Histoire de la Gauche communiste

(«programme communiste»; N° 102; Février 2014)

Retour sommaires

 

Discours d’Amadeo Bordiga

(Marseille, 28/12/1921) (1)

 

 

Camarades,

Il n’est pas nécessaire d’entourer de phrases, ces simples mots: «Je vous salue au nom de l’Internationale Communiste!».

Par ailleurs, la forme de ce que je vais dire ne pourra pas ne pas se ressentir du fait que je ne me sers pas de ma langue maternelle.

Vous me permettrez, cependant, de vous entretenir de certains problèmes à l’ordre du jour sur le terrain international, devant le mouvement communiste de tous les pays du monde.

Je vous demande la permission d’examiner ici, d’une façon très rapide et très simple, la situation et la lutte prolétarienne mondiale en ce moment-ci et les conclusions qu’on peut en tirer dans le domaine de la tactique de l’Internationale Communiste.

D’un côté, la situation du prolétariat qui s’est déjà emparé du pouvoir de la République soviétique de Russie, avant-garde de la révolution mondiale ; d’un autre côté, la situation des autres armées, des autres bataillons d’assaut de la révolution communiste qui poursuivent leur lutte contre le pouvoir bourgeois dans les autres États du monde.

Dans ce double domaine de faits, nos adversaires nous opposent leurs arguments contre les principes et les méthodes communistes. Il ne faut pas craindre d’accepter ce défi et de descendre sur ce terrain de discussion pour démontrer que la situation elle-même, les événements eux-mêmes, ne font que prouver une fois de plus, la vérité et la force de notre doctrine et de notre méthode d’action révolutionnaire. (Applaudissements).

 

La nouvelle politique des Soviets

 

On dit que la politique de la République des Soviets et du Parti Communiste qui est à la tête du pouvoir en Russie vient d’être modifiée, rectifiée. C’est vrai.

On dit que la Révolution marque un temps d’arrêt, et peut-être c’est vrai encore. Mais quelle est la valeur, au point de vue de notre méthode critique, des événements de Russie? Nous le dirons en quelques mots.

Nous ne devons pas perdre de vue le fait qu’une double tâche s’impose à la révolution prolétarienne: une tâche politique et aussi une tâche économique. Aussi bien l’une que l’autre ne peuvent être considérées qu’à l’échelle de la lutte prolétarienne dans le monde, vue dans son ensemble.

La révolution russe est concevable seulement comme le premier chapitre de la révolution mondiale; son développement ne peut être poursuivi et rendu complet que si nous le rattachons au développement de la lutte prolétarienne dans les autres pays du monde.

La révolution économique est considérée par le marxisme comme une réorganisation des forces productives de la plus grande partie du monde; cette réorganisation suppose comme condition préliminaire que le prolétariat ait conquis le pouvoir politique au moins dans les grands pays où le capitalisme est développé.

Jamais un marxiste ne pourra s’attendre à voir une économie communiste  s’établir dans un pays où le prolétariat s’est emparé du pouvoir alors que dans les autres le capitalisme continue à exister.

La constitution de la dictature du prolétariat en Russie est le résultat de la situation mondiale de la lutte prolétarienne: elle a la valeur d’une étape, non pas dans le sens qu’elle permettre d’ériger un modèle d’organisation économique communiste, mais dans le sens qu’elle est une première victoire politique du prolétariat international, un point d’appui pour d’autres victoires dans la guerre mondiale de classe.

Evidemment, sur la base du pouvoir politique, et tandis que celui continue à se défendre contre les attaques de la réaction à l’échelle mondiale, on a commencé à entreprendre en Russie l’oeuvre économique, en commençant avec la transformation de l’économie, très arriérée, du pays, dans le sens, nous ne dirons pas du communisme, mais d’un régime socialiste. En réalité, étant donné le retard du chemin de la révolution dans les autres pays, nous avons dû constater ce fait: que alors que le progrès réalisé dans cette oeuvre économique jusqu’à l’année dernière semblait assez considérable, aujourd’hui au contraire on a dû renoncer à des mesures qui étaient prises, on a dû permettre à certaines formes capitalistes et bourgeoises de faire leur réapparition, alors que nous avions cru qu’elles avaient disparu pour toujours.

Je ne m’arrêterai pas sur les détails, puisque nous acceptons ce fait dans lequel les camarades russes nous donnent un nouvel exemple de la franchise qui les distingue.

Au commencement de cette année, nous pensions être en Russie, plus avancés dans la construction de l’économie socialiste. Aujourd’hui, nous sommes revenus sur certaines mesure et, dans le même instant, des formes capitalistes et bourgeoises ont fait leur réapparition pendant que nous avions peut-être cru qu’elles avaient disparu à jamais.

Toutefois, non seulement ce fait ne contredit pas notre conception marxiste du chemin international de la révolution, mais dans ces événements nous pouvons trouver, encore une fois, une confirmation de la vérité de notre doctrine, qui affirme que l’Etat prolétarien est le centre dirigeant de la réorganisation économique; il est nécessaire de centraliser cette activité avec un plan complet, un plan international; il est nécessaire de dominer les phénomènes économiques par une machine qui est la machine du pouvoir de l’État qui a besoin d’une expérience, qui est l’expérience politique dans ce sens que les phénomènes de la production et de la distribution, et tout ce travail de transformation de l’ordre économique soit envisagé dans le cadre des autres phénomènes qui s’y rattachent et ne sont pas des phénomènes purement économiques, comme, par exemple, la santé publique et toutes les autres formes d’activité humaine et sociale.

Eh bien, dès le moment où l’État prolétarien a été contraint de désarmer une partie de son appareil d’activité économique, des formes bourgeoises ont commencé à renaître, ce qui démontre que c’est seulement la force du pouvoir politique prolétarien qui peut maîtriser les tendances à l’entreprise individualiste et à l’anarchie de la production, propres du régime bourgeois. Toutefois, de grands avantages réalisés par l’oeuvre d’organisation économique des camarades russes subsistent encore; avantages qui, si  on les compare aux difficultés de tout type, doivent sembler immenses.

Tout ceci nous autorise à déclarer que le recul, comme on l’appelle, a été effectué dans le seul but de reprendre son souffle pour la reprise de la marche en avant qui ne manquera pas d’arriver. L’appareil central de la révolution se dresse contre les forces économiques rebelles de la bourgeoisie qui établit ses petits noyaux, mais qui ne peut pas encore avoir et n’aura jamais – nous l’espérons à juste titre – raison du pouvoir prolétarien.

 

Le Travail politique de la Révolution Russe

 

Venons-en au travail politique que la révolution russe a accompli. Les efforts de la contre-révolution bourgeoise mondiale n’ont même pas pu l’atteindre et nos adversaires ont dû renoncer à leurs attaques multipliées parce qu’ils ont senti que jamais ils ne feraient reculer le pouvoir prolétarien en Russie, ni avec la guerre, ni avec les complots de la contre-révolution intérieure, ni avec les blocus et avec toutes les ressources de la tromperie et de la violence.

Les résultats de l’oeuvre politique du prolétariat russe méritent un triple titre de reconnaissance de la part du prolétariat des autres pays.

Premièrement, la révolution russe a marqué le retour du mouvement prolétarien, désorganisé, désaxé, désorienté, pendant la guerre mondiale, à la véritable doctrine et à la véritable méthode d’action révolutionnaire.

Deuxièmement, le mouvement révolutionnaire russe nous a aidés, nous tous, communistes de tous les pays d’Europe et du monde à rebâtir notre organisation internationale, tant au point de vue de ses organes politiques que de ses organes économiques, de même qu’il nous a fourni le plan de l’organisation internationale de l’armée révolutionnaire du prolétariat.

 Troisièmement, dans le domaine politique, la révolution nous présente encore cet actif formidable d’avoir résisté toute seule; pendant que les autres prolétariats faisaient de louables efforts, mais ne réussissaient pas à entamer les forces des États capitalistes, la République révolutionnaire de Russie a battu les forces armées de la contre-révolution mondiale. Elle a lutté, avec sa puissance inébranlable, et partout elle a été victorieuse des coups qu’elle a reçus de la réaction, qui les aurait autrement donnés dans les rangs mêmes du prolétariat des autres pays. Elle a ainsi accompli une œuvre admirable d’éducation en montrant sa puissance et sa résistance organisée et victorieuse contre toute la réaction mondiale liguée contre le communisme.

De ce point de vue, la Révolution russe est encore le plus grand fait de l’Histoire.

Certes, on peut parler des compromis, des accords; on peut dire que les représentants de l’État prolétarien de Russie se rencontrent avec les représentants des États bourgeois. Mais est-ce leur faute s’ils ne peuvent pas encore rencontrer les représentants d’autres États prolétariens? Est-ce la faute du prolétariat russe si les autres pays n’ont pas fait la révolution? Si c’est la faute de quelqu’un, camarades, c’est la nôtre! (Applaudissements.)

C’est la faute à nous tous, mais en réalité c’est la faute aux événements qui sont au-dessus de la volonté et des puissances humaines. Mais parmi les causes de cette situation, notre critique trouve au premier plan l’oeuvre de ces leaders du prolétariat qui ont fait dévier les masses de leur voie révolutionnaire; qui sans avoir remporté la victoire dans la lutte pour le pouvoir, signent tous les jours des compromis avec la bourgeoisie et le gouvernement de leur pays.

 

La Vie économique de la Russie

 

La cause de la situation qui rapproche matériellement les représentants de la Russie à ceux des Etats bourgeois, se trouve dans la situation économique russe. Ce pays, après des années et des années de guerre extérieure et civile, de blocus, après qu’un terrible fléau se soit abattu sur eux, aggravant la misère et la famine, ne peut pas éviter les rapports d’échange avec le reste du monde. La Russie, si elle veut vivre, est contrainte à rompre les chaînes de son isolement économique puisqu’autour d’elle, elle ne trouve que des puissances bourgeoises. Il est nécessaire que la Russie entame les relations avec les représentants des grands États et que ses propres représentants se rencontrent avec ceux des gouvernements capitalistes. C’est pourquoi il y a aujourd’hui des accords, des compromis, des concessions économiques faites aux capitalistes.

Mais ce n’est pas dans une concession unilatérale de l’Etat révolutionnaire devant la force des choses que se trouve toute la signification de ce fait que ses représentants doivent accepter des pourparlers avec les bourgeoisies étrangères; s’ils se rencontrent avec les délégués de l’impérialisme mondial, parmi les quels nous voyons en première ligne votre M. Briand, ministre de la plus réactionnaire république bourgeoise, il faut aussi constater qu’après une campagne de mensonges qui a duré des années, ils sont maintenant contraints de reconnaître officiellement l’existence du pouvoir de ces bandits, de ces criminels, de ces champions de la subversion sociale, que malgré tous leurs efforts ils n’ont pas pu chasser de l’Histoire. (Applaudissements).

Les chefs de la Révolution russe ont présenté cette situation du prolétariat dans toute son éloquence, dans toute sa vérité. Mais on ne peut rien en conclure – nous l’affirmons – contre les méthodes communistes, et il n’y a rien qui entame la solidité de nos espoirs révolutionnaires. 

Un article de Lénine, que vous connaissez tous (2), a démontré, avec la puissance de logique qui est dans tout ce que notre camarade écrit, que ces faits laissent la méthode révolutionnaire communiste intacte, que les compromis et les concessions avec les capitalistes de la part de l’État prolétarien russe, n’impliquent pas la renonciation du mouvement communiste mondial à ses principes. Il n’y a pas d’assimilation possible entre la dictature du capitalisme masqué, la démocratie parlementaire, et la dictature révolutionnaire du prolétariat. Quelles que soient les difficultés de l’oeuvre économique et sociale de la révolution prolétarienne, nous affirmons que celle-ci est possible uniquement sur la base de la dictature du prolétariat, qui ne peut être établie que par les armes et l’insurrection révolutionnaire.

Les rapports entre la Russie et les puissances bourgeoises ne disent rien contre le principe fondamental de l’Internationale Communiste selon lequel nous traversons une crise révolutionnaire mondiale qui ne peut déboucher que sur la venue au pouvoir du prolétariat dans tous les pays. Mais nous connaissons davantage les difficultés, à la lumière de l’expérience faite par le Parti et le prolétariat russes, au prix de sacrifices immenses à nos idées.

Nous n’avons pas un mot à rayer de nos principes fondamentaux. Nous sommes, aujourd’hui comme toujours, pour la lutte de classes déclarée, et nous savons aujourd’hui que la lutte de classes, née sur le terrain économique, se développe dans la lutte politique de la classe ouvrière pour se libérer de ses exploiteurs. Nous soutenons toujours qu’il faut bâtir un nouvel appareil gouvernemental, un État prolétarien qui ne peut surgir qu’après la destruction de la machine gouvernementale bourgeoise, et qui ne sera plus fondé sur le mensonge démocratique du parlementarisme embrassant toutes les classes, mais sera l’organisation d’État d’une classe seule, de la classe de ceux qui produisent. Nous sommes toujours pour la dictature du prolétariat, dans le sens marxiste du mot.

Les enseignements donnés par l’exemple du prolétariat russe ont confirmé la vérité de nos principes selon lesquels pour accomplir cette tâche immense le prolétariat a besoin d’un organe efficace de lutte, qui est le parti politique, seulement le parti politique. Le Parti communiste est ce parti de classe du prolétariat, qui ne sert pas seulement à l’agitation, à la propagande, à l’activité parlementaire, mais qui est aussi l’instrument même de la lutte de classe et de l’insurrection prolétarienne, contre la résistance de l’État bourgeois.

Nous sommes toujours plus convaincus que jamais que, même après le triomphe de la révolution, le prolétariat aura encore besoin d’un État prolétarien et d’un parti prolétarien à la tête desquels devront se trouver des hommes capables de faire comprendre aux conseils ouvriers et paysans, à l’ensemble des travailleurs, l’objet de la révolution elle-même, l’idéal communiste, et leur montrer que seule la méthode communiste crée en elle-même le salut de la classe révolutionnaire, l’organisation de la nouvelle société, l’abolition des classes elles-mêmes, et, dans le cours de l’histoire, de toutes les formes d’exploitation économique et enfin de contrainte politique. (Applaudissements).

 

La lutte prolétarienne dans les autres pays

 

Après avoir ainsi rappelé les principes, après avoir essayé de démontrer qu’ils ne se contredisent pas avec les événements de Russie, voyons un moment les événements des autres pays, voyons si la situation de la lutte prolétarienne dans les autres pays, là où le pouvoir bourgeois reste encore dressé contre nous, nous conduit à renoncer à quelque chose, à modifier en quoi que ce soit notre méthode de lutte. Eh bien nous verrons que rien ne peut démolir y compris dans cette question notre thèse fondamentale sur la profondeur de la crise que le capitalisme traverse partout après la grande guerre, et sur l’indéniable caractère révolutionnaire de cette crise.

Nous assistons, il est vrai, dans presque tous les pays à un effort de reconstitution de l’économie sur ses bases traditionnelles et de raffermissement des pouvoirs bourgeois menacés, et nous assistons à une sorte de mouvement de reculade des masses révolutionnaires. Je ne veux pas le cacher; nous serions de mauvais révolutionnaires si nous ne discutions pas sérieusement de toutes les difficultés qui se dressent devant nous.

Mais examinons d’un peu plus près le caractère de cet effort de la bourgeoisie de résistance et de contre-attaque, et nous verrons si le capitalisme présente une chance de reconstitution et s’il ne court pas à l’abîme et au désastre, au moment où il cherche à réagir contre sa situation actuelle.

La bourgeoisie s’est avisée que l’appareil politique et militaire des Etats restés entre ses mains, surtout là où cet appareil s’appuie sur la liberté formelle de la représentation démocratique, est encore une arme formidable pour la lutte contre les attaques révolutionnaires. D’autre part elle a repris l’espoir de récupérer les immenses pertes causées dans la richesse bourgeoise par la guerre, et de pouvoir surmonter la désagrégation de son système économique, en soumettant la classe ouvrière à une exploitation sans pitié pour extraire des produits de son travail, obtenus à vil prix, les moyens nécessaires pour reconstituer ses capitaux.

C’est une effort pour régulariser le cours des phénomènes économiques qu’accomplit aujourd’hui le pouvoir bourgeois; c’est l’accentuation du développement suivi par le capitalisme dans sa phase la plus récente avec la formation des grands cartels industriels et des grandes coalitions impérialistes, directement appuyées par les Etats, pour la conquête des marchés étrangers. C’est un phénomène d’impérialisme qui s’affirme dans toute sa brutalité. Mais le problème est toujours le même; nous vivons dans une période d’anarchie économique: c’est la conséquence même de l’économie capitaliste.

La bourgeoisie croit pouvoir sortir de cette situation; elle croit pouvoir bâtir une économie centralisée dans l’État capitaliste; car le dilemme se présente toujours ainsi et la doctrine bourgeoise de la liberté économique ne peut être réalisée par la bourgeoisie. L’histoire devra résoudre ce dilemme. Dans une économie organisée par le prolétariat, après que le prolétariat du monde entier aura fait la révolution, la solution économique libérale n’est pas plus possible que la solution centraliste bourgeoise.

L’organisation économique actuelle du pouvoir bourgeois est évidemment absurde; même si l’effort de réorganisation impérialiste réussissait à abattre la résistance des masses prolétariennes, il ne pourrait éviter de déboucher sur la même situation qui a conduit à la grande guerre de 1914 qui était, l’Internationale Communiste l’a toujours affirmé, une guerre impérialiste pour tous les États qui y ont participé, vainqueurs et vaincus.

La politique même des États qui ont gagné cette guerre démontre à l’évidence au prolétariat du monde entier cette vérité. Ils sont toujours préoccupés par la préparation d’une nouvelle guerre. La perspective d’une nouvelle guerre apparaît déjà,: vous avez vu les événements de Washington; vous avez vu cette conférence, convoquée sous le prétexte ridicule du désarmement et qui a démasqué les appétits formidables et la rivalité des États militaristes, et il faut rappeler que la bourgeoisie française joue parmi eux un rôle de premier ordre. C’est la perspective historique qui se présentera dans le cas où le capitalisme arrive à couronner d’un premier succès ses efforts pour se sauver: cette hypothèse non seulement voudrait dire la défaite et l’asservissement du prolétariat, mais elle conduirait directement à la destruction de toute forme d’association humaine.

Le Parti doit propager ces vérités parmi les masses prolétariennes et tirer de cette situation de nouveaux ferments de révolte.

 

L’offensive de la Bourgeoisie contre le Prolétariat

 

D’un autre côté, si nous considérons sous le rapport même de la lutte de classe et de l’économie sociale quelles sont les conséquences de cet effort bourgeois pour bâtir à nouveau le régime capitaliste, nous constatons un autre phénomène, qui vient nous donner une nouvelle indication, une nouvelle tactique pour aider à la réalisation de notre but.

Nous avons dit que la bourgeoisie mondiale est fermement décidée à se servir de tout son pouvoir pour écraser les attaques révolutionnaires du prolétariat; mais elle devra aussi réduire tous les travailleurs à un régime d’exploitation encore plus dur que celui auquel ils sont soumis aujourd’hui. Puisque l’offensive patronale ne se limite pas à la lutte contre la minorité d’avant-garde et à l’écrasement des tentatives de subversion du régime, mais se conduit également sur le terrain économique et syndical en se tournant contre toute la masse du prolétariat qui se limite à demander un traitement économique supportable.

La bourgeoisie doit se poser le problème de sa reconstitution d’une façon offensive. Elle ne peut se le poser sous la forme de la simple défensive comme avant la guerre, où il lui suffisait d’empêcher toute atteinte aux principes sacrées de la propriété privée, à l’aide de son armée et de sa police, au service des entreprises capitalistes, pour garantir l’existence du régime capitaliste. Cela ne suffit plus aujourd’hui. La bourgeoisie doit prendre l’offensive contre le prolétariat. Elle doit briser ses organisations; elle doit baisser ses salaires, elle doit l’amoindrir. C’est seulement à ce prix qu’elle pourra garantir la continuation de l’existence du régime bourgeois. (Applaudissements.)

Un coup d’œil sur tous les pays d’Europe – le vôtre y compris – nous démontre l’évidence de cette vérité. Partout, nous constatons une offensive de la bourgeoisie contre le prolétariat, même contre cette partie du prolétariat qui n’est pas révolutionnaire et qui n’accepte pas le mot d’ordre des partis de révolution, mais qui se rattache seulement, dans ses traditions, aux organisations corporatives et syndicales.

Nous nous heurtons partout à cette offensive, qui est le plan dressé d’une façon systématique par les États bourgeois et capitalistes en péril: pour écraser le prolétariat, ils portent atteinte à ses salaires, et en même temps qu’ils diminuent les salaires, ils tentent d’augmenter la journée de travail. Cette tentative de désorganisation du prolétariat s’accompagne de chômage, de licenciements des ouvriers; c’est déjà chose faite dans plusieurs pays de l’Europe centrale, et, demain, cette tentative se généralisera. La bourgeoisie essaie en même temps de détruire le réseau syndical de résistance prolétarienne, et partout où la réaction triomphe, elle disperse les noyaux ouvriers organisés sur le terrain économique.

L’éloquence de ces faits ne peut laisser aucun doute sur la situation, qui est telle que la bourgeoisie est obligée, pour se sauver, de prendre l’initiative de l’attaque.

Que va faire, dans ces conditions, le Parti, qui est au sein du mouvement prolétarien et a un mot d’ordre à donner au prolétariat? Quelle doit être notre attitude vis-à-vis des fractions réformistes et opportunistes du mouvement ouvrier?

Autrefois le prolétariat pouvait choisir entre deux méthodes d’action. Alors que nous étions pour la conquête totale du pouvoir politique, comme moyen d’exproprier les exploiteurs, les réformistes montraient au prolétariat une autre voie possible en améliorant petit à petit les conditions des travailleurs pour les amener à une situation plus favorable. Mais il n’y avait pas de réformisme qui puisse faire obtenir aux ouvriers un programme de réalisations susceptibles d’assurer l’émancipation du prolétariat.

Aujourd’hui, cette théorie des réformistes n’a plus aucun sens. Comment pourrait-on parler en effet d’avancées graduelles et progressives quand on est contraint à reculer? Aujourd’hui on ne peut plus parler de programme minimum et de programme maximum, il s’agit seulement de savoir si le prolétariat doit affronter l’attaque capitaliste ou reculer devant elle. Le prolétariat refuse de reculer devant cette attaque capitaliste. Les réformistes, les hommes de droite, que nous devons démasquer, proposent aux ouvriers d’accepter la réduction de leurs salaires, c’est-à-dire de renoncer à ce qu’ils ont déjà acquis; par ce fait même, leur réformisme se démasque, se montre impuissant même à défendre les exigences immédiates de la vie et les besoins quotidiens du prolétariat.

Donc, leur politique amoindrirait la situation. (Applaudissements).

 

La préparation révolutionnaire du Parti Communiste

 

Quelle doit être l’attitude des communistes dans une telle situation? Rappelons encore quelques postulats de notre tactique. Les marxistes n’ont jamais dit qu’il fallait mépriser les exigences immédiates des ouvriers; ils n’ont jamais oublié que la lutte politique naît sur le terrain économique, dans les petits épisodes de la vie prolétarienne, mais que c’est par la synthèse de ces phénomènes particuliers qu’on peut arriver à l’action d’ensemble, à l’action révolutionnaire du prolétariat.

C’est au parti politique de classe qu’il appartient de conduire les masses, de ce point de départ que sont les exigences économiques et quotidiennes, jusqu’au sommet des nécessités politiques révolutionnaires; et ceci ne s’obtient pas en méprisant les exigences immédiates du prolétariat, mais en assistant les ouvriers dans chacune des luttes qu’ils engagent. Les communistes disent qu’on n’arrivera pas, dans cette lutte, à un résultat définitif; mais, en révolutionnaires qu’ils sont, ils ne s’en tiennent pas à l’écart. Ils sont avec vous dans cette lutte pour vous pousser à poursuivre votre chemin jusqu’à la victoire. C’est là un postulat révolutionnaire de la tactique, de la méthode marxiste: il faut conduire la lutte et la préparation révolutionnaire dans le Parti. Il faut entrer dans le vif de la réalité de la vie prolétarienne, de la lutte et de l’action prolétariennes.

Cette vérité devient mille fois plus évidente dans la situation que nous venons de tracer. Il est évident qu’aujourd’hui plus que jamais, il n’existe pas d’opposition entre les revendications immédiates et les revendications générales de la classe ouvrière. Cette opposition ne peut exister, parce que si le parti de classe parvient à ranger le prolétariat tout entier en ordre de bataille, pour refuser certaines concessions que le capitalisme prétend lui imposer, alors nous avons créé là la situation, la condition de l’affrontement révolutionnaire suprême entre les deux classes.

Nous avons, par ce fait même, déjà posé toute les données de la conquête révolutionnaire suprême. C’est sur cette base que la tactique de l’Internationale se dresse en ce moment-ci, c’est sur cette base que s’établit le programme d’action du Parti Communiste: contre les attaques de la bourgeoisie organisées selon un plan systématique, il faut opposer l’action unitaire de toutes les forces du prolétariat, qu’il s’agisse d’actions économiques du patronat contre les droits ouvriers ou qu’il s’agisse de la réaction de l’Etat policier et judiciaire ou enfin, dans certains pays – pas encore dans le vôtre, mais qui sait ce que demain nous réserve? – d’éléments issus des partis politiques de la bourgeoisie qui s’organisent en milices irrégulières de la guerre de classe et viennent attaquer le prolétariat, pour empêcher toute vie syndicale.

La bourgeoisie nous apprend qu’elle conduit sa lutte sur un terrain unitaire, avec un plan systématique, par l’encadrement militaire des partis politiques. Il faut répondre avec un plan d’action unitaire du prolétariat, par l’encadrement armé et révolutionnaire du prolétariat, du monde entier, sous la direction du Parti Communiste. (Applaudissements).

 

Notre Tactique

 

Il s’agit d’exploiter les particularités de la situation actuelle pour ranger cette armée prolétarienne sous le drapeau des Partis Communistes, de l’Internationale Communiste. Une partie de cette armée du prolétariat se trouve encore dans les organisations des social-traîtres complices de la bourgeoisie. Notre tactique est d’aller dénicher ces énergies prolétariennes, de les délivrer de la direction de ces chefs traîtres et de les amener à participer à la lutte générale systématique contre le capitalisme.

Nous sommes plus que jamais convaincus que l’Internationale Communiste doit rester nettement séparée sur le terrain des principes et de la méthode politique, des autres tendances qui prétendent diriger le mouvement ouvrier et qui trompent le prolétariat.

Vous avez fait la scission et vous avez pu constater combien cette scission était juste et sage, puisque les dissidents ont toujours marché vers l’alliance définitive avec les couches les plus sombres de la bourgeoisie. Vous avez affirmé votre volonté de vous séparer de ces gens-là. L’expérience vous a donné raison. (Applaudissements).

Un abîme vous en sépare; et la tactique communiste ne peut aboutir à un autre résultat qu’à démasquer définitivement les chefs de la droite, les chefs opportunistes. Dans l’élaboration de cette tactique, sur laquelle on a beaucoup discuté, le troisième Congrès de l’Internationale Communiste n’a jamais perdu de vue cette nécessité de réaliser la concentration du prolétariat tout entier, sur le programme communiste, avec les méthode d’action communiste, sous la direction du Parti Communiste, et du Parti Communiste seul. C’est une donnée à laquelle l’Internationale n’a pas renoncé, à laquelle elle ne renoncera jamais, parce que si nous nous trouvions en situation d’y renoncer, nous devrions renoncer à la raison même de notre doctrine et de notre organisation.

On doit se servir, dans la tactique à employer, de cette donnée de propagande, d’action et d’organisation, et démontrer que les chefs de la droite et des syndicats asservis à une tactique opportuniste, que les chefs des partis social-démocrates ne peuvent pas même s’ériger en défenseurs des intérêts immédiats de la classe ouvrière. Il faut les obliger à paraître sous leur véritable lumière aux yeux des masses. Alors, les Partis Communistes, sans renoncer en quoi que ce soit à leur programme révolutionnaire - qui est le propre de l’Internationale Communiste – passeront aux yeux des masses prolétariennes, pour les défenseurs de leurs revendications immédiates, qui ont une allure négative, mais dont la défense contre les attaques de la bourgeoisie dans ses manifestations économiques et politiques, a toute la valeur d’une entrée en lutte sur le terrain révolutionnaire.

C’est pour cela que le Parti Communiste convie tout le prolétariat à s’unir; c’est pour cette lutte que tout le prolétariat, que tous les ouvriers de chaque ville, de chaque pays, de chaque catégorie de travailleurs doivent s’unir: lutte générale pour les salaires, lutte pour la défense des huit heures, lutte pour les organisations. Chez vous, comme en Allemagne, comme partout ailleurs, il y en a qui refuseront de faire cette unité sur ce terrain de lutte, parce qu’ils savent que c’est un terrain révolutionnaire et qu’ils ne veulent pas la révolution.

Lorsqu’ils refuseront, nous en auront assez pour les disqualifier aux yeux de la masse, et pour prendre la direction de la partie de cette masse jusqu’à ce moment trompée par ces opportunistes. (Applaudissements).

 

Le rôle du Parti communiste italien

 

Voilà la signification de la tactique réalisée par le troisième Congrès de l’Internationale Communiste et appliquée, par exemple, dans, notre pays.

Le camarade Tasca vous en a parlé hier; je n’insisterai pas sur les choses italiennes, si ce n’est pour vous rappeler que notre parti est peut-être le plus sectaire; c’est le parti qui a le plus fortement lutté contre les opportunistes et il lutte en ce moment contre les syndicalistes révolutionnaires ou les anarchistes, dans les polémiques vivantes de principe et d’action.

Mais il consacre pourtant les quatre-vingt-quinze centièmes de son travail à la réalisation de ce front unique prolétarien qui, dans la forme, a pu faire craindre que ce soit une tactique susceptible d’amener à la confusion, mais qui a le mérite d’apporter la possibilité de donner un mot d’ordre unique au prolétariat du monde entier.

Notre parti italien dirige la plus grande partie de son énergie vers la réalisation de cette forme de tactique avec laquelle nous voyons déjà la possibilité de rapprocher dans une lutte générale, sur tout le front ouvrier de notre pays, le prolétariat entier avec les mots d’ordre qui ne peuvent pas aboutir à autre chose qu’à la conquête du pouvoir.

Nous vous proposons donc ce plan, cette tactique; sans doute, il y a des difficultés; on peut ne pas bien comprendre, mais naturellement, c’est vous-mêmes, parti révolutionnaire, qui devez savoir passer par-dessus ces difficultés qui au fond ne sont que des fictions. (Applaudissements).

Quand on parle de la nouvelle tactique politique des soviets et de l’Internationale Communiste, une chose doit être hors de cause: c’est qu’il n’y a pas de nouvelle tactique, car il ne s’agit que d’une tactique de redressement du marxisme qui présente des contradictions apparentes, mais qui concilie dialectiquement la défense des revendications immédiates dans la société actuelle, au développement des conditions pour briser cette société, c’est-à-dire arriver à la nouvelle forme de société qui est le but de la révolution mondiale.

Dans les autres pays, cela n’autorise personne à dire qu’il y ait une renonciation quelconque, une atténuation de la valeur révolutionnaire du programme, des formules d’action de l’Internationale Communiste. Au contraire, il y a une expérience qui s’affirme toujours davantage d’une efficacité et d’une force d’action qui gagnent quelque chose chaque jour: un révolutionnarisme qui ne se borne pas à des déclarations et à peindre le tableau de la société future, mais qui entre dans le vif de la réalité, qui mène sur le front de la lutte tous les exploités et qui, avec toutes ses forces, se lance dans la bataille suprême pour renverser la honte de l’exploitation capitaliste mondiale. (Applaudissements).

 

Le rôle du Parti communiste français

 

Je n’ai rien dit, jusqu’à présent, de la situation de la France et de votre parti. L’Internationale Communiste n’est pas ici – je ne parle même pas de son modeste représentant à cette tribune – elle n’est pas ici pour vous donner des leçons et des ordres. Elle est ici pour dire aux militants du monde entier quelle est la contribution que les communistes – et sans doute ce Congrès du Parti Communiste français – doivent apporter à la construction mondiale de ce plan d’action qui nous donne la certitude que, si défavorable que soit la situation, nous en sortirons vainqueurs et triomphants, au nom du communisme.

D’ailleurs, une lettre vous a été lue, vous exposant les opinions du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste vis-à-vis de certains désirs du Parti français. Vous l’avez accueillie avec un esprit de solidarité internationale qui vous fait honneur et qui démontre au monde entier, au prolétariat communiste et aux adversaires, que le Parti Communiste français est véritablement une des grandes et puissantes armées de la Révolution mondiale qui se rangent sous le drapeau de l’Internationale Communiste.

Je ne compte pas revenir sur ces détails: je suis déjà très content de constater la solidité de votre foi, de votre volonté, de votre courage révolutionnaire, dans l’accueil que vous faites à mes affirmations. Vous venez de donner, par votre réponse, au monde communiste tout entier, la preuve que vous voulez réellement sortir de la particularité de la situation française, pour combattre sur un plan d’action mondial et sur une base systématique internationale, jusqu’à la victoire, avec vos camarades du monde entier.

Votre tâche, depuis le Congrès de Tours, est considérable, et personne ne peut la méconnaître dans le mouvement communiste international, de même que personne ne peut se méprendre sur la tâche importante de ce Congrès.

Vous allez vous occuper, entre autres choses, de la question agraire, si importante pour votre pays, la plus intéressante si nous parvenons à surmonter certains préjugés de l’ancien mouvement démocratique. Je n’ai pas besoin de souligner l’importance du rôle que la classe paysanne pourra jouer dans la révolution. Vos thèses sont, à ce sujet, tout à fait satisfaisantes. Vous avez épousé complètement les données marxistes et la tactique agraire de l’Internationale Communiste. Vous avez compris qu’à côté du prolétariat de l’usine, des ouvriers de l’industrie française, on doit ranger la grande force révolutionnaire des paysans, qui tendent à se soustraire à l’exploitation des privilégiés.

Mais ce problème qu’est celui de l’agitation de la classe ouvrière industrielle doit être envisagé dans le cadre des données tactiques internationales. Si nous avons un parti, ce n’est pas seulement pour avoir des principes, des théories, et pour les propager dans toute l’étendue de notre propagande, par des articles, des discours, des lectures, des conférences. Nous n’avons pas seulement accompli notre tâche lorsque nous avons fait tout cela, comme vous l’avez déjà bien fait. Nous devons, dans tout notre travail, réunir ces trois facteurs de l’action communiste, de l’action marxiste, pour ainsi dire: la propagande, l’action, l’organisation. Ils sont inséparables. Dans chaque occasion, dans chaque épisode de la lutte sociale dans laquelle un petit groupe de travailleurs exploités se dresse pour poser la question de ses conditions d’existence, notre propagande doit intervenir et dire quelque chose. Elle doit expliquer que le communisme est le développement de la lutte naturelle de classe, et elle doit donner à ce groupe d’ouvriers un peu plus de conscience et de vie; mais elle ne doit pas seulement faire cela. Il ne suffit pas aux communistes d’éclairer les cerveaux; ils doivent encore systématiquement organiser ces groupes en armées rangées en ordre de bataille parmi la classe ouvrière tout entière. Et cette organisation n’est pas seulement l’organisation intérieure de notre parti, de nos fédérations, de nos sections, dans lesquelles nous ne pouvons appeler que les militants les plus éclairés, les ouvriers qui ont déjà compris nos principes et nos méthodes; nous devons avoir égard aussi à l’organisation susceptible de rallier au parti lui-même organisé sur le terrain politique, les groupes de la classe ouvrière qui ont déjà accepté l’ensemble de nos méthodes de lutte, qui ne sont pas en mesure de devenir des militants du parti, mais qui peuvent tout de même grossir les troupes révolutionnaires dans les moments décisifs.

Il faut résoudre ce problème immense de l’organisation, pour rallier à notre parti – cerveau qui donne la conscience, organisation puissante qui donne l’initiative des mouvements et qui appelle à la lutte et à la bataille – pour rallier à notre parti organisé, la grande masse du prolétariat français, aussi bien des paysans que des ouvriers de façon que ce grand parti puisse appeler le prolétariat tout entier à la bataille décisive, à la lutte révolutionnaire suprême.

Mais je reconnais qu’il est plus facile de venir dire ces choses à cette tribune, que de résoudre toutes les difficultés de votre situation. C’est là votre tâche, camarades! L’Internationale Communiste la suit; elle y participe; nous y participons tous, permettez-moi de vous le dire, et d’espérer, camarades français, que vous suivrez l’exemple de vos camarades des autres pays. La collaboration à l’Internationale ne doit pas être le mensonge hypocrite qui était celui de la Deuxième Internationale. La Troisième Internationale doit être un fait vivant et non une formule qu’on affiche dans des programmes, et dans des articles, ou qu’on proclame dans des discours. La participation à la Troisième Internationale doit être une réalité qui se manifeste en action dans toutes les organisations, dans toutes les fédérations, dans toutes les sections. Cette chose, que vous savez mieux que moi, vous est dite par le représentant d’un pays communiste très proche et qui a besoin de vous pour lutter. Nous avons besoin de travailler ensemble. La lutte du prolétariat italien et du prolétariat français doit être la même, parce que la bourgeoisie de votre pays, comme du nôtre, est notre ennemi commun.

Nous devons réaliser l’unité de front de l’Internationale Communiste, dans la lutte communiste. L’Internationale Communiste vous donne le matériel pour cette œuvre, dans les résolutions de ses Congrès internationaux. Ces résolutions valent d’être acceptées et revendiquées par votre Congrès, surtout en ce qui concerne l’action syndicale. Elles valent d’être appliquées par vous, de la manière la plus étroite, aux difficultés d’une situation très délicate qui comporte une somme immense de responsabilités.

En Italie, nous avons aussi une situation difficile, dure, âpre. Mais c’est une situation particulièrement claire. Ici, vous avez une situation qui n’est pas claire. Votre mérite n’en sera que plus grande de trouver votre route au milieu de cette situation compliquée; vous pourrez la rendre plus claire par vos déclarations, et demain, par les méthodes du communisme. (Applaudissements).

 

La situation syndicale

 

Particulièrement en ce moment, il y a un problème formidable et c’est celui de la situation syndicale française. Hier, il y avait une organisation syndicale unie; aujourd’hui, nous sommes en présence d’une scission qui est peut-être un fait accompli (3).

La situation a changé et elle a changé les postulats qui doivent vous servir à déterminer la politique syndicale de votre parti qui doit se mêler de faire de l’économie prolétarienne. (Applaudissements).

Il faut le dire hautement, parce que dans le développement de la situation économique et des épisodes de la lutte économique de chaque groupe d’hommes, il y a des faits permettant de bâtir l’action d’ensemble, l’action politique qui devra rassembler toutes ces forces dans une lutte commune.

Maintenant, personne ne pourra dire dans l’Internationale que vous n’avez pas agi avec clairvoyance dans votre tactique syndicale. Vous avez des buts communs avec une tendance du mouvement ouvrier qui n’est certainement pas une tendance de traîtres, d’opportunistes, mais qui est une tendance qu’au point de vue révolutionnaire, on doit saluer, du haut de cette tribune: la tendance des syndicalistes révolutionnaires de gauche.

Vous avez raison de travailler coude à coude avec ces camarades parmi lesquels il y a une majorité immense de braves ouvriers qui devront être gagnés à nos véritables méthodes dans la lutte contre les réformistes de la C.G.T.

Mais vous ne devez pas cacher que vos principes ne sont pas les principes syndicalistes révolutionnaires; que vos méthodes ne sont pas les mêmes méthodes que les leurs; que vos buts coïncident pour le moment, mais qu’il faut se préparer à d’autres tâches et que la tâche du Parti Communiste n’est pas seulement un plan pour aujourd’hui, mais d’avoir un plan des possibilités d’action pour les différentes perspectives qui peuvent se présenter.

Vous devez vous attendre à un changement dans vos rapports avec les syndicalistes révolutionnaires. Le syndicalisme révolutionnaire, ce n’est pas le communisme, ni au point de vue des méthodes, ni au point de vue des principes. Ce n’est pas que la différence se borne aux déclarations de ces camarades révolutionnaires selon lesquelles toute l’activité prolétarienne doit se développer sur le terrain économique et sans prendre la forme d’une organisation politique. Le Parti Communiste ne peut pas accepter cette distinction qui n’a aucune valeur. En réalité, le syndicalisme est une politique du mouvement syndical, et le communisme est une autre politique du mouvement syndical. (Applaudissements).

Il y a une méthode de travail syndicaliste dans les syndicats et il y a une méthode de travail communiste dans les mêmes syndicats. Alors, camarades, il faut que vous fassiez comprendre vos principes et vos doctrines dans votre propagande et dans votre agitation, comme vous avez commencé à le faire vis-à-vis de la doctrine et des principes des syndicalistes que nous respectons. Ils ont une conception différente de la nôtre du développement de l’histoire, ils ont une critique différente de la société capitaliste et ils tracent un processus différent de l’émancipation prolétarienne. Il faut éclaircir devant le prolétariat ces différences et faire au sein des syndicats, la propagande en faveur de nos propres doctrines, de nos méthodes et de nos perspectives du développement du prolétariat de façon à pousser à l’action politique, à l’intervention des partis dans la lutte, à la dictature du prolétariat et à la constitution des conseils ouvriers et paysans. Il faut soutenir l’entente, dès que la situation l’exige, mais sur une base théorique clairement posée dès le premier moment, car il faut se préparer à l’avance à des différences positives et à la pratique de méthodes différentes entre vous et les camarades syndicalistes révolutionnaires.

On dit qu’il y a, dans les thèses de l’Internationale Communiste, une formule choquante pour les ouvriers français, celle de la subordination ou de l’asservissement du syndicat au Parti. C’est une formule a priori qui est simplement ridicule; mais un marxiste ne doit pas renoncer au droit de pénétrer le mouvement syndical de son esprit révolutionnaire, de travailler aux côtés des militants des syndicats pour tâcher d’obtenir, à partir de leur autonomie et de leur indépendance, que l’organisation syndicale vote pour le plan du Parti Communiste et dise au Parti Communiste que spontanément ces ouvriers syndicalistes révolutionnaires sont prêts à en accepter les idées directrices pour marcher dans l’action unitaire de la révolution sociale. (Applaudissements).

Voilà une méthode à laquelle un Parti Communiste ne peut pas renoncer; il est possible que demain, cette méthode, encore, soit choquante et il faut sans aucun doute en réaliser l’application de façon adaptée, tant dans la forme que dans le temps, mais sans renoncer à son contenu essentiel. Il est naturel que vous deviez avancer de conserve avec les éléments syndicalistes, révolutionnaires et anarchistes, dans la situation syndicale complexe en France aujourd’hui. Nous ne sommes pas des sectaires et nous ne croyons pas, nous-mêmes, qu’il y a quelque chose d’absolu. Mais il ne faut pas oublier que la situation devra se clarifier.

Si délicate que soit la question syndicale et quelles que soient les différences qui existent entre syndicalistes et communistes, nous devons nous unir coûte que coûte. Les syndicalistes, d’ailleurs, ont toujours fait l’unité en France, mais en plaçant la question sur le terrain de la doctrine et en luttant contre l’opportunisme de Jouhaux et compagnie. Ici la collaboration a été possible parce que le syndicalistes en France, étant majoritaires dans la CGT, sont traditionnellement unitaires; mais l’esprit théorique du syndicalisme révolutionnaire, si nous le considérons du point de vue de la critique objective, est un esprit de scission de la classe ouvrière.

Partout ailleurs, en Allemagne, en Italie, en Hollande, dans tous les autres pays où le syndicat économique, au lieu d’assumer le rôle révolutionnaire que lui assigne la théorie syndicaliste révolutionnaire, est resté sous l’influence du réformisme, le syndicalisme révolutionnaire dit que le syndicat ne doit pas regrouper tous les ouvriers, mais seulement la partie la plus révolutionnaire. Logiquement, puisqu’il veut regrouper des éléments d’avant-garde et qu’il croit que le syndicat lui-même doit être un terrain de développement des consciences révolutionnaires, il est arrivé à conclure qu’il faut provoquer la scission syndicale pour détacher la gauche des organisations syndicales traditionnelles.

Je rappelle cette donnée théorique seulement comme contribution à l’étude de vos rapports avec les syndicalistes, sans prétendre par-là que vous devriez l’appliquer de manière immédiate à leur tactique actuelle en France. Mais elle suffit à établir une différence fondamentale pour tout le développement des luttes futures.

Nous autres communistes, nous sommes pour le syndicat unitaire, sans condition préalable aucune, sans condition qu’il soit dirigé par les communistes ou que la majorité soit communiste. Non, nous demandons l’unité de l’organisation syndicale, sans aucune réserve.

Si nous acceptons l’unité même quand la majorité syndicale est entre les mains des réformistes, nous ne le faisons pas parce que nous nous résignons à une telle situation, mais au contraire pour pouvoir lutter contre les opportunistes et pour conquérir à notre propagande la majorité des syndicats, parce que nous savons très bien que l’unité syndicale est le terrain véritable d’où jaillira, d’une façon irrésistible, le rapprochement de tous les ouvriers sous le drapeau communiste.

 

Un programme d’action

 

J’ai assez longuement parlé, camarades. En soulevant certaines considérations d’ordre théorique, je n’ai pas voulu choquer certaines traditions légitimes, mais simplement aborder, effleurer toutes les questions, puisque l’Internationale Communiste a le droit et le devoir de prévoir les conditions véritables que peut présenter la situation internationale; mais je suis sérieusement gêné dans ce Congrès qui devra lui-même envisager la question de la préparation révolutionnaire du prolétariat français, de cette fraction marxiste, qui est une fraction réaliste, à laquelle vous devez tracer un programme qui ne soit pas seulement un programme théorique, mais un programme d’action indiquant les moyens avec lesquels nous parviendrons à réunir le prolétariat tout entier dans la lutte révolutionnaire.

Je suis sûr que des travaux de ce Congrès sortiront des résolutions d’accord avec les méthodes de l’Internationale Communiste et intéressantes pour tout le mouvement communiste international.

J’ai fini. Je garderai toujours en moi-même la satisfaction d’avoir été parmi vous et je rapporterai l’expression de votre solidarité et de votre enthousiasme aux travailleurs de mon pays. Nous nous efforcerons d’exposer le plus fidèlement possible vos travaux au Comité Exécutif [de l’Internationale]. Nous n’avons pas besoin de vous demander autre chose que la continuation du travail immense que vous accomplissez chaque jour et qu’accomplissent toutes vos sections, dans une synthèse générale de votre conscience, de votre foi, de votre enthousiasme.

Vous vous annoncez aux communistes du monde entier dans les affirmations que je viens d’exposer.

Camarades du Parti Communiste français! Nos adversaires crient à la défaite de l’Internationale Communiste et de la Révolution mondiale. Crions-leur que ce n’est pas vrai. Proclamons que l’Internationale Communiste est une force réelle qui ne manquera pas de se mettre à la tête du prolétariat du monde entier.

La révolution mondiale n’est pas une chimère de notre pensée, mais une chose réelle, vivante.

Camarades! Vive la Révolution mondiale! (Vifs applaudissements).

 

 


 

(1) Nous avons repris le texte sténographié publié sur les n° 12 et 13 du Bulletin Communiste (23 mars et 30 mars 1922). Tout en conservant les italianismes du texte, nous avons corrigé les nombreuses erreurs et obscurités qui s’y trouvent (peut-être dues au fait que Bordiga, orateur prolixe, faisait le désespoir des sténographes!) en utilisant la version italienne parue sur la revue théorique du PC d’I, Rassegna Comunista n°24 et 25 (30 juin et 17 juillet 1922) et reproduite dans la Storia della Sinistra Comunista, vol. IV, p. 202-216. Milan 1997.

(2) Il s’agit sans doute de l’article «L’importance de l’or aujourd’hui et après la victoire définitive du socialisme» publié sur le n°251 (6-7/11/1921) de la Pravda (Oeuvres, tome 33, p.) où Lénine définit de manière rigoureuse la portée et les limites de la «retraite» constituée par la NEP.

(3) La scission eut lieu en janvier 1922 avec la création de la «C.G.T.Unitaire» sous l’impulsion des syndicalistes-révolutionnaires. Les communistes y adhérèrent formellement lors de son premier Congrès, les 25-30 juin 1922 à Saint Etienne; alors que les réformistes répandirent par la suite la légende selon laquelle les artisans de la scission avaient été les communistes, ceux-ci en réalité avaient passivement assisté à la scission. Bordiga met ici en garde les militants contre le suivisme à l’égard de ce courant de matrice libertaire. Au nom de l’«indépendance syndicale» sanctionnée dans la «Charte d’Amiens» adoptée par la CGT avant-guerre, le PC laissait ses adhérents agir en pleine autonomie dans les syndicats; en pratique cela revenait à les laisser à la remorque des syndicalistes-révolutionnaires, qui s’étaient organisés en fraction secrète (le «Pacte») pour combattre l’influence communiste. Les dirigeants de l’Internationale ne cessèrent de  reprocher cette attitude aux dirigeants français avant le Congrès de Marseille, comme après, entre autres à travers les interventions de Trotsky lors de l’Exécutif Elargi de février-mars 1922 ou du Comité Exécutif de mai-juin de la même année. cf  Trotsky, «Le Mouvement Communiste en France», Textes choisis par P. Broué, Ed. de Minuit 1967.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

Retour sommaires

Top