu de lutter contre «les classes supérieures», on se propose sans rire de les diriger!

Le but du mouvement démocratique, «à terme» (ne brûlons pas les étapes!), c’est l’instauration d’ «un régime authentiquement national, démocratique et populaire» (15). H.B. n’explique pas davantage la nature politique et sociale de ce régime qui devrait naître de la révolution, mais ces trois qualificatifs suffisent à faire comprendre que ce ne peut être qu’un régime bourgeois; d’ailleurs, il le reconnaît explicitement lui même, par exemple quand il donne comme exemple... la démocratie française (16)! Faire la révolution pour passer d’un régime bourgeois à un régime bourgeois, voilà donc ce qu’il propose! En effet, argumente-t-il, «pour arriver au pouvoir, le bloc social populaire a besoin de ne pas être entravé (...) par le régime autoritaire à façade démocratique. Il doit donc le combattre et avancer le mot d’ordre de la démocratie» (17). Résumons. Pour prendre le pouvoir, il faut abandonner les abstractions sur le socialisme et le pouvoir des travailleurs et constituer une alliance interclassiste; mais pour «arriver au pouvoir» celle-ci a besoin elle aussi de faire une révolution – sauf que ce n’est plus la classe ouvrière qui arrive au pouvoir, mais un conglomérat où ses intérêts de classe sont mis de côté, exactement ce que dénonçait Marx il y a cent cinquante ans!

 

Dictature du prolétariat ou dictature de la bourgeoisie!

 

Ce qu’il y a derrière le schéma réellement abstrait de H.B., c’est le refus tout à fait concret de la révolution prolétarienne. Après la phrase ci-dessus, il écrit: «A moins de soutenir que ce c’est la révolution socialiste [il en bafouille], et non une révolution démocratique et sociale [?] qui est à l’ordre du jour aujourd’hui en Algérie. Il convient alors de le dire sans détour, et surtout de le prouver, les révolutions n’étant pas affaire de désir, mais de possibilité objective» (18) (et c’est lui qui parle de la révolution démocratique comme d’un «choix»!).

Notre auteur a consacré tout son ouvrage justement à ne pas poser cette question, à ne pas expliquer pourquoi il rejette la notion marxiste élémentaire selon laquelle sous le capitalisme la seule révolution – c’est-à-dire le passage du pouvoir d’une classe à une autre, le remplacement d’un mode de production par un autre – possible, c’est la révolution socialiste! Recopiant, en les aggravant, les vieilles thèses stalino-maoïstes qui stipulaient, comme les mencheviks russes, qu’il fallait se contenter de porter la bourgeoisie au pouvoir et de développer le capitalisme, il préconise une nouvelle révolution bourgeoise, alors même que la bourgeoisie est au pouvoir et que le capitalisme est le mode de production dominant!

 Mais c’est toute l’histoire des décennies écoulées depuis la constitution des nouveaux Etats indépendants, et pas seulement en Algérie, qui prouve que l’ère des révolutions bourgeoises est close de façon générale à l’échelle du globe. Si le capitalisme est plus ou moins développé selon les pays et les régions du monde, si des survivances de modes de production antérieurs et des débris de vieilles classes exploiteuses existent encore, partout le capitalisme est le mode de production dominant, partout la bourgeoisie est la classe dominante. Et comme le disait le Manifeste, la bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. En Algérie comme partout, même s’il existe sans aucun doute d’autres classes et d’autres couches, parfois très nombreuses, les deux classes fondamentales qui se font face dans la société sont la bourgeoisie et le prolétariat; dans le monde entier la seule lutte porteuse de progrès pour l’humanité est la lutte entre bourgeois et prolétaires; la seule alternative historique est entre le maintien du capitalisme tel qu’il est, avec ce qu’il implique de souffrances, de misère, d’oppression et d’exploitation – et non un capitalisme idéal, humain, démocratique et social comme en rêvent les réformistes – et son renversement révolutionnaire pour ouvrir la voie à l’avènement du socialisme, de la société communiste unifiant toute l’humanité.

Considérons l’histoire récente des pays voisins; la chute des Moubarak et Ben Ali, l’instauration de nouveaux régimes démocratiques ont-ils modifié la situation des prolétaires et des masses semi-prolétariennes déshéritées? Ne leur faut-il pas entrer en lutte non plus contre le régime autoritaire des autocrates déchus, mais contre le capitalisme et l’Etat bourgeois qui redoublent leurs attaques, dans la perspective, évidemment non immédiate, de la révolution socialiste?

Ce n’est pas l’avis de H.B. pour qui le seul problème y est l’ «inachèvement» de la révolution démocratique; il faut donc qu’elle se poursuivre, dans un processus qui durera «des mois et des années», pour arriver à la «démocratisation effective des appareils répressifs d’Etat», à une «justice sociale relative, c’est-à-dire, au stade actuel, d’une répartition équitable ou moins inéquitable du revenu national» ((n’allons pas trop loin!) et à la «remise en cause des liens de soumission et de subordination de l’économie nationale et des Etats vis-à-vis des grandes puissances» (19). Typique programme petit-bourgeois mêlant le rêve absurde d’une «police au service de la population» à un peu de justice sociale pour les pauvres et à l’aspiration impossible à l’égalité des nations!

Laissons répondre un certain Lénine qui n’avait pas eu l’occasion de lire les ouvrages de Hocine Belalloufi, mais qui connaissait des gens de son acabit: «Il n’y a pas de milieu. Seuls en rêvent vraiment les fils à papa, la gent intellectuelle, les petits messieurs qui ont fait de mauvaises études dans de méchants bouquins. Nulle part au monde il n’y a et il ne saurait y avoir de milieu. Ou bien la dictature de la bourgeoisie (dissimulée sous la pompeuse phraséologie socialiste-révolutionnaire et menchevique sur la souveraineté du peuple, la Constituante, les libertés, etc.), ou bien la dictature du prolétariat. Celui a qui toute l’histoire du XIXe siècle n’a pas appris cela est un imbécile fini» (20).

Cela ne veut pas dire que la révolution socialiste est possible à tout moment (et d’ailleurs H.B. admet que la «révolution démocratique» qu’il a choisi n’est pas non plus possible à tout moment); les crises de régime ne débouchent pas automatiquement sur des périodes objectivement révolutionnaires, celles-ci n’existent pas en permanence. Mais quand s’ouvre une période révolutionnaire, c’est alors que fleurissent les orientations qui, comme l’avertissait Engels, tout en se déguisant en révolutionnaires, s’emploient à combattre la révolution au nom de la «démocratie pure». La première condition pour que ces périodes «objectivement» révolutionnaires débouchent effectivement sur une révolution victorieuse, est que le prolétariat – et d’abord son avant-garde – se soit regroupé autour de son parti de classe, combattant sans relâche toutes les influences bourgeoises, aussi et surtout celle de l’idéologie et des forces démocratiques

Travailler à la reconstitution de ce parti, travailler à l’organisation classiste du prolétariat et au développement de la lutte prolétarienne de classe, y compris dans les combats quotidiens, contre les patrons et l’Etat bourgeois: telle est la voie à suivre, diamétralement opposée à celle de l’alliance démocratique interclassiste et de la défense de l’Etat bourgeois que préconisent tous les démocrates, même lorsque, comme H.B., ils se gargarisent avec le mot révolution.

 

 


 

(1) Coédité par les Maisons d’édition APIC et Lazhari Labter, Alger mai 2012.

(2) N. Poulantzas a été parfois décrit comme l’idéologue de l’eurocommunisme. Il soutenait que le marxisme manquait d’une théorie politique de l’Etat! L’Etat était, d’après lui, une «condensation matérielle de rapports de force» entre les classes, et non pas l’instrument de domination d’une classe; dans certaines conditions, il pouvait donc se mettre au service des classes exploitées, être réformé en quelque sorte. Cf «L’Etat, le pouvoir, le socialisme», paru en 1978 et réédité en mars 2013.

(3) H.B. reprend à son compte la définition de Samir Amin, qui a préfacé son ouvrage, comme étant «un intellectuel organique du Sud»: c’est-à-dire un porte-parole et idéologue des nations se trouvant à la périphérie des grands centres impérialistes. Anti-impérialiste proclamé, théoricien de la «déconnexion» avec le marché mondial, Samir Amin n’a pas hésité à soutenir l’intervention impérialiste de la France au Mali au nom de la lutte contre «l’obscurantisme», en l’occurrence l’islamisme radical (comme il a soutenu l’action de l’armée en Egypte): l’anti-impérialisme bourgeois est toujours prêt à se rallier à l’impérialisme quand il s’agit de défendre l’ordre social et politique bourgeois dont il n’est jamais déconnecté...

(4) Cette citation et toutes les précédentes sont tirées de la page 7.

(5) p. 187.

(6) cf «La crise des dictatures», Ed. Maspero 1975, p. 105, cité par H.B. p. 152.

(7) Thèses rédigées par Lénine.

(8) p. 173.

(9) L’Adresse mettait particulièrement les prolétaires en garde contre les ancêtres de H.B.: «A l’heure actuelle, où les petits-bourgeois démocrates sont partout opprimés, ils prêchent au prolétariat de façon générale l’union et la réconciliation; ils lui tendent la main et s’efforcent de créer un grand parti d’opposition qui regrouperait toutes les tendances dans le parti démocratique; autrement dit ils tentent de fourvoyer les travailleurs dans une organisation de parti où prédomine la phraséologie social-démocrate avec ses généralités qui dissimulent les intérêts particuliers, les revendications concrètes des travailleurs ne devant pas être formulées (...).

Une telle association tournerait à leur seul avantage et entièrement au désavantage du prolétariat qui perdrait entièrement sa position indépendante (...) pour retomber au rang de simple appendice de la démocratie bourgeoise officielle. Cette association doit être rejetée de la façon la plus catégorique».

(10) Lettre à Bebel du 11/12/1884 (souligné par Engels). C’est une réponse au socialiste allemand qui l’avait interrogé sur le rôle, lors de la révolution en Allemagne (où existaient d’importants restes féodaux), de la «démocratie pure». «Toute la bourgeoisie et les restes de la classe féodale possédante, une grande partie de la petite bourgeoisie et de la population rurale se grouperont alors autour du parti bourgeois le plus endurci qui se posera en parti révolutionnaire bon teint»: il n’y a pas de doute pour Engels, un bloc démocratique interclassiste est bien possible, mais il est contre-révolutionnaire!

(11) p. 95.

(12) p. 188. Marx et Engels disaient que les couches petites-bourgeoises «sont réactionnaires; elles ne peuvent devenir révolutionnaires que lorsqu’elles sont sur le point de passer au prolétariat; elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels. Elles abandonnent leur point de vue propre pour adopter celui du prolétariat» (Le Manifeste du Parti Communiste, chapitre I). Pour H.B. au contraire c’est en défendant leurs intérêts actuels qu’elles peuvent s’intégrer dans son bloc...

(13) Ibidem

(14) p. 8. On peut retrouver l’infâme bouillie démocratique interclassiste qui caractérise l’orientation politique de H.B., dans la question du fascisme. Nous n’avons malheureusement pas la place ici de nous y attarder. Signalons juste au lecteur qu’il cite comme analyse correcte le rapport de Dimitrov au 7e Congrès de l’Internationale Communiste (1935). Ce n’est pas un hasard: avec ce rapport l’Internationale stalinienne, qui par la funeste politique imposée au PC Allemand avait facilité l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne, jetait officiellement par dessus bord tous ses références formelles au marxisme en généralisant l’orientation de «Front Populaire» initiée en France: lutte pour la démocratie, alliance avec les partis bourgeois, abandon de l’internationalisme prolétarien, ralliement au patriotisme et à la défense nationale.

(15) p. 190.

(16) p. 178, 179. H.B. commente: «le consensus social [fondé sur la protection sociale fournie par l’Etat-providence] constitue partout le socle matériel (...) d’un régime démocratique». Finie la lutte des classes, place au consensus social! Mais n’en déplaise à H.B., la lutte des classes existe toujours dans les grands pays capitalistes même si elle y est malheureusement amortie par les mesures sociales que la bourgeoisie a pu concéder, en partie grâce à l’exploitation impérialiste des pays plus faibles...

(17) p. 187.

(18) Ibidem.

(19) p. 166.

(20) «Lettre aux ouvriers et aux paysans à propos de la défaite de Koltchak» (1919). Oeuvres, Tome 29, p. 564. Pour être juste, H.B., se souvenant in extremis qu’il a une réputation de militant marxiste à défendre, évoque dans l’avant-dernier paragraphe de la dernière page de son ouvrage le besoin d’ «entamer une transition au socialisme» et la nécessité d’ «en finir avec le capitalisme». Mais sans doute inquiets que ces phrases creuses heurtent quelques lecteurs, il pose dans le dernier paragraphe la question: «Qu’est-ce que ce socialisme?»; et ne sachant ou ne voulant pas y répondre, il conclut: «Ce peut-être l’occasion, dans notre pays, de rouvrir un nouveau champ politique à la réflexion et aux débats». Voilà à quoi ce que signifie le «marxisme» de H.B.: jeter en pâture les formidables enseignements de l’histoire des luttes de classe et du mouvement révolutionnaire prolétarien dans l’arène d’un débat démocratique....

 

 

Parti communiste international

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