Le programme révolutionnaire de la société communiste élimine toute forme de propriété de la terre, des installations productives et des produits du travail

Texte publié sur «Il Programma Comunista» n°16/1958, alors l’organe du parti, comme «corollaire» à la réunion générale du parti de Turin des 1-2/6/58 (1)

(«programme communiste»; N° 102; Février 2014)

Retour sommaires

 

 

Les textes marxistes et le rapport de Turin

 

Lors des exposés de la réunion de Turin, et en particulier dans la deuxième séance, consacrée aux accusations réciproques de révisionnisme que s’échangent les «communistes» russes et yougoslaves, nous avons comme à l’habitude largement fait appel aux textes de base du marxisme, avec des citations qu’il n’a pas toujours été jugé utile de reproduire dans le compte-rendu publié en quatre parties.

Dans cet exposé nous avions eu le souci de démontrer que nos jugements et nos analyses des problèmes discutés ne s’écartaient jamais de la doctrine classique de Marx. Cette démonstration était d’autant plus utile à propos d’une discussion où les deux parties revendiquent d’être fidèles à la ligne de principe traditionnelle et accusent leur contradicteur d’en avoir dévié de façon coupable.

La polémique pourrait prendre une forme et une ampleur différentes si les deux parties, qui se caractérisent pour nous par une dégénérescence opportuniste bien plus profonde que celle des «révisionnistes» classiques de la fin du dix-neuvième siècle et de la première guerre mondiale, admettaient ouvertement qu’ils s’éloignent toujours davantage de la théorie socialiste énoncée par Marx et strictement défendue par Engels puis Lénine. Mais s’ils prétendent depuis longtemps qu’on peut légitimement modifier, à mesure que passe le temps, les principes du marxisme et s’ils finiront par confesser ouvertement - nous en sommes persuadés - qu’ils les ont bouleversés, complètement renversés, ces Messieurs se sont aujourd’hui lancés dans une bizarre campagne «contre tout révisionnisme», affirmant être convaincus qu’aujourd’hui ce révisionnisme est scientifiquement et idéologiquement aussi condamnable que celui d’il y a un demi-siècle; et ils se jettent au visage, comme l’injure la plus infamante, le qualificatif de révisionniste.

De ce fait, il devient donc crucial d’opposer à tous ces discours des citations authentiques des textes classiques. Nous sommes dans une situation bien différente de celle où le marxiste révolutionnaire fait face à des contradicteurs et des adversaires qui déclarent ouvertement vouloir utiliser les données historiques qui se sont accumulées depuis 1848 pour démontrer qu’elles fournissent des arguments à la mise sur pied, dans le domaine de l’économie et de la science historique, de théories opposées à celle de Marx défendue par les communistes révolutionnaires.

Il faut dire que ce dernier groupe d’ennemis est plus cohérent, non seulement pour ce qui est de son élaboration théorique et scientifique, mais aussi si l’on confronte ses positions théoriques avec son activité politique qui a pour objectif de maintenir les structures dont la destruction et la disparition représentent le couronnement de la formidable construction du marxisme révolutionnaire. Nous nous tournerons contre ce genre d’adversaires à d’autres étapes de notre travail de défense intégrale du marxisme, qui pour nous s’énonce aujourd’hui exactement comme il y a plus d’un siècle, en particulier dans une prochaine réunion de notre mouvement. Il s’agit dans ce cas de repousser une attaque frontale et ouverte; alors que en ce qui concerne les fausses «vierges» du révisionnisme de Belgrade, de Moscou ou d’ailleurs, il faut parer à un étranglement par surprise et à un coup de poignard dans le dos.

 

Engels et les Programmes socialistes agraires

 

En 1894, au mois de septembre, le parti ouvrier marxiste français (celui de Guesde et de Lafargue) adopta lors de son congrès de Nantes un programme d’action dans les campagnes. En octobre le parti social-démocrate allemand s’occupa du même thème à Francfort. A la fin de sa longue vie Engels suivait de près le mouvement de la Deuxième Internationale ouvrière fondée après la mort de Marx en 1889. Il devait désapprouver nettement la résolution des Français, alors qu’il était plus satisfait par le congrès allemand, où fut repoussée une tendance droitière analogue à celle qui avait prévalu à Nantes.

Engels consacra au sujet un article d’une très grande importance qui fut publié dans la revue «Neue Zeit» en novembre 1894. Cet article est publié dans une traduction pas très exacte dans la revue stalinienne «Cahiers du communisme» de novembre 1955. Les rédacteurs de la publication disent dans leur présentation du texte qu’ils ont trouvé chez un arrière-neveu de Marx (comme on sait Lafargue était le gendre de celui-ci) une correspondance très intéressante d’Engels avec Lafargue. Engels ne cache pas ses critiques et leurs formulations sont vraiment importantes; on ne peut que s’étonner de la désinvolture des staliniens qui présentent un matériel historique qui les frappe directement (2)!

Non sans une certaine amertume malgré son ton serein, le vieil Engels dit à Lafargue: vous, les révolutionnaires intransigeants d’autrefois, vous tendez un peu plus que les allemands vers l’opportunisme. Dans une lettre ultérieure Engels tient à souligner qu’il a écrit l’article critique dans un esprit amical, mais il n’hésite pas à répéter: «vous vous êtes laissés entraîner un peu trop loin sur la pente opportuniste». Ces citations sont aussi utiles pour établir à quand remonte la terminologie utilisée dans nos discussions, à laquelle nous avons toujours accordé la plus grande importance. Avant la mort d’Engels, les marxistes de gauche (qui en 1882 s’étaient séparés au congrès de Roanne des «possibilistes», partisans de l’entrée dans des ministères bourgeois) s’appelaient révolutionnaires intransigeants, comme s’appelait dans la première décennie du siècle la fraction de gauche du parti socialiste italien, opposée au réformisme de Turati et au possibilisme de Bissolati, et d’où naquit le Parti Communiste à la suite d’une sélection ultérieure.

Le mot opportuniste que beaucoup de jeunes croient avoir été inventé par Lénine dans son impétueuse bataille au moment de la première guerre mondiale, a été en réalité utilisé par Marx et Engels dans leurs écrits. A plusieurs reprises nous avons fait remarquer qu’il n’est pas des plus heureux du point de vue sémantique parce qu’il conduit à l’idée d’un jugement d’ordre moral et non à un jugement socialement déterministe. Cependant le mot a désormais des droits historiques et pour nous tous il exprime la lie et la boue par rapport au marxisme sain.

Dans cette lettre écrite pour «ménager» un peu le révolutionnaire insoupçonnable Lafargue, Engels nous en donne une définition tranchante comme une épée. La phrase: vous vous êtes mis sur la pente opportuniste, est suivie des mots: «A Nantes vous étiez en train de sacrifier l’avenir du Parti au succès d’un jour». La définition peut rester lapidaire: est opportuniste la méthode qui sacrifie l’avenir du Parti au succès d’un jour. Honte à tous ceux, alors et par la suite, qui l’ont pratiquée!

Il est temps d’en venir à la substance de la question et au texte d’Engels. Ce dernier concluait qu’il était encore temps pour les Français de s’arrêter sur cette pente opportuniste, et il espérait que son article y contribue. Mais en sont arrivé les Français (et les Italiens) en 1958?

 

Socialistes et paysans à la fin du dix-neuvième siècle

 

L’étude d’Engels est précédée d’un tableau de la situation générale de la population agricole d’Europe à cette époque. Les partis bourgeois avaient toujours pensé que le mouvement socialiste se développait seulement parmi les ouvriers industriels des villes, et ils s’étonnaient alors que la question paysanne soit à l’ordre du jour de tous les partis socialistes existants. La réponse d’Engels est celle qui s’impose à chaque pas, par exemple quand nous avons montré qu’en plein vingtième siècle les questions sociales des pays de couleur et non développés industriellement ne peuvent être enfermées dans un strict dualisme capitalistes-prolétaires; mais le marxisme doit toujours et partout avoir des réponses de doctrine et d’action pour tout le cadre pluriclassiste et non biclassiste de la société.

Engels ne peut trouver que deux seules exceptions à la présence fondamentale d’une grande classe de paysans qui ne sont ni des salariés ni des entrepreneurs: la Grande-Bretagne proprement dite et la partie de la Prusse à l’est de l’Elbe. Ce n’est que dans ces deux régions que la grande propriété terrienne et la grande industrie agricole ont totalement liquidé le petit paysan travaillant pour son propre compte. Notons que même dans ces deux cas exceptionnels, le tableau comporte trois classes (comme chez Marx même quand il traite de la société bourgeoise modèle): salarié urbain ou rural, entrepreneur capitaliste industriel ou agraire, propriétaire de la terre selon le mode bourgeois, et non féodal.

Dans les autres pays, pour Engels comme pour tous les marxistes, «le paysan est un facteur fort important de la population, de la production et du pouvoir politique». Personne ne peut donc dire: pour moi les paysans n’existent pas, dans le style de cette autre stupidité: pour moi les mouvements des peuples de couleur n’existent pas.

Mais que l’analyse de la fonction de ces classes sociales et l’attitude du parti marxiste envers elles doivent être la copie de celles des partis de la démocratie petite-bourgeoise, c’est là une autre énormité contre laquelle Engels va lancer une de ses «mises au point». Ou plutôt, nous dirons qu’il s’agit d’une autre formulation de la même énormité.

Comme seul un fou pourrait contester le poids des paysans dans la statistique démographique et économique, Engels arrive tout de suite au point scabreux: quel est leur poids en tant que facteur de la lutte politique?

La réponse est évidente: la plupart du temps les paysans n’ont fait preuve que de leur apathie, fondée sur l’isolement de la vie paysanne. Mais cette apathie n’est pas un fait sans conséquence: «elle est le plus grand soutien non seulement du despotisme russe, mais aussi de la corruption parlementaire de Paris et de Rome». Ce n’est pas nous qui avons mis Rome là, mais Engels, il y a bel et bien 64 années de cela.

Engels montre que depuis qu’est né le mouvement ouvrier des villes, les bourgeois n’ont jamais hésité à chercher à exciter contre lui les paysans propriétaires, en présentant les socialistes comme ceux qui abolissent la propriété; et les propriétaires terriens ont fait de même, en feignant d’avoir un bastion commun à défendre avec le petit paysan.

Est-ce que, dans sa lutte pour le pouvoir politique, le prolétariat industriel doit accepter comme inévitable que toute la classe paysanne soit une alliée active de la bourgeoisie à renverser? Engels introduit le point de vue marxiste sur la question en affirmant immédiatement qu’une telle perspective doit être repoussée et qu’elle est aussi peu utile à la cause révolutionnaire que celle selon laquelle le prolétariat ne peut vaincre qu’après la disparition de toutes les classes intermédiaires.

En France, comme les oeuvres classiques de Marx l’ont montré de façon inégalable, l’histoire a enseigné que les paysans ont toujours pesé de tout leur poids pour faire pencher la balance du côté opposé à celui de la classe ouvrière, du premier au second Empire et contre les révolutions parisiennes de 1831, 1848-49 et 1871.

Comment donc modifier un tel rapport de force? Que faut-il dire et promettre aux petits paysans? On est là en plein coeur du problème agraire. Mais le but de l’exposé d’Engels, c’est d’écarter comme anti-marxiste et contre-révolutionnaire toute défense conservatrice de la petite propriété. Qu’aurait dit le grand et vieux Friedrich si quelqu’un était venu proposer, comme on le fait aujourd’hui en France et en Italie, d’étendre à toute la population rurale la propriété de toute la terre travaillée?

 

Programmes français

 

En 1892, au congrès de Marseille, le parti ouvrier français avait déjà ébauché un programme agraire (c’était l’année où en Italie avait lieu la séparation d’avec les anarchistes et où naissait à Gênes le parti socialiste italien).

Ce premier programme est moins sévèrement condamné par Engels que celui de Nantes, du fait que le second, comme nous allons le voir, fit violence aux principes théoriques dans le but de promouvoir l’appui du parti aux intérêts immédiats des petits paysans. A Marseille le parti s’était limité à indiquer les objectifs pratiques de l’agitation parmi les paysans (on était alors partisan de la fameuse distinction entre programme maximum et programme minimum qui conduisit par la suite à toute la crise historique des partis socialistes). Engels releva que pour les petits paysans - parmi lesquels on considérait alors surtout les fermiers plus que les travailleurs propriétaires - ces objectifs étaient tellement modestes que d’autres partis les avaient avancés et que beaucoup de gouvernements bourgeois les avaient réalisés: associations pour l’achat de machines agricoles et d’engrais, location de machines par les communes rurales avec l’aide de l’Etat pour constituer un parc, interdiction de la saisie de la récolte sur pied par le propriétaire, révision du cadastre, etc.

Engels accorde encore moins d’intérêt aux revendications pour les salariés agricoles; certaines sont évidentes parce qu’elles sont les mêmes que pour les ouvriers de l’industrie, comme le salaire minimum, d’autres sont tolérables, comme la formation sur les terrains communaux de coopératives agricoles de production.

Toutefois ce programme procura au parti un succès notable lors des élections de 1893, au point qu’on voulut, à la veille du congrès, aller plus loin dans la voie des revendications pour les paysans. «On sentait bien cependant que l’on s’aventurait là sur un terrain dangereux», et l’on voulut le faire précéder par des considérations théoriques montrant qu’il n’y avait pas de contradiction entre le programme maximum socialiste et la protection du petit paysan, y compris dans son droit de propriétaire! C’est là qu’Engels, après avoir cité les considérants du programme, fait porter toute sa critique. On cherche, dit-il, «à montrer que les principes du socialisme demandent que l’on protège la petite propriété contre la ruine dont la menace le mode de production capitaliste, bien que l’on voie parfaitement que cette ruine est inévitable».

Le premier considérant affirme qu’aux termes mêmes du programme général du parti les producteurs ne seront libres que lorsqu’ils seront en possession des moyens de production. Selon le second considérant, si, dans le domaine industriel, on peut prévoir la restitution des moyens de production aux producteurs sous forme collective ou sociale, dans le domaine agricole, au moins en France, le moyen de production, la terre, est possédé dans la plupart des cas à titre individuel par le travailleur.

Selon le troisième considérant la propriété paysanne «est fatalement appelée à disparaître», mais «le socialisme» n’a pas à «précipiter cette disparition, son rôle n’étant pas de séparer la propriété et le travail, mais au contraire de réunir dans les mêmes mains ces deux facteurs de toute production».

Dans le quatrième considérant il est dit que, de même que les implantations industrielles doivent être enlevées aux capitalistes privés pour être données aux travailleurs, de même les grands domaines fonciers doivent être donnés aux prolétaires agricoles; et par conséquent il est le devoir, toujours du «socialisme», de «maintenir en possession de leurs lopins de terre, contre le fisc, l’usure et les envahissements de nouveaux grands propriétaires fonciers, les propriétaires cultivant eux-mêmes leur terre».

Le cinquième considérant est celui qu’Engels trouve le plus scandaleux: si les premiers font une terrible confusion doctrinale, celui-ci anéantit carrément le concept de lutte des classes: «il y a lieu d’étendre cette protection aux producteurs qui, sous le nom de fermiers et de métayers, font valoir les terres des autres, et qui, s’ils exploitent des journaliers, y sont en quelque sorte contraints par l’exploitation dont ils sont eux mêmes victimes».

 

Conclusion lamentable

 

De ses prémisses malheureuses découle le programme pratique qui est «destiné à coaliser dans la même lutte contre l’ennemi commun, la féodalité terrienne, tous les éléments de la production agricole, toutes les activités qui, à des titres divers, mettent en valeur le sol national». Ici, comme Engels le démontre, malgré son souci évident de ne pas traiter d’ânes des militants qui de longue date se disent marxistes, c’est toute la perspective historique qui est jetée en l’air; dans la France de 1894 les féodaux éliminés un siècle plus tôt par la grande révolution, sont ainsi confondus non pas tant avec les entrepreneurs capitalistes, les industriels de l’agriculture, à qui (que notre lecteur attentif se rappelle ce que nous avons toujours reproché aux traîtres pseudo-communistes actuels italiens) sont lancés des appels à entrer dans la grande coalition, parce que par leur activité ils mettent en valeur la terre (!); mais avec les propriétaires terriens bourgeois qui ne gèrent pas l’entreprise agricole mais vivent de la rente payée par de petits fermiers ou de grands métayers. Cette troisième classe du schéma marxiste de la société capitaliste n’a rien à voir avec l’antique noblesse féodale; elle a acheté ses biens fonciers avec de l’argent et elle peut la vendre étant donné que «la révolution bourgeoise a fait de la terre un article de commerce», alors que la classe féodale avait un droit inaliénable non seulement sur la terre mais aussi sur les travailleurs qui y vivaient. Engels rappelle à ces disciples maladroits que contre cette classe féodale il y eut une coalition «pendant un certain temps et pour des buts bien définis»; mais il est clair que de ce bloc historique, dont l’époque était lointaine en France mais qui était encore actuelle dans la Russie de 1894, même les «maîtres bourgeois de la terre» faisaient partie.

Cette erreur pestilentielle suffoque encore aujourd’hui l’horizon prolétarien en Europe par la faute de l’opportunisme stalinien triomphant. Il ne faut pas chercher les armes doctrinales pour en combattre les conséquences catastrophiques dans l’évolution historique depuis 1894, mais dans l’arsenal toujours valide qu’utilisait Engels.

Cette politique agraire résolument bloccarde tue la lutte des classes, et comme elle est conduite par le parti qui regroupe les travailleurs des usines, elle la tue aussi au bénéfice des capitalistes industriels. Tant que ce que ces partis éléphantesques qui la pratiquent ne se seront pas désintégrés, elle est la garantie de survie de la forme sociale bourgeoise.

Mais restant à la partie doctrinale avant d’aborder la partie politique, il faut faire une autre remarque bien plus pessimiste mais qu’il serait vain d’omettre: aujourd’hui, à la différence de 1894, l’opportunisme n’est plus une menace; il a englouti toutes les énergies de la classe ouvrière. Presque tous les groupes qui s’opposent aux énormes partis staliniens ou post-staliniens et qui s’en sont séparés – ce qui ferait espérer que la désagrégation dont nous avons parlé a déjà commencé – montrent qu’ils ont sur le «contenu du socialisme» des idées encore plus non-marxistes que celles du programme de Nantes (puisque nous sommes en France nous pouvons citer le groupe Socialisme ou Barbarie). Nous les appellerions anti-marxistes si nous n’étions pas en présence du langage serein de Friedrich Engels, qui évidemment savait d’expérience, et à la suite des nombreuses et drues réprimandes du père Marx, que les Français n’aiment pas être choqués, ni même froissés. Dans le premier cas ils font la grimace d’un d’Artagnan, dans le deuxième, d’un Talleyrand. Prudence donc, pour qui se souvient d’une plaisanterie du deuxième congrès de l’Internationale Communiste à Moscou: Frossard (un précurseur mondial du non-marxisme) a été froissé (3). Et celui qui avait osé faire ça s’appelait Lénine!

 

Série de formules fausses

 

Les formules fausses sont très utiles pour clarifier le véritable «contenu» du programme révolutionnaire moderne. Les idéologies sociales antiques avaient une forme mystique, ce qui ne les empêchait pas d’être un condensé de l’expérience de l’espèce humaine de la même nature que celle, plus développée, à laquelle elle est parvenue à l’époque capitaliste et dans la lutte pour la dépasser. Nous pouvons dire que les vieilles mystiques se présentaient sous la forme respectable d’une série de thèses affirmatives. La mystique moderne, qui régit l’action des forces destructrices de la société actuelle, s’exprime plutôt dans une série de thèses négatives. Le degré de conscience de l’avenir, auquel seul le parti révolutionnaire et non l’individu peut arriver, s’énonce - du moins aussi longtemps que la société sans classes ne sera pas un fait accompli - de façon plus expressive dans une série de règles du type: il ne faut pas dire ceci, il ne faut pas faire cela.

Nous espérons présenter sous une forme modeste et accessible un résultat élevé et plutôt ardu. Dans ce but, il sera bon, sous la direction d’Engels, un maître en la matière, de décortiquer les formules fausses des considérants de Nantes.

Engels commence par dire, à propos du premier considérant, qu’il n’est pas juste de faire découler de notre programme général la formule suivante: «les producteurs ne seront libres que lorsqu’ils seront en possession des moyens de production». Le programme français ajoutait aussitôt que cette possession n’est possible que sous la forme individuelle qui n’a jamais été générale et que le développement industriel rend toujours plus impossible; ou sous la forme commune dont les conditions ont été données avec l’instauration de la société capitaliste. Le seul objectif du socialisme, dit donc Engels, est la possession commune des moyens de production après leur conquête collective. Pour Engels il est important d’établir ici qu’aucune conquête ou conservation de la possession individuelle des moyens de production par le producteur ne peut figurer comme objectif dans le programme socialiste. Et il ajoute: ceci non seulement dans l’industrie où le terrain est déjà préparé, mais en général aussi dans l’agriculture».

C’est là une thèse fondamentale qui se trouve dans tous les textes classiques du marxisme. Sauf à se déclarer ouvertement révisionniste, le parti prolétarien ne peut jamais défendre et protéger cette réunion à titre individuel, parcellaire, du travailleur avec les moyens de son travail. Le texte que nous étudions ici le répète presqu’à chaque phrase.

Engels conteste en outre le concept exprimé par la formule erronée sur la «liberté» des producteurs. Celle-ci n’est en effet pas assurée par ces formes hybrides congénitales à la société actuelle dans lesquelles le producteur possède la terre et une partie de ses instruments de travail. Dans l’économie actuelle, tout ceci est bien précaire et pas du tout garanti pour le petit paysan. La révolution bourgeoise lui a sans aucun doute donné les avantages tirés de la dissolution des liens féodaux, de la servitude personnelle qui le forçait à céder une partie de son temps de travail ou une partie de ses produits. Mais cela ne lui a pas garanti qu’une fois obtenue la propriété de son lopin de terre, il ne puisse en être séparé de cent manières, qu’Engels énumère dans la partie concrète du programme, mais qui sont inséparablement liées à l’essence même de la société capitaliste: impôts, hypothèques, destruction de l’industrie domestique rurale, saisies, jusqu’à l’expropriation. Aucune mesure légale (réforme) ne peut éviter que le paysan, en toute spontanéité, se vende corps et âme avant de mourir de faim. La critique devient ici virulente:

«Votre tentative de protéger le petit paysan dans sa propriété ne protège pas sa liberté, mais simplement la forme particulière de sa servitude; elle prolonge une situation dans laquelle il ne peut ni vivre ni mourir!»

 

Le mirage illusoire de la liberté

 

 Nous aurons moins d’égards que le grand Engels pour dénoncer la formule malsaine du premier considérant qui, à partir d’une erreur initiale conduit à une erreur plus grande encore; c’est que nous n’avons pas devant nous un Paul Lafargue chez qui le marxisme s’était un moment assoupi et qu’il fallait remettre sur le droit chemin, mais une bande répugnantes de traîtres et de défaitistes dont les âmes sont déjà damnées. A la question: à quel moment les producteurs seront-ils libres? Lafargue répond: quand ils ne seront plus séparés de leur outil de travail. Sur cette pente il arrive à idéaliser une société impossible et misérable de petits paysans et artisans qu’Engels ne se prive pas de qualifier d’objectif réactionnaire, parce qu’une telle société serait plus rétrograde que celle composée de prolétaires et de capitalistes. Mais l’erreur, complètement métaphysique et idéaliste, rompant avec toute perspective historique, matérialiste et déterministe, consiste à prétendre, comme le professent aujourd’hui beaucoup de gens «de gauche» des deux côtés de l’Atlantique, que le socialisme consisterait dans la libération individuelle du travailleur. Cela revient à enfermer certains théorèmes économiques dans les limites d’une philosophie de la liberté.

Nous rejetons ce point de départ: il est stupidement bourgeois et il ne peut conduire à autre chose qu’à la dégénérescence dont les staliniens nous donnent le spectacle dans le monde entier. La formulation ne serait pas meilleure si l’on parlait de libération collectives des producteurs. Il s’agirait en effet de définir les limites de cette collectivité et c’est là que s’effondrent tous les immédiatistes, comme nous le verrons par la suite. Cette limite est si vaste qu’elle doit englober l’industrie et l’agriculture, et toute forme d’activité humaine en général. Quant cette activité, dans un sens beaucoup plus large que la seule production, terme lié à la société mercantile, ne connaîtra plus de limite dans sa dynamique collective, ni de limite temporelle entre les générations, il sera évident que le postulat de la Liberté faisait partie de l’idéologie bourgeoise transitoire et caduque, autrefois explosive mais aujourd’hui anesthésiante et trompeuse.

 

Propriété et travail

 

Le malheureux troisième considérant croit se baser sur quelque chose d’évident en écrivant que la tâche du socialisme est de réunir et non de séparer, la propriété et le travail. Engels ne voulait pas être trop méchant, mais il lui faut réaffirmer que «sous cet aspect général, ce n’est pas là le rôle du socialisme; bien au contraire, il consiste à remettre les moyens de production aux producteurs à titre collectif». Si l’on perd cela de vue, dit Engels, il est clair qu’on arrive à imposer au socialisme «de faire ce qu’on a déclaré impossible dans le paragraphe précédent», à savoir maintenir la petite propriété paysanne, après avoir écrit qu’elle est «fatalement appelée à disparaître».

Ici aussi il faut creuser davantage, en ayant bien présents à l’esprit les travaux de Marx-Engels et toute notre doctrine. La question de la «séparation» n’est pas une question métaphysique, mais historique. Ce serait un pur enfantillage de dire: la bourgeoisie a séparé la propriété du travail, donc, nous, pour la faire enrager, nous allons les réunir. Le marxisme n’a jamais décrit dans la révolution et dans la société bourgeoises un processus de séparation de la propriété et du travail, mais un processus de séparation des hommes qui travaillent des conditions de leur travail. La propriété est une catégorie historico-juridique; la dite séparation est un rapport entre des éléments matériels bien réels, d’un côté les hommes qui travaillent, de l’autre la possibilité d’avoir accès à la terre et d’utiliser les outils de travail. Le servage féodal et l’esclavage avaient uni ces éléments d’une façon très simple, en les enfermant tous deux dans un même camp de concentration d’où la classe dominante tirait la part des produits (autre élément physique bien concret) qui lui plaisait.

La révolution bourgeoise fit voler cette enceinte en éclats et dit aux travailleurs: vous êtes libres de sortir, puis elle la referma, réalisant cette séparation dont nous parlons. La classe dominante monopolisa les conditions pour entrouvrir les fils de fer barbelés et permettre la production, en s’emparant de tout le produit: les serfs qui s’étaient enfuis vers la faim et l’impuissance en sont encore à louer le miracle de la Liberté!

Le socialisme veut interdire à qui que ce soit, individu, groupe, classe ou Etat, la possibilité de tendre des fils de fer barbelés; mais cette perspective ne peut se traduire dans le mot d’ordre absurde de réunir à nouveau le travail et la propriété! Elle signifie la fin, l’élimination de la propriété bourgeoise et du travail salarié, la dernière et la pire des servitudes.

Quand ensuite le programme de Nantes dit que le travail et la propriété sont les deux facteurs de la production, dont la séparation engendre la servitude et la misère, il tombe dans une erreur encore plus énorme. La propriété, facteur de production! Ici le marxisme est non seulement oublié, mais complètement renié. Même en ce qui concerne la description du mode de production capitaliste, la thèse centrale du marxisme est qu’il n’existe qu’un seul facteur de la production, le travail humain. La propriété de la terre, des instruments ou des établissements, n’est pas un facteur de production. Les considérer ainsi serait retomber dans la formule trinitaire, réfutée par Marx dans le troisième volume du Capital, selon laquelle il y aurait trois sources à la richesse: la terre, le capital et le travail. Cette doctrine grossière justifiait de cette façon les trois formes de revenu: la rente, le profit et le salaire. Le parti socialiste et communiste est la forme historique en lutte contre la domination de la classe capitaliste dont la doctrine prétend que le capital est un facteur de production au même titre que le travail. Mais pour trouver la doctrine qui soutient le troisième terme, la terre comme facteur de production, il faut remonter plus en arrière, plus loin que Ricardo, jusqu’aux physiocrates de l’époque féodale, dont la théorie constituait précisément la justification historique de la domination féodale exécrée!

D’un point de vue marxiste, c’est donc une grave hérésie que de réunir la terre et le travail, et cela qu’il s’agisse du travail individuel ou du travail collectif.

 

Entreprise industrielle et entreprise agricole

 

Le quatrième considérant glisse dans le piège de la défense de la petite parcelle agricole après avoir tracé un parallèle entre les grandes industries qui «doivent être arrachées à leurs propriétaires oisifs» (pourtant pas si oisifs que ça à l’époque des «Maîtres des forges») et les grands domaines qui doivent être remis aux prolétaires agricoles «sous forme collective ou sociale». Plus loin Engels fait de façon bien différente la comparaison entre l’expropriation socialiste et révolutionnaire du patron d’usine et celle du propriétaire agricole.

En plus de ne pas approfondir la distinction essentielle, à peine effleurée, entre la gestion «collective» et la gestion «sociale», le programme de Nantes passe sous silence la distinction tout aussi importante entre grand domaine ou grande propriété terrienne, et grande entreprise agricole. Quand la production s’accomplit sous la forme d’une exercice technique unique et par des travailleurs salariés, il n’y a aucune raison de ne pas traiter cette unité productive de la même façon que l’usine de Krupp, pour reprendre l’exemple d’Engels - y compris quand une partie du salaire est payée en nature, forme que Marx définissait comme un vestige moyenâgeux et que les «marxistes» togliattiens italiens protègent pour mieux enchaîner les prolétaires agricoles à la sale forme de la petite propriété parcellaire.

Mais la difficulté surgit quand nous sommes en présence d’une grande propriété rurale appartenant à un seul propriétaire, mais morcelée en un grand nombre de petites exploitations familiales autonomes de fermiers ou de métayers. Dans ce cas l’expropriation ne revêt pas le même caractère historique que celle de la grande industrie centralisée; au contraire, si des formes féodales subsistent encore, comme dans la Russie de 1917, elle se réduit à une libération des serfs de la glèbe qui ne dépasse pas encore l’infériorité de la division parcellaire. En régime bourgeois bien établi, comme dans la France de la fin du dix-neuvième siècle, la formule programmatique, selon Engels, ne doit pas se limiter à la transformation en «libres» travailleurs propriétaires des fermiers soumis à des redevances en nature ou en argent; il faut au contraire avancer résolument comme objectif des paysans susceptibles d’être acceptés dans les partis socialistes ou d’être sous leur influence, la formation de coopératives de production agricole à gestion unitaire, forme elle aussi transitoire dans la mesure où elle devra tendre peu à peu à «l’institution de la Grande coopérative nationale de production».

Cette formule est utilisée par Engels pour stigmatiser avec la sévérité voulue toute insertion dans le programme, même immédiat, de la perspective du partage de la grande propriété agricole entre les paysans pour la réduire à des entreprises parcellaires ou familiales.

Il faut ajouter ici, en ligne avec les textes marxistes, quelques éléments sur l’objectif du programme socialiste. La gestion collective d’entreprises déjà unifiées sous le patronat bourgeois peut être conçue comme un expédient transitoire quand il s’agit de la collectivité des travailleurs de ces entreprises. Mais cette considération ne doit pas laisser croire que le socialisme se réduirait au remplacement de la propriété patronale ou capitaliste de l’usine (propriété déjà collective dans les sociétés anonymes) par une propriété collective ouvrière.

Dans la formule socialiste correcte on ne trouve pas le mot de propriété, mais celui de possession, de prise de possession des moyens de production, et plus exactement encore d’exercice, de gestion, de direction, dont il s’agit de préciser quel est le sujet. L’expression gestion sociale est préférable à celle de gestion coopérative, alors qu’une «propriété coopérative» serait non socialiste et complètement bourgeoise. L’expression gestion nationale fait référence à l’hypothèse selon laquelle l’expropriation des installations et du sol serait possible dans un pays et pas dans un autre; mais elle évoque la gestion étatique qui n’est rien d’autre qu’une propriété capitaliste de l’Etat sur les entreprises.

Pour rester encore dans le domaine de l’agriculture, nous voulons établir ici que dans le programme communiste la terre et les moyens de production doivent revenir à la société organisée sur de nouvelles bases qui ne sont plus la production de marchandises. La terre et les installations rurales reviennent donc à l’ensemble de tous les travailleurs, de la campagne comme des usines, de la même façon que les installations industrielles. C’est ainsi qu’il faut lire Marx quand il parle de l’abolition de la différence entre la ville et la campagne et du dépassement de la division sociale du travail, ces fondements de la société communiste. Les anciennes formules d’agitation, telles que «la terre aux paysans», «les usines aux ouvriers», du genre de celles encore plus stupides de «les navires aux navigants», trop utilisées il n’y a encore pas si longtemps, ne sont qu’une triste parodie du formidable potentiel du programme révolutionnaire marxiste.

 

La suprême aberration

 

Avant de chercher dans d’autres textes de Marx la lointaine anticipation des principes que nous avons rappelés, concluons notre longue paraphrase de l’étude d’Engels. Laissons de côté sa critique profonde des mesures réformatrices de détail adoptées à Nantes, qui, ou bien étaient impossibles à réaliser, ou bien auraient ramené les paysans dans les conditions qui avaient provoqué leur misère et leur abrutissement en France et ailleurs, le levier avec lequel on voulait les mettre en mouvement étant vraiment mal appliqué; ce qui nous intéresse, parce que c’est d’une actualité brûlante, c’est son indignation devant le dernier des cinq considérants, celui qui attribue au parti le devoir de venir au secours même des fermiers et des métayers qui exploitent des ouvriers salariés!

Nous sauterons également la partie finale consacrée à l’Allemagne où par chance le parti n’avait pas commis les mêmes erreurs, dans laquelle Engels démontre qu’il faut s’appuyer sur les paysans sans terre de l’est, demi-serfs des boyards prussiens, plutôt que sur la paysannerie de l’ouest, privée de tout potentiel révolutionnaire.

Nous regrettons de ne pas avoir trouvé dans ce texte de référence à l’Italie où le parti conduisait alors avec un grand esprit de classe et sous les formes les plus violentes la lutte des journaliers agricoles contre les gros métayers bourgeois, comme en Romagne et dans les Pouilles, réalisant ce qu’Engels présentait comme le résultat souhaité: les salariés agricoles dans le parti socialiste, les fermiers et les métayers dans le parti petit-bourgeois, qui était dans ce pays le parti républicain. Alors qu’aujourd’hui les «communistes» font ce qui était effrontément programmé en France en 1894 comme nous l’avons vu: l’étranglement de la lutte de classe des travailleurs salariés embauchés par les paysans moyens et les fermiers.

Les paroles d’Engels valent pour les traîtres d’aujourd’hui:

«Nous voici sur un terrain bien étrange. Le socialisme combat tout spécialement l’exploitation du salariat. Et là on vient nous déclarer que le devoir impérieux du socialisme est de protéger les fermiers français lors qu’ils “exploitent les journaliers” – je cite textuellement! Et ce, parce qu’ils sont en quelque sorte contraints par “l’exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes»!

Comme il est agréable et facile de se laisser glisser, dès qu’on s’est mis dans cette position fausse! [Ô vieil Engels, vous ne pouviez pas imaginer jusqu’où irait cette soif du succès démagogique et de la trahison]. Et si les paysans allemands grands et moyens venaient prier les socialistes français d’intercéder en leur faveur auprès du Comité directeur du Parti Socialiste allemand pour que le parti les protège lorsqu’ils exploitent leurs domestiques, en rappelant “l’exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes” de la part des usuriers, des spéculateurs en blé et des marchands de bestiaux, – que leur répondront-ils? Et qui les garantit que nos grands propriétaires fonciers ne leur enverront pas aussi le comte Kanitz [représentant au Reichstag allemand des propriétaires fonciers] (...), pour leur demander la protection socialiste dans l’exploitation des ouvriers agricoles, en se fondant sur “l’exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes” de la part des usuriers de la bourse, de la rente ou du blé?».

Nous pouvons terminer avec une dernière citation sur les paysans et l’appartenance au parti, qui est véritablement une règle à ne pas oublier.

«Je nie carrément que le parti ouvrier d’un quelconque pays doive admettre dans ses rangs, outre les propriétaires ruraux et les petits agriculteurs, les paysans gros ou moyens, ou encore les fermiers des grands biens, les éleveurs de bestiaux et les autres capitalistes qui font valoir le sol national»!

«Si, dans notre parti, nous pouvons admettre des individus de toute classe de la société, nous ne pouvons tolérer des groupes d’intérêts capitalistes ou moyens paysans ou moyens bourgeois».

Voilà comment on défend le parti, sa nature, sa doctrine sur laquelle on ne peut transiger, son avenir révolutionnaire! Et voilà pourquoi le parti est la seule forme capable de préserver de la dégénérescence la lutte de classe du prolétariat urbain et rural de tous les pays.

 

Un grand ENSEIGNEMENT DE Marx

 

Nos camarades français nous ont apporté à Turin un texte de Marx dont la publication était accompagnée de la note suivante: «Ce texte a été trouvé sous forme de manuscrit dans les archives de Marx après sa mort. Il s’agit de remarques que Marx avait l’intention d’ajouter à une étude sur la nationalisation de la terre qu’il avait entrepris de faire à la demande d’Applegarth, un membre anglais du Conseil général de la première Internationale (...). L’étude de Marx sur la nationalisation de la terre dans laquelle devaient s’incorporer ces fragments n’a pas été retrouvée jusqu’ici». Le titre de l’extrait est: «A propos de la nationalisation de la terre» (4).

Cet exposé magistral vient soutenir ce que nous n’avons cessé modestement de répéter, à savoir que le marxisme ne projette pas de modifier les formes de propriété, mais nie radicalement l’appropriation du sol. Nous commencerons par en citer un passage théoriquement moins ardu.

«L’un de nos amis disait au congrès internationale de Bruxelles, en 1868: “La petite propriété terrienne est condamnée par le verdict de la science; la grande propriété, par le verdict de la justice. Il n’y a plus qu’une alternative: le sol doit devenir la propriété d’associations rurales, ou la propriété de toute la nation. L’avenir en décidera.”

Je dis [c’est Marx qui parle] au contraire: le mouvement social conduira à la décision que le sol ne peut être que la propriété nationale. Abandonner le sol à des travailleurs ruraux associés, ce serait exclusivement remettre la société entre les mains d’une classe particulière de producteurs».

Le contenu de ce bref passage est gigantesque. Tout d’abord il démontre qu’il n’est pas dans la tradition marxiste d’évacuer les questions difficiles en les renvoyant aux révélations et aux décisions de l’histoire future. Dès ses débuts le marxisme connaît sans l’ombre d’un doute, et énonce de manière explicite, les caractéristiques fondamentales de la société future.

En second lieu, les termes national, propriété nationale, ne sont utilisés ici que dans le but d’une dialogue socratique avec l’interlocuteur. Dans les thèses positives, on parle de transfert et non de propriété, et non plus de la nation, mais de toute la société.

Enfin, il est possible de développer la présente proposition, magistrale au sens le plus élevé du terme, de la façon conséquente suivante: l’affirmation selon laquelle l’objectif du programme socialiste serait l’abolition de la disposition d’un secteur des moyens de production par une classe de propriétaires privés, ou une minorité d’oisifs, non producteurs, n’est pas correcte; celui-ci demande en réalité qu’aucune branche de la production reste entre les mains d’une seule classe et non de toute la société humaine, même s’il s’agit de producteurs. La terre ne reviendra donc pas à des associations de paysans, ni à la classe paysanne, mais à la société toute entière.

C’est la condamnation implacable de toutes les déformations immédiatistes que depuis bien longtemps nous traquons sans répit, y compris chez des prétendus révolutionnaires de gauche.

Ce théorème marxiste réfute tous les communalismes, tous les syndicalismes comme toutes les défenses de l’entreprise (voir notre rapport à la réunion de la Pentecôte de l’année dernière sur les Fondements du Communisme révolutionnaire), parce que ces programme surannés, irrémédiablement vieillis, «distribuent» les énergies indivisibles de la société prise comme un tout, à des groupes limités.

Cependant avant même cela, cette énonciation fondamentale annule toutes les définitions staliniennes ou post-staliniennes – comme ils voudront, selon le vent qui les fait tourner – de propriété socialiste dans l’agriculture où les regroupements kolkhoziens se sont vus remettre, en tant que classe particulière de producteurs, toute la société, la vie matérielle de toute la société.

Du reste, la remise de toutes les entreprises industrielles à l’Etat, tel qu’il existe aujourd’hui en Russie, ne mérite pas non plus le nom de socialisme. Cet Etat, qui pour les mêmes raisons remet ces entreprises à des «groupes particuliers de producteurs» par entreprise ou par province, n’est plus un représentant historique de la société intégrale, aclassiste, de demain. Un tel caractère ne se réalise et ne se conserve que sur le plan de la théorie politique, grâce à la forme parti, que tout immédiatisme foule brutalement aux pieds, alors qu’elle seule peut conjurer la peste opportuniste.

Mais revenons brièvement au texte de Marx; il va nous démontrer que toute attribution de propriété et même toute attribution matérielle de la terre à des groupes restreints, barre la route qui mène au communisme.

«La nationalisation de la terre opérera un changement complet dans les rapports entre le travail et le capital et finalement elle en finira avec la forme capitaliste de production dans l’industrie comme dans l’agriculture. C’est alors seulement que les différences et les privilèges de classe disparaîtront, en même temps que la base économique sur laquelle ils reposent, et la société se transformera en une association de “producteurs” (notons que les guillemets sont de Marx, et que une doit se lire: unique) (5). Vivre du travail d’autrui sera une attitude du passé. Il n’y aura plus de gouvernement ni d’Etat, en opposition à la société elle-même!».

Avant de développer encore une fois ces principes essentiels, immuables et jamais amendés, prenons acte que Marx n’a jamais hésité à décrire d’une manière précise ce que sera la société communiste, en prenant pour le mouvement révolutionnaire de toute une phase historique une responsabilité illimitée.

C’est le pur métal du premier jet, qui brille sans la gangue des milliers d’incrustations successives, et qui resplendira intact à la lumière de demain.

 

Marx et la PROPRIÉTÉ DE la terre

 

Dans son texte, Marx définit le programme des communistes sous deux aspects. Du point de vue historique et économique il faut soutenir la grande entreprise agricole, pour laquelle on emploie souvent le terme de grande propriété, contre la petite entreprise et la petite propriété. De plus, le programme communiste comporte la disparition, ou, comme il est dit habituellement de façon moins exacte, l’abolition, de toute forme de propriété de la terre, ce qui veut dire de tout sujet de la propriété, qu’il soit individuel ou collectif.

Marx ne s’attarde pas sur les habituelles justifications philosophiques et juridiques du rapport de propriété de l’homme sur la terre. Elles se rattachent toutes à la vieille banalité selon laquelle la propriété est un prolongement de la personne. Ce syllogisme ranci est faux déjà dans sa prémisse implicite: ma personne, mon corps physique, m’appartiennent, sont ma propriété. Nous nions même cette prémisse qui n’est au fond qu’une idée préconçue née des formes très anciennes de l’esclavage où la force s’emparait aussi bien de la terre que des hommes. Si je suis une esclave, c’est que je suis propriété d’autrui, du maître. Si je ne suis pas esclave, je suis propriétaire de moi-même. Cela semble une évidence incontestable mais ce n’est pourtant qu’une sottise.

Au moment de la mutation des structures sociales qui voyait disparaître la forme odieuse de la propriété sur l’être humain, il était logique que la superstructure idéologique – la fameuse Dernière de tous les processus réels! – , au lieu de prévoir la disparition de toutes les formes successives de propriété, ne fasse que ce saut de puce: il n’y avait qu’un simple changement du maître de l’esclave, chose à quoi le faible esprit humain était habitué. Hier, d’esclave de Pierre, je devenais esclave de Paul, maintenant je devenais esclave de moi-même... peut-être pas une si bonne affaire!

Le mode de raisonnement antisocialiste vulgaire est plus stupide que le mythe selon lequel il a existé un premier homme tout seul et qui se croyait roi de la création. Selon la conception biblique, il faudrait admettre en effet qu’avec la multiplication des êtres humains, le système des liens entre l’unique et les autres n’a fait que se renforcer et l’illusoire autonomie du moi se dissiper toujours plus. Pour nous, marxistes, lors de chaque passage de modes de production simples à des modes plus complexes, le réseau des multiples relations entre l’individu et ses semblables augmente, alors que diminuent les conditions couramment désignées par les termes d’autonomie et de liberté. Tout individualisme s’évanouit..

Le bourgeois moderne et athée qui défend la propriété voit l’évolution historique selon son idéologie de classe (dont les débris ne sont aujourd’hui que le patrimoine des petits-bourgeois et de tant de soi-disant marxistes): il voit tout le processus à l’envers, comme une succession d’étapes d’une ridicule libération de l’individu humain des liens sociaux (alors que même les liens entre l’homme et la nature extérieure ne font historiquement que densifier leur réseau). Libération de l’homme de l’esclavage, libération du servage et du despotisme, libération de l’exploitation!

Dans cette conception opposée à la nôtre, l’individu se libère successivement de ses chaînes et se construit l’autonomie et la grandeur de la Personne! Et bien des gens prenne cette série pour celle révolutionnaire.

Individu, personne et propriété vont bien ensemble: mon corps est à moi, ainsi que ma main; l’outil qui la prolonge toujours plus pour travailler est aussi à moi. La terre est aussi un instrument du travail humain (ce qui est exact). Les produits de ma main et de ses divers prolongements sont aussi à moi: la Propriété est donc un attribut éternel de la Personne.

La contradiction contenue dans ce raisonnement apparaît dans le fait que selon l’idéologie des défenseurs de la propriété de la terre agricole, qui ont précédé les illuministes et les capitalistes, la terre est en soi productrice de richesse avant même que du travail humain y soit appliqué? Comment dès lors le droit de propriété du maître sur la terre est-il devenu ce mystérieux «droit naturel»?

 

Comment Marx règle la question

 

Invité à se prononcer sur la nationalisation de la terre, Marx liquide d’abord ces arguties philosophiques:

«La propriété du sol, cette source originelle de toute richesse, est devenue le grand problème dont la solution déterminera l’avenir de la classe ouvrière. Sans vouloir discuter ici tous les arguments avancés par les défenseurs de la propriété privée de la terre – juristes, philosophes, économistes – nous retiendrons d’abord qu’ils masquent le fait originel de la conquête sous le voile du “droit naturel”. Si cette conquête a créé un droit naturel pour quelques uns, il suffit alors simplement à ceux qui sont le plus grand nombre de réunir assez de force pour acquérir le droit naturel de reconquête de ce qui leur a été enlevé.

Dans le cours de l’histoire (Marx veut dire après que les premiers actes de violence aient créé la propriété sur la terre, qui, elle, était née libre, et fut ensuite commune), les conquérants s’efforcent, au moyen de lois qu’ils ont eux-mêmes promulguées, de donner une sorte de sanction sociale à leur droit de possession issu originellement de la violence. Enfin le philosophe vient déclarer que ces lois jouissent de l’accord universel de la société. Si la propriété du sol était vraiment fondée sur un pareil consentement universel, elle serait manifestement abolie dès l’instant où elle ne serait plus reconnue par la plus grande partie de la société.

Laissons cependant de côté le prétendu “droit de propriété”...»

Nous voulons suivre ici la pensée de Marx jusqu’à la négation de toute propriété, c’est-à-dire de tout sujet de propriété (individu privé, individus associés, Etat nation et même société), comme de tout objet de propriété (la terre dont nous sommes partis, les instruments de travail en général, et les produits du travail).

Comme nous l’avons toujours soutenu, tout cela est contenu dans la formule originelle de la négation de la propriété privée, c’est-à-dire dans la considération de celle-dernière comme une forme caractéristique transitoire dans l’histoire de la société humaine et appelée à disparaître dans le cours actuel.

Même du point de vue termi-nologique, la propriété ne se conçoit que comme privée. Pour la terre la chose est plus évidente du fait que l’aspect caractéristique de cette institution est une clôture entourant un domaine qu’on ne franchit pas sans le consentement du propriétaire. Propriété privée signifie que le non-propriétaire est privé de la faculté d’entrer. Quel que soit le sujet du droit, personne individuelle ou collective, ce caractère de privation demeure.

 

CONTRE TOUTE PROPRIÉTÉ PARCELLAIRE

 

Marx prend tout de suite position contre l’exercice de la production agricole dans des entreprises de superficie limitée.

Après ces quelques sarcasmes sur la question philosophique, il poursuit en ces termes:

«Nous affirmons que le développement économique de la société, l’augmentation et la concentration de la population, la nécessité du travail collectif et organisé, ainsi que l’usage des machines et autres inventions dans l’agriculture, font de la nationalisation de la terre une “nécessité sociale” contre lequel tous les discours sur le droit de propriété ne peuvent rien.

Les changements dictés par une nécessité sociale se frayent tôt ou tard un chemin; lorsqu’ils sont devenus un besoin impériaux pour la société, ils doivent être réalisés et la législation est toujours obligée de s’y adapter.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’une augmentation de la production journalière, dont les exigences ne peuvent être satisfaites si l’on permet à un petit nombre d’individus de régler la production selon leurs fantaisies ou leurs intérêts privés, ou d’épuiser les ressources de la terre par ignorance. Toutes les méthodes modernes comme l’irrigation, le drainage, la charrue à vapeur, les traitements chimiques, etc., doivent entrer enfin en application dans l’agriculture. Mais les connaissances scientifiques et les moyens techniques dont nous disposons, tels que les machines, etc., ne peuvent donner de bons résultats que si l’on cultive la terre à grande échelle.

Si la culture de la terre à grande échelle – même sous la forme capitaliste actuelle qui dégrade le producteur au rang de simple bête de somme – donne des résultats bien supérieurs à ceux obtenus par la culture de parcelles petites et morcelées, ne donnerait-elle pas une gigantesque impulsion à la production si elle était appliquée à l’échelle nationale? Les besoins sans cesse croissants de la population d’un côté, l’augmentation continuelle des prix des produits agricoles de l’autre, apportent la preuve irréfutable que la nationalisation de la terre est devenue une “nécessité sociale”.

La diminution de la production agricole, qui est causée par de mauvais usages individuels, deviendra impossible dès que la culture de la terre sera réalisée sous le contrôle, aux frais et au profit de la nation toute entière».

Il est évident que ce texte est un écrit de propagande qui s’adresse à des gens qui ne sont pas encore des partisans du marxisme. Toutefois il arrive bien vite aux thèses radicales que nous avons traitées plus haut sous le titre: Un grand enseignement de Marx. Il est démontré ici la préférence pour une gestion nationale de nature étatique, dans la mesure où on parle de dépenses et de profit. Plus tard la clarification sera faite que l’Etat bourgeois est toujours impuissant à redresser l’agriculture.

Mais l’auteur s’en tient encore aux questions contingentes; il sera intéressant de voir comment il les pose en 1868, de façon identique à Engels en 1894, comme nous l’avons exposé dans la première partie de cette étude. Comment ceux qui en sont arrivés à soutenir la transformation en propriétaires d’abord des fermiers, puis des métayers et même des ouvriers agricoles, comme le font aujourd’hui les prétendus «communistes» d’Italie et d’Europe, pourraient-ils avoir le droit d’usurper le titre de marxistes? Pour nous cette partie essentielle du marxisme, comme elle a été formulée de 1868 (et même bien avant) à 1894, reste toujours complètement valable jusqu’à aujourd’hui.

 

La question agraire en France

 

Marx continue en réfutant le lieu commun de la «riche» petite agriculture en France. Ses paroles se passent de commentaires. Le lecteur peut les rapprocher non seulement de l’analyse d’Engels mais aussi de celle de Lénine dont nous avons démontré la stricte orthodoxie dans la question agraire dans notre exposé sur la Russie. «On a fait beaucoup d’allusions à la France; mais son économie de petits propriétaires paysans est plus éloignée de la nationalisation de la terre que l’Angleterre avec son économie de grands propriétaires terriens. Il est vrai qu’en France la terre est accessible à qui peut l’acheter; mais précisément cette possibilité a conduit à sa division en petites parcelles cultivées par des hommes aux moyens dérisoires, comptant avant tout sur leur propre travail physique et celui de leur famille. Cette forme de propriété foncière, avec sa culture de surfaces fragmentaires, non seulement exclut toute utilisation des perfectionnements agricoles modernes, mais fait encore du paysan l’adversaire résolu de tout progrès social et surtout de la nationalisation de la terre.

«Enchaîné à cette terre à laquelle il est obligé de consacrer toute son énergie vitale pour un rendement relativement faible; contraint de céder la majeure partie de ses produits à l’Etat sous forme d’impôts, à la confrérie des gens de loi sous forme de frais judiciaires, et sous forme d’intérêts aux usuriers; ignorant tout du mouvement social extérieur à son étroit champ d’activité, il s’accroche cependant avec une passion fanatique à son lopin de terre et à son titre, purement nominal, de propriété. C’est la raison pour laquelle le paysan français a été poussé au plus funeste des antagonismes envers la classe des travailleurs de l’industrie. Précisément parce que les rapports de petite propriété paysanne sont le plus grand obstacle à la “nationalisation de la terre”, ce n’est certes pas en France, dans son état actuel, que nous devons chercher la solution de ce grand problème.

 Nationaliser la terre pour l’affermer par petites parcelles à des individus ou des associations de travailleurs, ne ferait, sous un gouvernement bourgeois, que déchaîner une concurrence effrénée qui entraînerait un accroissement progressif de la «rente» et offrirait à ceux qui se l’approprient de nouvelles possibilités de vivre aux dépens des producteurs».

L’hypothèse faite dans ce dernier paragraphe est que ces attributions de faveurs par l’Etat aboutirait à la formation d’une classe de fermiers entrepreneurs qui s’emparerait de la main-d’oeuvre salariée et l’exploiterait.

 

CLASSE DE PRODUCTEURS

 

C’est à ce point du manuscrit de Marx que se trouve le passage fondamental que nous avons rapporté et commenté plus haut à propos de la discussion au Congrès international de 1868. Nous avons fortement souligné dans cet extrait la thèse selon laquelle la terre doit être donnée à la «nation» et non aux travailleurs agricoles associés. Cette dernière formule – chose à ne pas oublier – est antisocialiste parce qu’elle «livrerait toute la société à une classe particulière de producteurs». Le socialisme n’exclut donc pas seulement l’assujettissement du producteur au propriétaire, mais des producteurs entre eux.

La formule agraire russe avec ses kolkhozes n’a donc rien de communiste. Les Kolkhoziens forment une classe de producteurs qui ont entre les mains la subsistance de toute la «nation». D’années en années leurs droits vont en augmentant par rapport à l’Etat, avec des exemptions croissantes pour fixer leurs prix, évaluation «économiques» de ceux-ci, c’est-à-dire selon le bon plaisir de l’association, etc. Nous ferons plus bas la distinction fondamentale entre les termes Etat, nation et société; mais dès à présent nous sommes en droit de dire que dans la structure russe réapparaissent pleinement la concurrence et la rente.

Dans les sovkhozes, qui sous peu seront légalement liquidés, les travailleurs de la terre sont comme ceux de l’industrie de purs salariés, sans aucun droit sur les produits agricoles (jusqu’à présent); ils ne forment pas une classe de producteurs érigée aux dépens de la société, de même que n’en forment pas les prolétaires de l’industrie, soi-disant patrons (même si en Russie on rougit d’employer ce terme) de la société, c’est-à-dire dominant les paysans!

La discussion classique sur la terre en Russie se menait entre trois solutions: partage (populistes); municipalisation (mencheviks); nationalisation (bolcheviks). Lénine a toujours soutenu, dans la doctrine et dans la politique révolutionnaire, la nationalisation comme Marx l’avait défendu naguère. Le partage de la terre, ignoble idéal paysan, est au niveau des partis communistes actuels, disons en Italie, qui se parent de l’épithète «populaires» et sont également dignes de celui de «populistes». La municipalisation correspondait au programme attribuant le monopole de la terre non pas à la société, mais à la classe paysanne. La municipalité russe telle qu’elle était comprise dans ce programme, était le village rural, où ne vivent que des paysans et qui est comme un pâle écho de la tradition de la commune primitive du mir (voir notre série sur la structure russe). Le système du Kolkhoze n’est ni marxiste ni léniniste; particulièrement après les réformes en cours on peut le définir comme une provincialisation de la terre sur laquelle les villes ouvrières perdent toujours plus toute influence. Ces déformations, qui nous ont été fournies par le tournant de 1958, tombent bien sous le coup de la position programmatique de parti de 1868, selon laquelle la terre ne doit pas être donnée à une «classe de producteurs» (les membres associés des kolkhozes), mais à toute la collectivité des ouvriers agricoles et urbains.

Il ne faut pas comprendre la thèse de la nationalisation comme celle de Ricardo, à savoir la terre à l’Etat, avec toute la rente foncière, ce qui voudrait dire la terre à la classe industrielle et à son représentant potentiel qui est l’Etat capitaliste industriel (comme l’Etat russe). La nationalisation marxiste de la terre est le contraire dialectique de la division en parcelles ou de son attribution à des associations ou des coopératives paysannes. Cette opposition dialectique vaut aussi bien pour la structure de la société communiste sans classes ni Etat (voir la citation plus haut) que pour la lutte politique de parti et de classe, dans la société capitaliste, où la revendication du partage de la terre en parcelles est bien plus obscène que lorsqu’elle était avancée sous le régime des Tsars. A condition d’être reconnues tant par le centre que par les militants de base comme inviolables et immuables, les thèses doctrinales du parti constituent un rempart contre les futures menaces de la peste opportuniste; nous en avons ici un exemple frappant typique.

 

Nation et société

 

Mais le terme de nation présente un avantage sur le plan de la théorie comme sur celui de l’agitation par rapport au terme de société. Du point de vue de son extension dans l’espace, on sait que pour nous la société socialiste est internationale, et que l’internationalisme est inhérent à la lutte de classe. Mais Marx avertit, chaque fois qu’il fait la critique de la structure économique du capitalisme, qu’il va parler de nation, ou de société de plusieurs nations, quand il veut étudier la dynamique des forces économiques, mais sans vouloir enfermer dans d’étroites limites nationales le passage révolutionnaire au socialisme. D’autre part, même quand il est utile de parler de nation et non d’Etat, il ne faut pas oublier qu’aussi longtemps qu’existe la domination de la classe capitaliste, la nation ne réunit pas en un tout homogène tous les habitants d’un territoire; cela ne sera même pas le cas après l’instauration, dans un seul ou dans plusieurs pays, de la dictature révolutionnaire du prolétariat;

Le terme de nation, qui est limitatif par rapport à la revendication internationaliste et à la revendication classiste révolutionnaire, est cependant utile pour exprimer l’opposition aux mots d’ordre d’attribution de certains moyens de production (comme la terre dans notre cas) à des parties et des classes distinctes de la société nationale, à des groupes locaux ou d’entreprises, à des catégories syndicalo-professionnelles.

Mais l’autre avantage que nous avons signalé est qu’il n’a pas de limitation dans le temps. Le mot nation vient du mot naître, et il englobe la succession des générations vivantes (et même passées) et futures. Le vrai sujet de l’activité sociale est pour nous plus ample que même la société des hommes vivants à un certain moment. L’idée de la souche humaine (étant entendu que nous l’étendons à tout le genre humain, à l’espèce, mot utilisé par Marx et Engels et qui est plus puissant que celui de nation ou de société) dépasse toute l’idéologie bourgeoise de pouvoir et de souveraineté juridico-politique propre aux démocrates.

La conception classiste suffit pour réfuter l’idée que l’Etat représente tous les citoyens vivants; nous sourions quand on veut tirer cette conclusion hasardeuse du fait que tous les citoyens adultes sont inscrits sur les listes électorales. Nous savons bien que l’Etat bourgeois représente les intérêts et le pouvoir d’une seule classe, même quand il organise des plébiscites.

Mais il y a plus. Même en limitant le réseau représentatif ou étatique à une seule classe, la classe salariée (c’est pire si on reprend le concept générique de peuple utilisé par les Russes), nous ne nous satisfaisons pas de l’établissement d’une souveraineté sur le mécanisme (supposant qu’il puisse exister) de la consultation de tous les individus de base. Et ceci vaut aussi bien sous le pouvoir bourgeois, pour diriger la lutte révolutionnaire, qu’après son renversement.

Nous avons soutenu plus d’une fois, et en particulier dans le rapport complet de la réunion de la Pentecôte de 1957 (6), que la seule forme capable d’exprimer les influences historiques des générations successives dans le passage d’une forme de production sociale à une autre, bien qu’il soit évidemment minoritaire au sein de la société et de la classe, c’est le parti, dans son unité spatiale et temporelle de doctrine, d’organisation et de stratégie de combat.

La force révolutionnaire du prolétariat ne s’exprime donc pas dans une démocratie consultative interne à la classe en lutte ou victorieuse, mais à travers l’arc ininterrompu de la ligne historique du parti.

Evidemment nous admettons non seulement qu’une minorité parmi les vivants actuels puisse, contre la majorité (y compris de la classe), diriger la marche en avant historique; mais nous pensons aussi que seule cette minorité peut se placer sur une ligne qui la relie à la lutte et aux efforts des militants des générations passées et de celles à venir, en agissant dans la direction du programme de la société nouvelle, dont la doctrine historique a été exactement et clairement formulée à l’avance.

Cette construction qui nous fait proclamer ouvertement à la face de tous les philistins la revendication: dictature du parti communiste, elle est incontestablement contenue dans le système de Marx.

( A suivre )

 


 

(1) Une traduction française de ce texte, mais comportant de nombreuses erreurs, se trouve dans le recueil «Bordiga ou la passion du communisme», «Cahiers Spartacus» n°58 (octobre 1974).

(2) Cet article a été publié en brochure par les Editions Sociales en 1956. Epuisé, non seulement il ne fut jamais réédité par ces éditions du PCF, mais il fut même rayé de leur catalogue! Nous l’avons republié sur le n° 65 de cette revue. La «Correspondance Engels-Lafargue», publiée par les Editions Sociales en 1959, est depuis longtemps introuvable.

(3) Frossard, qui allait devenir le premier secrétaire général du PCF avant de retourner à la social-démocratie, était venu au IIe congrès avec son compère Cachin, pour prendre contact avec l’Internationale; tous deux étaient mandatés par le Parti Socialiste français. Malgré leurs manifestations déclamatoires d’enthousiasme pour la révolution russe, ils furent, en tant que représentants de la majorité centriste du PS, durement critiqués par les chefs bolcheviques, notamment par Lénine. Voir sur le n° 59 de cette revue: «Le deuxième congrès de l’I.C.: un sommet et une croisée des chemins».

(4) En réalité ce texte fut publié, anonymement, dans The International Herald n°11 (15/6/1872) (cet hebdomadaire était l’organe du Conseil Fédéral Britannique de l’Internationale). La traduction française de l’article se trouve dans les Oeuvres de Marx à La Pléiade (Economie I, pp 1476-1479). Bordiga, lui, commente ici l’original allemand de Marx, qui comporte quelques différences avec l’article.

(5) Cette deuxième partie de la phrase de ne se trouve pas dans le texte du journal.

(6) Lors de cette réunion avait été exposé un rapport sur «Les Fondements du Communisme Révolutionnaire dans la doctrine et dans l’histoire de la lutte prolétarienne internationale». Ce texte est disponible comme brochure de la série «Les Testes du Parti Communiste International» n°3.

 

Parti communiste international

www.pcint.org

Retour sommaires

Top