Histoire de la Gauche communiste

(«programme communiste»; N° 102; Février 2014)

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Rapport d’Amadeo Bordiga au Comité Exécutif de l’Internationale Communiste

 

 

Rome, 14/1/1922.

Au C.E. de l’Internationale Communiste, Moscou (1).

 

Chers camarades,

Nous avons décidé, le camarade Valeski (2) et moi, que le rapport à vous adresser en notre qualité de représentants du C.E. au congrès de Marseille du PCF serait sous forme de lettre que chacun de nous vous enverrait après s’être acquitté de sa mission. L’accord le plus complet a d’ailleurs toujours existé entre nous deux sur tous les détails de notre travail.

Pour mon voyage en France, j’avais déjà pris des dispositions comme délégué du Parti italien, lorsque j’appris par une [lettre] du camarade V. et par une communication du camarade Chièrini, votre représentant pour les partis latins, que j’avais été nommé comme délégué du C.E. Ce n’est qu’à mon retour que j’ai reçu votre dépêche via Riga, et c’est ce qui explique pourquoi je n’en n’ai pas accusé réception par télégramme.

Le camarade V. m’ayant prié de me rendre à Paris, j’y suis arrivé le 23 décembre avec le camarade Tasca, délégué du parti italien, ayant passé la frontière à Modane sans aucun document et d’ailleurs sans aucune difficulté.

A Paris je pus prendre connaissance du matériel envoyé par Moscou pour le Congrès, à l’exception des amendements Losowsky sur la thèse syndicale qui nous arrivèrent à Marseille où nous nous rendîmes le 25.

J’ai parlé au Congrès le soir du 28 et le lendemain, 29, je suis parti pour l’Italie via Menton et je suis rentré sans d’autres difficultés qu’au départ, après avoir quitté V. qui rentrait à Paris, où il espérait régler diverses questions avec le nouveau Comité directeur élu par le Congrès.

Je vais donc vous renseigner sur le travail accompli et je vous donnerai ensuite mes impressions personnelles à propos du Congrès et sur la situation du parti français. Je suis convaincu que le matériel officiel du Congrès vous sera déjà connu lorsque vous lirez cette lettre et je me dispense d’un compte-rendu des débats. D’ailleurs, je n’ai assisté en personne qu’à la séance dans laquelle j’ai pris la parole.

Le premier camarade français avec lequel j’ai causé à Marseille fut Loriot (3). Il m’a fait l’impression d’un homme affaibli et incapable de lutter sérieusement contre une situation qu’il juge malheureuse. Après la première journée remplie des débats causés par le rapport du comité directeur et traitant spécialement des questions personnelles, Loriot proposait de lire, pendant son discours dans la séance du lendemain, la lettre officielle de l’Exécutif comme réponse aux documents apportés à la tribune par Méric. Cependant on réussit sans trop de difficultés, à le persuader qu’il n’était pas convenable de présenter cette lettre officielle comme une arme de polémique personnelle ou de tendance, et il lut ainsi la lettre au commencement de la séance indépendamment de son tour sur la liste des orateurs.

Le manque d’organisation et l’inexpérience des camarades français pour le travail illégal a entravé notre travail au point de vue pratique. Ayant dû fixer nous-mêmes les rendez-vous secrets, nous pûmes ainsi voir Cachin, avec lequel nous eûmes une discussion sur la tactique du Front unique et les revendications pratiques qui se répéta plus tard avec plusieurs autres camarades. Il ressort de toutes ces conversations que les camarades français manquaient à ce propos de toute préparation et beaucoup d’entre eux avaient la certitude que les suggestions de l’Internationale tendaient à ramener «plus à droite» le parti français.

Cette question fut développée dans une réunion que nous eûmes avec la sous-commission pour la politique générale qui a pris deux heures de débats sur le rapport du comité directeur tandis que le matin on avait mis sur le tapis plusieurs questions qui ne méritaient guère le titre pompeux de problèmes de politique générale, on décida de charger une section de la commission des résolutions de préparer une motion pour la mise au point de ces questions.

La sous-commission se composait de bons camarades ouvriers et était dirigée par le camarade Renoult. Le camarade Treint en était membre et il fut tout de suite de notre avis, paraissant le seul qui eut des idées claires sur l’argument. On nous lit aussi un projet de motion qui nous étonna au plus haut point, et auquel nous opposâmes une série d’objections formelles. Ce texte, après nos longues observations, fut considérablement changé. En fait cinq ou six lignes seulement de cette motion parlaient de politique générale et voici ce qu’elles disaient en substance: «le parti regrette la scission syndicale, mais il repousse la tactique du front unique qui l’amènerait à un rapprochement avec les dissidents de Tours, devenus de véritables agents de la bourgeoisie...».

Nous démontrâmes que cela constituait une définition absurde de la tactique de l’Internationale, qu’il était inadmissible de juger avec cette légèreté une grave question d’ordre international, et nous expliquâmes longuement à ces camarades la signification de la tactique de l’Internationale Communiste, des luttes pour les revendications immédiates et pour soustraire les masses à l’influence des opportunistes. Renoult et quelques autres n’étaient pas convaincus, ils répondaient qu’ils étaient «intransigeants» et qu’ils étaient pour la préparation révolutionnaire du communisme» en nous laissant comprendre que tout plan d’action tel qu’il était esquissé par nous tombait dans le réformisme. Quoique je me permis de déclarer que je n’exposais pas seulement les opinions du C.E., mais que je formulais dans les mêmes temps mes opinions personnelles, ces camarades restèrent convaincus que nous étions des «opportunistes de droite» venus secouer leur sévère intransigeance.

Nous discutâmes aussi les autres points du texte proposé, c’est-à-dire sur les polémiques personnelles, sur la presse, et surtout sur l’organisation du comité directeur. Il nous fut impossible de faire lâcher prise aux «extrémistes» de la Seine dans leur campagne contre le monstrueux danger du «centralisme oligarchique». Nous avons soutenu sur ce point des amendements dans l’esprit du projet de Loriot, mais la question avait déjà été compromise par un débat très embrouillé au sein du parti. Pour en finir sur ce point de la motion de politique générale, j’ajouterai que j’en parlai longuement à Frossard dans une conversation qui eut lieu le jour où je fis mon discours au Congrès; il me fut beaucoup plus aisé de m’expliquer avec lui, et les idées auxquelles il finit par se rallier sont développées dans le texte actuel de la résolution.

Craignant les mauvaises conséquences d’une résolution qui se déclarât contre l’attitude de l’Internationale Communiste sur ce problème, nous adressâmes, le camarade V. et moi, le même soir, une lettre à Frossard, dont je crois vous avez reçu la copie, pour insister d’une façon formelle sur les amendements à introduire dans la motion.

Il faut savoir que les camarades allemands Eschert et Kuzmann, avaient présenté à la commission des résolutions une [plate-forme émanant ?- fragment illisible NdlR] du parti allemand pour une action internationale fondée sur le front unique pour une série de revendications. Leur [emphase? - fragment illisible NdlR] a dû être mal comprise et, dans un certain sens, a alarmé les Français auxquels il doit avoir parlé un langage peu adapté à leur situation et aux traditions françaises. On a tout de suite affirmé qu’on proposait «le bloc des gauches», le même que le message du C.E., reprochait au «Journal du Peuple» de soutenir.

Ayant ensuite vu Cachin, je le trouvai très soucieux des termes de la proposition du K.P.D. pour le front unique international et je cherchai à lui faire comprendre qu’il ne s’agissait pas de revenir sur la politique qui avait amené à la scission entre communistes et social-démocrates. Il est évident qu’il craignait les arguments des longuettistes sur un prétendu contraste entre la politique de Tours que Cachin et ses amis avaient subie, et l’attitude actuelle de l’Internationale vis-à-vis des opportunistes. Il faut dire que ces hommes, bien qu’ils soient des chefs politiques expérimentés possèdent peu de clarté dialectique et de souplesse dans la polémique. Le fait que des adversaires peuvent trouver des objections leur suffit pour condamner toute initiative où tout ne «marche pas sur des roulettes».

Le camarade V. put soutenir auprès des rapporteurs les amendements du C.E. sur la question agraire et sur celle de la défense nationale, dont on tînt compte dans la rédaction définitive des thèses.

Il ne nous fut malheureusement pas possible de participer à une réunion officielle de la sous-commission syndicale. Mon opinion sur les thèses de Dunois et qu’elles étaient superficielles et insuffisantes à tous les points de vue. Les amendements de Losowsky auraient dû y être insérés d’autorité, mais la situation était plutôt difficile. Nous nous décidâmes à faire intervenir dans les débats de camarade Tasca, en lui faisant faire un discours qui, tout en étant prononcé au nom du parti italien et se bornant aux questions italiennes, releva très efficacement le point de vue de l’Internationale sur les questions syndicales.

Après avoir examiné le projet de l’intervention publique, nous résolûmes avec le camarade V. que je prononcerais un discours. Nous fûmes d’accord que la partie centrale de ce discours porterait sur les questions générales de la situation mondiale et sur la tactique de l’Internationale Communiste et que les questions françaises seraient abordées dans les termes les plus généraux, sans entrer trop dans les détails d’ordre pratique, puisque la lettre du C.E. les abordait en détail et qu’il y avait eu les entretiens privés à ce sujet. Je n’écrivis pas le texte de mon discours à l’avance, mais j’en soumis le schéma au camarade V. et je tins compte de ses observations.

Je prononçai mon discours à la fin d’une séance de l’après-midi, dédiée à la question agraire au milieu de l’indifférence générale; mais dès que la présence du représentant du C.E. fut annoncée, il y eut une manifestation de vif intérêt et votre représentant reçut l’accueil le plus favorable.

Je vous dirai en quelques mots le contenu de mon discours.

Les premiers deux-tiers environ servirent pour passer en revue la situation mondiale, en prenant en considération deux séries de faits: la politique de la Russie révolutionnaire et le stade actuel de la lutte du prolétariat mondial, eu égard à cette thèse: l’Internationale communiste n’a pas du tout renoncé à ses positions fondamentales vis-à-vis du progrès de la révolution prolétarienne et du caractère révolutionnaire de l’après-guerre. La situation est caractérisée par un effort de reconstruction capitaliste qui ne présente que ces perspectives: la nouvelle guerre impérialiste. Une soumission sans bornes des travailleurs à l’exploitation du capital. Ceci amène une offensive générale de la bourgeoisie qui dicte aux communistes une tactique véritablement révolutionnaire consistant à répandre les mots d’ordre de la résistance et du refus d’accepter les impositions bourgeoises. Je me suis efforcé d’établir clairement que le révolutionnarisme marxiste n’a jamais consisté à ignorer et à mépriser les luttes économiques élémentaires du prolétariat; d’autre part dans la situation actuelle les luttes sont naturellement amenées sur le plan d’une action révolutionnaire et le gradualisme réformiste ne saurait avoir aucun sens. Il faut donc poser des revendications immédiates pour démontrer que la tactique des opportunistes correspond à la non-résistance vis-à-vis des plans monstrueux d’hyper-exploitation capitaliste et à l’oubli des intérêts les plus modestes des travailleurs, etc., etc.

Passant ensuite à m’occuper de la situation en France, je m’empressai de reconnaître que malgré la situation très difficile un certain travail avait été fait. Je m’occupai de la question des rapports entre les partis et l’Internationale et en général de la collaboration internationale communiste, puis je passai à la question syndicale en me bornant à établir, en rapport avec tout ce qui précède, la nécessité absolue d’une activité syndicale pour le parti communiste. Sans le travail de construction d’un réseau syndical on ne pourra jamais réaliser une activité véritablement communiste qui, de la propagande passe à l’action et à l’organisation des forces prolétariennes...

Je dis qu’on s’expliquait l’attitude des communistes dans la CGT et les CSR [Comités Syndicalistes Révolutionnaires - NdlR] mais je démontrai qu’une alliance avec les syndicalistes révolutionnaires ne pouvait être conçue comme permanente, et qu’il fallait se préparer à un changement de situation qui aurait amené le parti à un rôle plus direct dans le mouvement ouvrier.

Pour exposer ces idées, je me suis efforcé de me tenir un peu sur le terrain théorique, de crainte de choquer certaines susceptibilités et j’insistai sur les différences entre les conceptions syndicalistes et communistes, surtout en ce qui concerne l’unité ouvrière syndicale (pour attribuer indirectement aux syndicalistes français une part de responsabilité dans la scission qui se développe). Je dis que toute renonciation formelle du parti à s’occuper des choses syndicales doit être repoussée, et qu’un parti qui tient seulement des discours, n’imprime que des journaux et prend seulement part aux élections, ne sera jamais un parti révolutionnaire au sens réel du mot.

Le discours prononcé au nom de l’Internationale Communiste fut accueilli par l’enthousiasme général, mais je pus très bien remarquer que les affirmations les plus nettes étaient accueillies par une grande partie du Congrès comme des conceptions tout-à-fait nouvelles et qu’elles étaient réfractaires à une certaine minorité.

Je dois dire à présent quelque chose sur l’opinion que je me suis faite à la suite de mon intervention au Congrès de Marseille. Il serait presqu’impossible de faire [voir] clairement des tendances dans le Congrès et dans le parti. La gauche et l’extrême-gauche prennent parfois des attitudes déconcertantes. Il faut se rappeler la situation de Tours. Il y avait alors dans le parti un courant qui se réclamait des principes du communisme et élaborait une préparation aux méthodes de l’Internationale Communiste avec une certaine lenteur. C’est cette tendance qui, faisant bloc avec le groupe Cachin - [Frossard] amena la fondation du parti sur ces bases. Le développement de la tendance communiste fut ainsi logiquement arrêtée; à mon sens, ce développement naturel a besoin d’une opposition à mener ouvertement contre les tendances opportunistes et centristes comme aussi d’un entraînement critique.

Mais au sein d’un parti adhérant à l’Internationale Communiste, cet exercice ne peut pas et ne doit pas se faire; car on est fondé de le savoir achevé et d’exiger du parti une attitude d’action réelle qui a besoin de toute l’unité d’organisation et ne peut pas se concilier avec des polémiques internes. Nous nous trouvons en présence d’un parti qui, dans son ensemble, n’est pas communiste, ni au point de vue des principes, ni à celui du travail pratique, et cependant on ne peut pas attendre du jeu des tendances son raffermissement dans le sens communiste. On ne saurait certainement encourager les fractions ou la fraction communiste à se former. Comment lui permettrait-on une critique ouverte, tant par la presse que par d’autres moyens?

D’ailleurs cette gauche communiste, dans le parti français, dont on ne peut apercevoir les frontières, n’a pas de chefs à opposer aux quasi-communistes Cachin et Frossard. Ce sont là des hommes d’une valeur supérieure qui, parfois, s’approchent davantage de l’attitude correcte au point de vue communiste, par le fait d’être plus avisés et plus actifs dans le travail.

Cette situation crée une impasse de polémiques personnelles, très désagréables et mesquines. Le niveau du Congrès en a été regrettablement abaissé. Je n’ai pas besoin de faire l’histoire lamentable de l’élection du nouveau Comité Directeur, qui vous est bien connue.

Si nous examinons ce parti tel qu’il se présente - sans prétendre de résoudre le problème s’il aurait pu être meilleur par le fait d’une autre tactique vis-à-vis des reconstructeurs de 1920 - nous remarquons qu’il s’agit sans doute d’un grand parti, mais nous sommes portés à nous poser la question si le fait d’être nombreux lui a facilité le travail de la conquête des grandes masses.

On voit tout de suite qu’il faut chercher les données de ces résultats dans les chiffres du tirage de «l’Humanité» ou bien dans quelques élections communales, ce qui nous dit fort peu. Un encadrement réel des masses n’existe pas, ni sur le terrain syndical, ni sur le terrain militaire. Cette forme d’action paraît être pour les camarades français, tout à fait utopique. Ils ignorent le travail illégal [passage illisible dont il semble ressortir que les français invoquent «l’impossibilité à travailler (dans) le régiment» NdlR]. La faute en tout cela est sans doute due à la situation et aux difficultés de développement du parti présentes dans le milieu français.

Soit, mais j’ai cru pouvoir constater que ce grand parti a des allures tout à fait sectaires dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire vivre de sa vie intérieure plutôt que de liaisons avec l’extérieur sans les avantages de la clarté des principes et de l’étroite discipline d’organisation. Certaines affirmations sur lesquelles se fait presque l’unanimité des camarades affectés des tendances les plus opposées, sont des symptômes évidents de «maladie infantile». Sans vouloir affirmer qu’en France on ait pris le plus long chemin pour arriver à notre but: avoir un parti communiste et un parti avec une grande influence sur la classe ouvrière (c’est possible que ce fut alors le seul chemin), je constate ce fait, c’est que le nombre d’adhérents n’est pas une garantie que le parti soit exempt de sectarisme et de stérilité pseudo-doctrinaire.

Je ne saurais exprimer un avis sur ce qu’on pourrait faire pour remédier aux défauts du parti, dans le sens d’un plan général et organique d’action: le contrôle continuel de l’Internationale et son influence sur les chefs actuels pourra fournir un guide. Mais je ne vois pas le chemin par lequel le parti trouvera une bonne issue à ce que nous pouvons, si l’on veut, appeler sa «crise».

J’ai la même impression sur la situation générale politique en France, au point de vue de la lutte des classes. Les étapes du chemin à parcourir pour arriver à un parti communiste à la tête du prolétariat français ne sont pas évidentes. Nous sommes naturellement dans un moment défavorable pour nous tracer ces perspectives puisque la situation du mouvement ouvrier est instable et on attend qu’elle devienne plus claire. Il est probable que lorsque le parti se trouvera en face des deux CGT il commettra, par suite de son manque de préparation, des erreurs qui rendront son rôle encore plus effacé, tant en comparaison des chefs syndicaux de droite, d’un côté, comme des syndicalistes anarchistes, de l’autre. Il faudrait pouvoir lui suggérer des attitudes heureuses tant vis-à-vis de l’une comme de l’autre section séparées du mouvement ouvrier, en les soutenant par une propagande parmi les masses qui ne soit pas superficielle et légère comme on la conduit de la part de certains camarades français et de presque toute la presse du parti. Je crois qu’amener Cachin et Frossard sur ce terrain ne sera pas le côté le plus dur de cette tâche.

D’ailleurs je dois dire, que tout en ayant été empêché pratiquement d’avoir contact avec la «foule» je pense que dans la masse du parti il y a du bon et des éléments qu’on pourrait utiliser. Mais je ne suis pas optimiste sur le résultat des polémiques d’après le Congrès, étant donnée la position dans laquelle se trouve Loriot et ses amis. Il y a des camarades plus mûrs pour un travail communiste: j’ai pu connaître très peu de monde, mais je nommerai Ker, Vaillant-Couturier, Treint...

Enfin, je veux faire observer que dans le travail fait pour le Congrès par la Fédération de la Seine, parmi une effroyable confusion, il y avait une suggestion utile: poser à l’ordre du jour du Congrès la politique générale du parti.

Il aurait fallu demander à ce Congrès et à ce parti une déclaration de principes. Elle manque dans ces archives. Tours n’a pas donné au parti la plate-forme théorique, Marseille aurait dû le faire avant de soulever des questions de tactique particulières et pour ne pas se noyer dans des différences de personnes. Ne pourrait-on pas demander au nouveau Comité Directeur de dresser le «programme du Parti Communiste Français»? On pourra objecter que ce sera bien peu, mais je suis d’avis qu’il faut donner à tous ces gens un point de repère, si l’on veut qu’ils cessent de tourner autour de leur seul nombril.

Vous savez qu’après le Congrès V. et moi nous vous avons adressé une dépêche au sujet de la question du front unique international. Il faudra prendre garde d’exiger du parti français l’application d’une tactique qui ne soit pas bien comprise. Il serait très dangereux d’amener ce parti à une tactique qui rappelle même du point de vue purement formel le «bloc des gauches». Je pense qu’il y a encore trop à faire en France pour délivrer le prolétariat des illusions démocratiques bourgeoises et l’intransigeance formelle y devient une nécessité pédagogique. La formulation des revendications immédiates et du front unique, devrait être faite sur le terrain syndical - peut-être adressée, comme nous disions avec Frossard, aux syndicats locaux des deux CGT qui existeront presque certainement demain. Pousser le parti à formuler des revendications syndicales est très utile pour rompre avec l’abstentionnisme syndical et économique traditionnel. L’effet immédiat sera une tension avec les syndicalistes anarchistes qui paraissent tout attendre du parti communiste sans rien sacrifier pour lui. Poser des revendications politiques étant donné le danger démocratique, même sous la forme franc-maçonne - et je dirai entre parenthèses de n’avoir pas eu l’occasion de toucher à ce problème, dont il faudrait toutefois s’occuper - est une affaire beaucoup plus délicate à aborder.

J’ai cru devoir exprimer avec toute franchise mes impressions, et je prends bien garde de [ne pas] les présenter comme le résultat d’une étude approfondie. Ce ne sont rien d’autre que des impressions, et je vous demande pardon, camarades, si j’ai eu l’air de donner des conseils qu’on ne me demandait pas. En étant au courant des difficultés de communication, j’ai voulu mettre à votre disposition le matériel brut de jugements formulés à la hâte par une personne étrangère au mouvement dans lequel il a été envoyé pour accomplir une mission passagère.

J’espère m’être acquitté de ce mandat à votre satisfaction: en tout cas je suis sûr de l’avoir accompli avec tout l’esprit de discipline et comme c’était mon devoir.

Recevez, camarades de l’exécutif, mes salutations fraternelles.

 

A. Bordiga.

 

 


 

(1) Nous publions ici la transcription de l’exemplaire manuscrit de ce rapport écrit en français qui se trouve à la B.D.I.C (Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaire) de Nanterre. Nous n’avons pas réussi à déchiffrer quelques rares passages.

(2) L’orthographe usuelle est: Walecki.

(3) Fernand Loriot était le représentant le plus connu de la gauche du parti. Instituteur, il avait été le dirigeant et porte-parole dans la SFIO de la minorité opposée à la guerre, puis le principal animateur du «Comité pour la Troisième Internationale» qui regroupait, avant la création du PC, les partisans de la nouvelle internationale. Emprisonné ainsi que Souvarine et d’autres militants de ce Comité avec les dirigeants de la grande grève des cheminots (dans laquelle ils n’avaient aucune responsabilité) pour «atteinte à la sûreté de l’Etat», il n’avait pu participer au Congrès de Tours. Il avait cependant été élu comme Souvarine au Comité Directeur du nouveau parti. Après la non-réélection de celui-ci au C. D. le dernier jour du Congrès de Marseille, il démissionna aussitôt de cet organisme, suivi par 3 membres de la gauche, Treint, Dunois et Vaillant-Couturier, tandis que d’autres y restèrent (Ker, etc.). Mais lorsque quelques mois plus tard ces militants furent réinstallés au C. D., Loriot refusa de les suivre en invoquant des raisons de santé pour interrompre son activité militante. Il revint cependant un peu plus tard à la vie politique active en s’opposant à la politique de «bolchevisation» du parti menée à partir de 1924 par la nouvelle direction autour de Treint qui combattait avec acharnement l’opposition de gauche.

Après avoir quitté en 1926 le PC stalinisé, Loriot se rapprocha en 1927 du groupe de La révolution prolétarienne tout en participant à la création de Contre le Courant, regroupement qui se revendiquait de Trotsky, avec lequel il rompit peu après pour se tourner franchement vers le syndicalisme-révolutionnaire. Il mourut en 1932, à l’âge de 62 ans, d’une leucémie.

L’ouvrage de Julien Chuzeville, «Fernand Loriot. Le fondateur oublié du Parti Communiste», Ed. L’Harmattan 2012, est intéressant pour les informations qu’il donne sur le rôle de Loriot, mais à condition de mettre de côté les opinions de l’auteur: il glorifie «l’éphémère PC des débuts» («vivant, démocratique et pluraliste») «dont Loriot était le fondateur», alors qu’il cite, p.131, ce même Loriot écrivant en septembre 21 que ce parti était «loin d’être communiste»! Dans ce même article d’ailleurs, Loriot affirmait aussi qu’il fallait «extirper les survivances réformistes et petites-bourgeoises» qui «empêchent le parti d’être «l’organisation directrice du prolétariat français dans sa lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie». Mais cela ne compte sans doute pas pour Chuzeville, pour qui il y aurait eu «depuis 1919» un «malentendu» entre Loriot et ses camarades, partisans d’une «nouvelle IIe Internationale mais révolutionnaire», et la Troisième Internationale dont les décisions étaient les «émanations directes de la bureaucratie régnante en Russie». A l’appui de sa thèse il donne l’exemple des fameuses 21 conditions d’adhésion à l’Internationale Communiste en citant un ancien responsable de la gauche du parti (Dunois) qui, après être revenu dans la SFIO, écrivait qu’il avait adhéré au PC sans attacher d’importance à ces conditions («je pensais que ce qu’un Congrès avait fait, un autre pouvait le défaire». p. 189). Pourtant c’est exactement cette attitude hypocrite que Loriot dénonçait chez les dirigeants de la tendance du centre dans son compte-rendu du Congrès de Marseille à la Fédération de la Seine (publié en brochure: «Un an après Tours», Cahiers Communistes, février 1922)!

Démonstration qu’on peut être le biographe de quelqu’un et le trahir complètement....

 

 

 

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