Rapport du Comité Exécutif du Parti Communiste d’Italie sur la tactique du parti et la question du Front Unique

(«programme communiste»; N° 104; Mars 2017)

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Le rapport que nous publions ci-dessous fut rédigé en vue de l’Exécutif Elargi (EE) de l’Internationale Communiste qui se tint à Moscou du 7 au 11 juin 1922. Cet EE fut essentiellement consacré au bilan de la réunion des trois Internationales, au procès des Socialistes-Révolutionnaires en Russie et à la question française. Il n’existe pas de compte-rendu de ses travaux, mais le quotidien central du PC d’I, Il Comunista, publia le 22 juin le rapport de Zinoviev à sa première session: «Quels sont les enseignements de la tactique du Front Unique»; d’autres documents sur la «question italienne» discutée lors de l’EE furent publiés en 1924 sur la revue Stato Operaio par la nouvelle direction gramsciste du Parti. Ces discussions eurent lieu en commission entre la délégation italienne et Zinoviev et d’autres responsables du Comité Exécutif de l’Internationale et deux résolutions furent adoptées: l’une pour la presse du parti et une autre «confidentielle». Nous la publierons sur le prochain numéro.

 

 

Histoire de la tactique suivie jusqu’à aujourd’hui par le parti

 

Le PC d’I, né à un moment très difficile, a dû au début consacrer la plus grande partie de son attention au travail d’organisation interne, et dans cette période, tout en travaillant et faisant de la propagande dans tous les domaines, il a appliqué une tactique d’action indépendante pour conquérir, contre tous les autres partis, des positions au parti.

Mais dès le début les conceptions tactiques du parti n’ont rien eu de commun avec la légende des tendances volontaristes et putschistes qui lui ont parfois été attribuées. Conscient d’être un parti minoritaire, le PC d’I n’a jamais cru qu’il pouvait préparer le coup de main pour la conquête révolutionnaire du pouvoir avec les forces qu’il encadrait. Ce n’est pas à cause d’une telle illusion, mais en raison de la nécessité même de son existence et de sa pénétration parmi les masses que le PC d’I a constitué un encadrement militaire et qu’il a conduit et conduit toujours des actions de guérilla contre les forces bourgeoises.

La tactique du PC d’I a été complètement marxiste, et son déroulement est parfaitement en ligne avec les résolutions du IIIe Congrès, qui ne sont pas une rectification de la tactique de l’IC, mais représentent la véritable expérience des luttes prolétariennes que possède le mouvement marxiste en Italie comme ailleurs, se distinguant clairement du révolutionnarisme romantique de certains groupes extrémistes. Preuve en est le contraste entre notre parti et les syndicalistes [révolutionnaires - NdlR] et anarchistes italiens.

Notre parti a donc tout de suite compris qu’une condition pour la réalisation de son programme révolutionnaire était la «conquête des grandes masses». En constituant à Livourne le «vrai» parti communiste, et en l’organisant sur des bases solides, on n’avait réalisé que l’une des conditions révolutionnaires: il fallait réaliser l’autre, à savoir l’encadrement autour du parti de la grande masse du prolétariat, dans ses couches les plus combatives.

Entre parenthèses: si nous repoussons la formule selon laquelle il faut conquérir la «majorité» du prolétariat, et si nous insistons qu’il ne faut pas dévaluer la fonction de catalyseur des minorités organisées d’avant-garde, nous croyons que par cette précision nous ne nions pas l’esprit de la tactique décidée au IIIe Congrès, mais que nous ne faisons qu’en préciser la portée.

La preuve de cette bonne orientation réside dans le fait que dès les premiers moments un très intense travail syndical a été entrepris, dans lequel l’intervention constante dans toutes les luttes y compris contingentes qui intéressent les travailleurs s’accompagne de la claire orientation révolutionnaire qui inspire tout le travail. Tout le parti, loin d’avoir des tendances à la KAPD (1) en faveur de la scission syndicales, a fait sien le mot d’ordre de l’unification syndicale du prolétariat italien.

Mais le problème de toucher par notre propagande les masses contrôlées par les socialistes et les anarchistes s’est présenté immédiatement à nous, et il faut résolue en pratique avant même d’avoir les résultats du IIIe Congrès et Congrès des Syndicats Rouges. L’étude de la situation italienne nous a dicté notre plan tactique: mais loin de le suivre inconsciemment comme le suppose à tort le camarde Zinoviev dans son écrit, c’est nous qui l’avons élaboré et lancé parmi les masses, naturellement en tenant compte de leurs dispositions et de leurs tendances. La proposition du Comité Syndical Communiste aux grandes organisations syndicales, pour une action générale contre l’offensive patronale, conçue comme une grève nationale de toutes les catégories dirigée par une coalition de tous les syndicats, date d’août 1921.

L’histoire de l’accueil réservé à notre proposition tient en quelques mots: obstruction obstinée chez le chefs syndicaux, sympathie toujours croissante chez les masses.

Avec cette proposition nous sommes devenus les initiateurs du front unique prolétarien et dans le même temps nous n’avons pas cessé, mais nous avons au contraire intensifié notre travail pour arracher des positions aux socialistes et aux anarchistes.

Un autre aspect général de la campagne a été le suivant: nous sommes parfois battus dans les votes aux réunions et aux Congrès syndicaux où les délégués sont les permanents eux-mêmes, sans qu’il y ait consultation des masses. Mais notre propagande est presque toujours victorieuse quand il s’agit de grandes réunions où les masses sont présentes et surtout dans les rassemblements qui sont convoqués durant les agitations partielles.

L’esprit de la proposition communiste a été pleinement compris parmi les masses; celles-ci sont désormais convaincues que l’action partielle de secteurs n’a aucune chance de succès contre l’offensive bourgeoise, et qu’il faut relier tous les conflits partiels que suscite l’offensive bourgeoise dans ses multiples aspects, en une lutte unique de tous les secteurs dans l’intérêt de tous, parce personne ne sera épargné si les défaites prolétariennes continuent. Cependant cette conviction se construit précisément à travers les luttes partielles: les communistes ont toujours participé à celles-ci pour prendre une part directe à la lutte et en même temps pour conduire les masses à pousser leurs chefs vers l’action générale. Donc même là où les luttes partielles n’ont pas été couronnées de succès, comme cela a presque toujours été le cas, notre influence a augmenté. D’autre part ces luttes partielles, qui depuis 6 à 7 mois sont devenues fréquentes, du seul fait qu’il y ait un mouvement de classe, améliorent le moral du prolétariat. Les ouvriers répondent à l’appel dans les grèves et même dans la lutte ou la guérilla contre les forces bourgeoises, et comprennent bien que si on ne peut utiliser ces moyens, c’est en raison de la tactique des chefs défaitistes.

Comme exemples de cette situation générale, nous avons eu des grèves générales de ville ou de régions (Trieste, Gênes, Turin, Naples, etc.) et des grèves nationales de catégorie (typographes, travailleurs portuaires, etc.). Les grandes masses en mouvement ont repris à leur compte notre mot d’ordre pour l’action générale.

Le développement de cette campagne a conduit à la formation de l’Alliance du Travail qui comprend les grands syndicats nationaux. L’initiative en fut prise en février par le Syndicat Ferroviaire, qui avant de convoquer les syndicats avait voulu convoquer les partis dans le seul but de les informer sur la proposition d’alliance des syndicats. Nous avons refusé de participer à cette réunion. La raison est simple et concrète: notre intervention aurait conduit à un contraste de positions incurable sans de très grosses concessions de principe de notre part et l’Alliance du Travail n’aurait pas été créée, faisant ainsi disparaître la plate-forme que nous cherchons pour avoir le meilleur contact avec les masses. En effet nous n’aurions pas pu souscrire au communiqué équivoque et pacifiste qui est sorti de la réunion des partis. Nous nous sommes contentés d’envoyer aux cheminots une lettre disant que nous étions les initiateurs de l’Alliance syndicale, et que celle-ci pouvait compter sur la discipline des communistes. L’initiative des cheminots coïncidait avec la crise ministérielle entre le cabinet Bonomi et le cabinet Facta. Il était évident que les socialistes voulaient alors former un bloc prolétarien pour s’en servir afin de faire pression en faveur d’un ministère «de gauche».

La position indépendante du parti en tant que telle avait comme objectif de nous permettre de lutter contre ce plan, attaquant y compris l’Alliance du Travail là où elle se serait détournée de ses objectifs, sans pour autant provoquer de scission ni en rompre la discipline comme coalition d’organisations de masse. Le plan du «gouvernement meilleur» en Italie se traduit par une propagande défaitiste parmi les masses, parce que cet objectif est présenté comme un moyen pour éliminer le fascisme et la réaction, invitant le prolétariat à renoncer à toute résistance active. Donc même si nous considérions utile que cette éventualité se réalise effectivement, surtout pour enlever au prolétariat cette ultime illusion et liquider l’influence des sociaux-démocrates, la tactique qui s’impose est celle de notre indépendance et de notre constante opposition par rapport à un tel plan.

D’autre part, la constitution de l’Alliance du Travail était une concession faite à l’aspiration à l’unité d’action qui avait gagné les grandes masses, concession que les éléments de droite avaient faite justement pour diminuer la pression de celle-ci et repousser le moment où l’action se serait imposée. Nous devions lutter contre le danger que l’Alliance du Travail endorme les masses. Il fallait donc dans le front unique non pas une position de compromis réciproque liant notre action à une formule commune, mais une liberté absolue d’action et de propagande pour ne pas avoir à craindre d’être tous les jours menacés d’un chantage à la rupture. Les socialistes et les anarchistes ayant été conduits à faire le pas décisif de l’Alliance syndicale, qui se traduit en convocations de comités et de rassemblements de masse, nous avons émis des directives pour une propagande systématique tendant à agiter le contenu effectif de l’action qui, selon les communistes, doit être donné à l’Alliance. Nous en avons résumé les points principaux dans un Manifeste publié en mars. Pour ce qui est des objectifs, nous avons mis en avant une série de revendications concrètes contre les manifestations tant économiques que politiques de l’attaque, parmi lesquelles se trouve en première ligne ce que les socialistes n’acceptent pas: le refus des baisses de salaire; pour ce qui est des moyens, nous avançons la grève générale nationale; pour l’organisation de l’Alliance nous demandons que celle-ci s’élargisse sur la base de la représentation directe des masses, avec de larges comités locaux où soient représentés tous les syndicats, et avec la convocation d’un Congrès national de l’Alliance du Travail.

Nous avons également demandé, y compris directement, au moyen du Comité syndical communiste, que les délégations de chaque organisme syndical au Comité national ne soient pas composées de seuls permanents, mais qu’elles soient composées proportionnellement aux fractions dans lesquelles chaque syndicat est divisé. Si la proposition était acceptée, entreraient au comité des communistes appartenant à la minorité confédérale, des communistes du Syndicat ferroviaire, les syndicalistes favorables à Moscou dans l’Union Syndicale: la conséquence serait qu’il pourrait y avoir une majorité contre les socialistes dans l’Alliance du Travail, composée de communistes, de syndicalistes révolutionnaires et d’anarchistes. Le refus de notre proposition nous a permis de mener campagne contre le sectarisme des autres et leur oeuvre de torpillage de l’unité. Une position comme celle que nous demandons laisserait entière sa liberté d’action à la centrale politique du parti, tout en lui permettant de diriger de près et avec une sûreté absolue d’exécution le travail du petit groupe communiste dans le Comité de l’Alliance. Nous arrivons à ce résultat dans les comités locaux, qui ont été acceptés, et nous y arriverons toujours plus à mesure que la base de l’Alliance s’étendra aux grandes masses.

Les sociaux-démocrates ont été contraints de reconnaître l’impuissance des simples actions isolées de syndicats individuels. Mais puisque les masses demandent irrésistiblement une solution, ils répondent que la solution est dans l’action politique: ils disent ouvertement que par action politique, il faut entendre la collaboration parlementaire du prolétariat avec la bourgeoisie; ce n’est pas une parole en l’air, mais une solution concrète qui ne se comprend que comme un gouvernement soutenu au parlement par les socialistes, les populaires et les démocrates bourgeois de gauche (Nitti, De Nicola) (2). Utiliser la force du prolétariat dans une crise ministérielle, voilà l’objectif des réformistes. Un obstacle est constitué par la discipline envers la majorité du parti socialiste qui est serratienne (3); mais celle-ci est mal partie, car elle ne peut opposer à la perspective des réformistes une perspective qui lui soit propre, opposée comme elle l’est à la lutte directe des masses contre la réaction, et capable uniquement d’une stérile et négative intransigeance.

Les réformistes présentent la solution collaborationniste surtout parce qu’ils perdraient leur popularité auprès des masses s’ils ne proposaient pas une issue, et ils refusent désespérément l’issue constituée par une action prolétarienne générale.

Ils ne veulent pas perdre le contact avec les masses, et ils suivraient celles-ci y compris sur le terrain de la grève générale, pour en préparer comme toujours la défaite et ramener le prolétariat battu à la méthode de la collaboration. Dans ce jeu qui a de tragiques précédents en Italie, les réformistes utilisent la complicité du révolutionnarisme démagogique des maximalistes, des anarchistes et autres subversifs de toute espèce de la politique italienne.

La formule des réformistes est donc: passage à l’action politique (4). Une coalition de forces prolétariennes leur serait utile, si elle se constituait sans avoir bien fixé au préalable ses limites et ses objectifs. Il en sortirait un mouvement d’ensemble des masses italiennes qui serait dirigée vers deux débouchés: ou la solution ministérielle que nous avons décrite, ou le torpillage quand l’action des masses deviendrait irrésistible, avec la rupture de la coalition prolétarienne et un rejet habile de la responsabilité de la rupture sur les éléments extrémistes. Ce jeu s’est manifesté récemment dans la proposition par l’Alliance du Travail d’une rencontre (secrète) des partis, après que les représentants ultra-réformistes de la CGL dans l’Alliance soient tombés d’accord avec les autres sur l’inévitabilité de la grève générale; mais ils déclarèrent que cette grève «ne peut être qu’insurrectionnelle et tendre à une crise politique de régime». D’où l’interpellation des partis politiques.

Il pouvait sortir de cela: ou bien une alliance contrôlée par les réformistes, ou bien l’échec de l’accord par le refus des communistes, auquel cas on aurait eu beau jeu à déconsidérer notre campagne pour l’action générale en disant que nous l’avions rendue impossible.

Les documents que nous vous joignons retracent la façon dont nous nous sommes comportés. Nous sommes intervenus à la réunion. Nous avons déclaré qu’il était possible d’arriver à une coalition politique, mais à des conditions précises.

Ces conditions étaient telles que leur acceptation par les socialistes et les confédérés signifierait l’échec de leur plan pour diviser le mouvement, tandis que leur refus permet de démontrer aux masses la justesse des conditions que nous avons posées, et qui ont pour but de protéger le prolétariat des trahisons et des terribles désillusions dont la mémoire est encore vive.

L’attitude que nous avons eue a été purement tactique: en réalité nous sommes pour la grève générale syndicale, base sur laquelle la lutte politique se développe, qui en est même un épisode, mais avec un processus beaucoup plus long et dans lequel, pour qu’il soit possible, doit s’insérer notre travail pour que notre influence remplace celle des socialistes et des anarchistes.

Nous sommes opposés à toute alliance entre partis pour diriger l’action insurrectionnelle et le mouvement révolutionnaire des masses dont les autres parlent avec mauvaise foi et inconscience, et de façon générale avec une épouvantable impréparation. Cependant notre tactique les a mis dans une position plutôt embarrassante: ils n’ont pour l’instant ni accepté ni refusé nos propositions; ils ne peuvent les accepter et ils craignent de se discréditer en les repoussant, du moment qu’ils utilisent contre la poussée vers la lutte, l’argument démagogique que cette lutte ne peut être que la «révolution» (5).

Etant donné la situation, il est impossible de songer à une solution intermédiaire entre la collaboration ouverte que préparent les réformistes, et notre proposition d’action directe des masses. Le fait même que les éléments équivoques du mouvement ouvrier parlent de renversement du régime, démontre qu’il n’y a pas d’autre mot d’ordre à lancer.

Reconnaissant qu’il est encore absurde d’envisager de lancer le mot d’ordre: à la conquête de la dictature avec le PC à la tête des masses, il n’y a pas d’autre plate-forme d’agitation et d’action que notre proposition d’action générale dirigée par les syndicats. Les droitiers n’ont aucun argument à y opposer devant les masses, et l’acceptation de cette proposition signerait une étape sûre sur la voie de la conquête des masses par le parti communiste.

Il faut tenir compte que dans cette campagne nous sommes continuellement soutenus par d’autres forces: les syndicalistes de l’USI partisans de Moscou (fraction Vecchi) et les socialistes de la fraction Lazzari, Maffi et Riboldi (6). N’ayant passé avec eux aucun compromis politique comme parti, la collaboration avec eux est utile parce que c’est nous qui les contrôlons en permanence. Avec les autres éléments les dangers seraient évidents: nous leur permettrions de se présenter comme des amis de l’unité et de la lutte prolétarienne et puis ils la torpilleraient et la responsabilité de la défaite serait rejetée sur les communistes, en prétendant que nous aurions donné un contenu trop poussé à l’utilisation des forces coalisées.

Voilà où en est la situation à l’heure actuelle.

 

Développement et perspectives de la tactique du PC d’I

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Ce n’est pas ici le lieu pour développer les arguments que le PC d’I a fait valoir pour critiquer la tactique du front unique dans le sens où elle a été votée lors de l’Exécutif élargi de l’Internationale, et pour traiter la question générale et internationale. Nous nous limiterons à quelques considérations pour expliquer et défendre l’action menée par le PC en Italie en répondant aux objections pratiques qui lui ont été faites.

Le sens de la tactique du front unique est la conquête des masses en utilisant les circonstances produites par l’offensive bourgeoise, et en nous mettant en contact avec la partie du prolétariat qui suit les autres partis politiques. Il s’agit de créer une plate-forme d’agitation qui ait une extension plus grande que celle qui peut être donnée par la simple propagande de notre programme et de nos principes politiques. Il s’agit aussi, sans aucun doute, de peser sur l’évolution réelle de la situation y compris dans les phases qui devront précéder celle de la lutte finale pour la conquête du pouvoir par le prolétariat, sans renoncer aucunement à la préparation des conditions du succès de cette lutte finale, où le PC devra être le protagoniste. La base essentielle pour la conquête des grandes masses est la compréhension que la propagande et la préparation révolutionnaire ne peuvent se faire que sur le terrain des luttes du prolétariat pour ses intérêts immédiats, dont il tire l’expérience nécessaire pour sa tâche ultérieure.

Que cela soit parfaitement compris par notre parti, c’est ce que démontre son intense activité dans les syndicats et dans les luttes économiques du prolétariat italien.

Qu’il pose de façon concrète la question du passage des luttes économiques isolées à leur synthèse dans une action commune de toute la masse prolétarienne sans distinction de catégorie ou de localité, que le processus marxiste à travers lequel toute lutte économique révèle son contenu politique, c’est ce que démontre la campagne pour la proposition d’action générale prolétarienne, basée sur les intérêts immédiats des masses et utilisée pour la diffusion et l’extension du rayon d’influence de notre parti.

Cette campagne nous a précisément permis d’entrer en contact avec la partie du prolétariat contrôlée par d’autres partis politiques, et de leur arracher une série de positions, en démontrant qu’ils sont les ennemis non seulement de la révolution communiste, mais aussi de la lutte de masse pour la défense de leurs intérêts concrets et évidents aux yeux du dernier des prolétaires.

Pour atteindre ce résultat, qui aujourd’hui a pris la forme de l’Alliance du Travail, organisme qui a la tâche de rassembler les grandes masses et de les mettre en mouvement, comme l’ont démontré beaucoup d’actions locales et la manifestation du Premier Mai, notre parti n’a renoncé à rien; il n’a pas dû atténuer sa critique et sa polémique envers les autres, il n’a pas pris d’engagement de cette sorte, ni signé des déclarations communes sur une ligne ambiguë et intermédiaire entre nos principes et ceux des autres partis. Dans les réunions de l’Alliance nous défendons nos propres conclusions; elles ne contiennent pas les thèses théoriques de la doctrine communiste ou le programme politique du parti, mais nous les avons préparées sans aucune considération qui puisse les atténuer; de très nombreuses fois, ces résolutions, acceptées par les grandes masses, surtout pendant leurs agitations, sont reproduites telles quelles dans la presse d’autres partis, parce qu’elles étaient devenues des positions officielles de l’Alliance. En même temps non seulement nous n’avons pas renoncé à notre travail de conquête des syndicats, mais nous l’appuyons au contraire jour après jour sur notre campagne pour le front unique prolétarien, les socialistes étant obligés d’abandonner leurs positions syndicales quand devant les masses leur opposition à nos propositions d’action commune reste minoritaire. Ainsi s’étend notre réseau de noyautage et d’encadrement syndical sur lequel s’appuie l’influence de notre parti, et qui s’étend toujours plus à toutes les branches du mouvement syndical et d’autres formes d’organisation ouvrière (coopératives, etc.). Le jour où la centrale de l’Alliance syndicale au cours d’un mouvement se mettrait à trahir la cause du prolétariat, et que le parti juge possible de pousser à fond la lutte, il pourrait en assumer la direction en faisant un coup de main sur les centrales syndicales grâce à son organisation syndicale strictement disciplinée au parti. Il serait impossible d’accuser le parti de rupture de l’unité ou d’un pacte d’alliance, tandis que si à l’inverse l’action décisive dirigée par le seul parti communiste n’est pas possible et que le mouvement soit arrêté par ses dirigeants alors qu’il pourrait encore se développer, le PC peut en rejeter sur eux toute la responsabilité, et faire de cela un point d’appui pour l’extension de son influence et de la préparation des luttes futures.

L’expérience des luttes conduites sur une base unitaire au cours desquelles le prolétariat italien a été trahi et ses mouvements sabotés, démontre combien il est nécessaire que les vrais révolutionnaires apparaissent en permanence aux masses dans une position indépendante de la politique opportuniste. Jusqu’ici en effet comme les communistes étaient unis au parti socialiste et les anarcho-syndicalistes trop enclins à accepter la responsabilité de mouvements communs avec le PSI et la Confédération réformiste, l’oeuvre des éléments de droite a conduit le mouvement à échouer à cause de compromis avec la bourgeoisie; et à la fin du mouvement la grande masse, démoralisée, s’est éloignée des éléments de gauche en les croyant responsables de la défaite.

Ce que nous disons des anarchistes sert à démontrer que pour éviter un tel piège, l’indépendance organisationnelle du parti ne suffit pas, il faut aussi qu’il n’ait aucun partage de responsabilité avec les autres partis dans la conduite de la lutte. Par ailleurs il faut participer à celle-ci et être en première ligne, être ceux qui la suscitent et qui sont les promoteurs de l’union de toutes les forces prolétariennes; ce problème nous semble résolu de la meilleure façon par notre tactique étant donné la situation italienne. D’autre part le parti ne dira pas froidement devant les masses qu’il ne peut pas partager la responsabilité ou diriger une action avec les socialistes, précisément parce que cet argument n’est pas compréhensible par les masses qui suivent les socialistes; mais il posera à l’action commune des conditions que la masse ouvrière elle-même jugera justes, en se tournant contre les sociaux-démocrates qui n’ont pas une plate-forme politique et une organisation capables de les accepter, c’est-à-dire de se placer sur le terrain d’une lutte de défense de la classe ouvrière.

En ce qui concerne la situation concrète et le développement des rapports sociaux et du régime politique en Italie, nous avons déjà expliqué que deux propositions sont aujourd’hui présentées aux masses: celle des réformistes qui proposent la collaboration avec la bourgeoisie de gauche comme moyen pour atténuer l’offensive et réactionnaire, et celle communiste qui propose l’action générale pour la lutte directe, comprise comme une plate-forme pour stopper la domination bourgeoise et intensifier l’ultérieure préparation révolutionnaire vers des luttes où le PC aura un rôle plus prééminent.

Les communistes italiens sont nettement de l’avis qu’il est utile que la politique collaborationniste des socialistes aille à son terme. Le prolétariat pourra ainsi constater que cette solution est illusoire, et il abandonnera les illusions social-démocrate et social-réformiste de façon plus rapide que ce que peut donner la simple propagande. Mais pour atteindre ce résultat et pousser les réformistes à prendre leurs responsabilités, est-il souhaitable d’avancer un mot d’ordre relatif à la forme de gouvernement qui soit intermédiaire entre celle de la collaboration avec la bourgeoisie et celle du pouvoir prolétarien sur la base de la dictature? Nous ne faisons ici aucune considération de principe. Nous remarquons seulement que le jeu de trahison réformiste est possible en Italie grâce à la complicité du pseudo-révolutionnarisme maximaliste des serratiens et de l’ingénuité du révolutionnarisme petit-bourgeois des anarchistes et de beaucoup d’autres mouvements ambigus, chacun d’eux ayant une formule toute prête pour le changement de régime politique. En spéculant sur tout ça, les réformistes laissent se développer l’hypnotisation des masses par toute cette phraséologie révolutionnaire, derrière laquelle ils tissent leur trame de pur et simple soutien au gouvernement bourgeois. Il ne faut pas oublier que les réformistes eux-mêmes ont proposé, proposent et proposeront des mots d’ordre pour un changement de régime politique (en 1919, l’assemblée constituante et la république de Modigliani, aujourd’hui les avances à D’Annunzio et la proposition dont nous avons parlé d’une grève insurrectionnelle votée par l’Alliance du travail, etc.) (7). Dans cette situation, la tâche du PC est de travailler à l’union de toutes les forces ouvrières, mais dans le même temps à la destruction du confusionnisme politique. Si nous proposions une formule de gouvernement ouvrier, à part le fait qu’il est difficile de comprendre ce que cela signifie, les socialistes de gauche et les anarchistes nous enseveliraient sous leur propagande démagogique pour la révolution sans adjectif et l’Ultra-révolution.

Pour réagir au défaitisme de cette démagogie il n’y a que la formulation de programmes de lutte qui apparaissent aux masses parfaitement concrets et réalisables dans la situation actuelle effective. Comme les maximalistes serratiens, intransigeants en paroles et pacifistes et adversaires de la lutte dans les faits, n’ont ni peuvent avoir de perspective positive, il faut [illisible] le dilemme dont nous avons parlé pour faire disparaître toutes les équivoques et polariser l’attention du prolétariat sur les termes clairs de la question.

Il y a ensuite le problème de la lutte contre le fascisme. La proposition des réformistes de collaboration [avec les bourgeois démocrates - NdlR] se base sur la propagande parmi les masses contre le principe de résistance directe et armée, pour leur donner l’illusion qu’il existe des moyens pacifiques et légaux pour combattre le fascisme (8). Les socialistes de gauche ne sont pas partisans de la collaboration, mais ils collaborent à cette campagne, dans la mesure où ils font eux aussi de la propagande pour la passivité, la non-résistance et la pacification des esprits. Ce n’est qu’en soutenant la nécessité de l’action armée du prolétariat contre le fascisme et la réaction qu’il est possible de s’opposer à la campagne collaborationniste.

Ce mot d’ordre est très populaire, car l’indignation prolétarienne contre les fascistes croît chaque jour: il s’agit de l’organiser. Un mot d’ordre qui risquerait de faire croire aux masses qu’il soit possible de conquérir le pouvoir autrement que par les armes, ne ferait que favoriser le jeu commun des réformistes et des maximalistes, et en un certain sens l’oeuvre négative des anarchistes qui font de la propagande contre l’organisation de forces armées prolétariennes tendant à constituer un pouvoir politique de classe, au nom de l’opposition au «militarisme rouge».

Le mot d’ordre de gouvernement ouvrier est donc exclu de la situation pour une série de raisons concrètes qui démontrent que non seulement il ne servirait pas à polariser autour de nous de plus larges masses, mais qu’il compromettrait les résultats obtenus jusqu’ici et la position conquise par le PC, qui apparaît comme le premier partisan de cette action directe commune qui est profondément désirée par les masses, alors qu’elle est rendue difficile par l’influence des opportunistes de toute espèce.

Nous voudrions maintenant dire quelques mots contre les nombreuses objections soulevées, pas toujours en connaissance de cause, contre notre parti et sa tactique. Mais ce que nous avons exposé est une réponse suffisante, et fait tomber deux critiques étrangement contradictoires: la première est que notre parti se consacrerait à la spéculation théorique et non à l’action pratique; la seconde est qu’il s’occuperait du travail syndical et pas du travail politique. La lutte et les problèmes syndicaux en Italie sont tout à fait politiques; et quand nous proposons des formules d’organisation et d’entente sur le terrain syndical ce n’est pas pour mettre de côté nos buts politiques, mais pour aller vers eux précisément avec l’esprit du front unique, c’est-à-dire en faisant notre politique contre celle des autres après les avoir conduit à mettre leurs forces sur un terrain commun aux nôtres. Contre cette série de raisons concrètes, qui sont en cohérence avec le développement théorique de nos thèses tactiques, qu’il n’est pas ici le lieu de discuter, c’est en réalité raisonner avec un a priori que de voir une contradiction formelle entre la pratique du «front unique syndical» et celle du «front unique politique». Est-ce que par hasard ce serait une contradiction pour le parti italien comme pour tous les autres que de ne pas avoir fait la scission syndicale après avoir fait la scission politique, d’être pour l’unité organisationnelle syndicale et contre l’unité organisationnelle politique? Quelques lignes suffiraient pour éliminer ces questions de la discussion.

Nous croyons que les communistes font un travail politique non pas en mettant au premier plan «les partis», mais en mettent au premier plan leur parti, qui est né précisément parce que ses directives sont les seules à pouvoir donner la base d’une politique de classe. Déplacer les forces des autres partis et chercher à avoir une influence sur leur action est une tâche tactique du PC et de sa politique, mais personne ne peut en conclure que passer par exemple un compromis avec les socialistes soit une action politique, tandis que ce serait une action apolitique de les attaquer quotidiennement et faire une proposition d’action commune sur la base des syndicats dans le but d’accroître notre influence sur ces derniers et diminuer la leur.

Après ce que nous venons de dire, on peut peut-être comprendre que nous ne nous basons pas en réalité sur des scrupules sentimentaux qui nous empêcheraient de nous approcher des socialistes ou d’autres chefs politiques et de nous asseoir à la même table - ce que nous avons déjà fait et que nous referons à l’occasion, et pas seulement quand ils représentent les syndicats, mais même parfois quand ils représentaient leur parti. Dans sa difficile action le PC a traversé et traverse des situations bien difficiles et nos camarades travaillent même dans les organisations catholiques et fascistes. Nous pensons que les objections mises en circulation à propos de notre tactique dépendent seulement du manque d’informations sur la question, ce dont nous n’accusons pas les camarades des autres pays, mais dont nous sommes nous-mêmes dans une certaine mesure les responsables. La discussion et les échanges directs d’idées ne pourront que clarifier les choses et rectifier le jugement sur les orientations de notre parti, le tout en accord avec l’esprit qui anime notre commune doctrine et organisation.

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(1) Le KAPD (Parti Communiste Ouvrier Allemand), scission du KPD, préconisait la sortie des syndicats traditionnels pour créer à leur place des organisations regroupant les seuls prolétaires qui acceptaient le programme révolutionnaire. Le résultat aurait été de laisser la grande majorité des travailleurs adhérant aux syndicats sous la coupe des directions réformistes.

(2) Les «populaires» étaient les membres du Parti Populaire Italien, l’ancêtre de la Démocratie Chrétienne; De Nicola, président de la Chambre des députés et Nitti ancien premier ministre, étaient des hommes politiques hostiles au fascisme.

(3) Le courant dite «maximaliste» dont Serrati était le dirigeant était majoritaire dans le PSI, les «réformistes» ne représentant qu’une petite minorité - à la différence de la CGL où ils étaient majoritaires sous l’appellation des «confédérés»; mais c’était cette minorité réformiste qui donnait le la de la politique socialiste.

(4) C’est là une attitude typique du réformisme; en France, pour enterrer la grève générale en mai 68, le PCF fit admettre que la solution était de passer sur le terrain politique, à savoir participer aux élections législatives organisées par le pouvoir gaulliste (après l’échec de sa tentative de référendum). Il s’agissait de faire abandonner par les travailleurs le terrain de l’affrontement de classe pour les amener sur le terrain politique bourgeois - évidemment pas sur le terrain politique révolutionnaire!

(5) Nous avons retracé cet épisode dans l’article précédent. La politique du PC d’I était tout-à-fait différente de celle du parti allemand dont nous avons donné un exemple contemporain lors du meurtre de Rathenau.

(6) Il s’agit de la petite fraction dite des «Terzinternationalisti» (partisans de la IIIe Internationale) dans le PSI qui était artificiellement maintenue sur pied par l’IC (contre l’avis du PC d’I) pour tenter de gagner des militants.

(7) Le poète Gabriele D’Annunzio avait avec ses «légionnaires» et soutenu par Mussolini, occupé pendant quelque temps en 1919 la ville de Fiume (Yougoslavie) que revendiquaient les nationalistes (une partie de la population y était d’origine italienne). Pendant un moment il fit figure de rival de Mussolini et c’est à ce titre que les dirigeants de la CGL lu firent des ouvertures.

(8) Les espoirs dans une collaboration avec certains éléments bourgeois existaient aussi chez certains communistes, si nous en croyons Angelo Tasca; celui-ci raconte, sans donner plus de détails, que des contacts avaient été pris par «les communistes de Turin» avec des éléments du Parti Populaire et les bourgeois libéraux regroupés autour de la Stampa (quotidien de la ville) pour faire bloc contre les Fascistes. Venus à Rome avec un représentant de la Bourse du Travail pour demander que la direction du parti prenne autorise ce «front commun» - interclassiste - ou en prenne l’initiative, ces communistes, écrit-il, «reçoivent une bordée d’injures» du secrétariat. Cf. Angelo Tasca, «Naissance du Fascisme», NRF 1967, p. 231. Dans cet ouvrage (publié pour la première fois en 1938), il accusait le PC d’I d’avoir fait le jeu du fascisme et défendait l’orientation collaborationniste de la droite réformiste du PSI.

 La Stampa, n’était pas seulement le principal quotidien bourgeois de Turin, il était aussi considéré comme un organe traditionnel des partisans de l’ancien premier ministre Giliotti. Ce dernier, d’abord opposant déclaré aux Fascistes qui le dénonçaient violemment, les avait en fait utilisés comme troupes extra-légales contre les prolétaires, avant de les intégrer dans son alliance électorale lors des élections de mai 1921. Après que Mussolini ait accédé au poste de premier ministre, la Stampa, tout en critiquant sa politique «dictatoriale», affirma dans un édito publié le 21/12/1922, qu’elle allait suivre une politique de «neutralité» envers les Fascistes pour ne pas causer de problème au nouveau gouvernement. On imagine quelle lutte contre le Fascisme une alliance avec ce milieu aurait pu donner! Quant aux communistes décrits par Tasca (sans dire s’il en faisait partie), ils anticipaient en quelque sorte la funeste politique de l’alliance avec les bourgeois démocrates qui fut suivie ensuite, sous le nom d’ «antifascisme démocratique», par la nouvelle direction gramsciste du parti avant d’être généralisée par le mouvement stalinien.

Tasca (qu’une polémique célèbre sur la question du culturalisme avait opposé avant-guerre à Bordiga dans les Jeunesses Socialistes) avait été, en même temps que le secrétaire de la Bourse du Travail, l’un des dirigeants du groupe ordinoviste fondé en 1919 à Turin par Gramsci. Dans le jeune PC d’I il occupa des postes de responsabilité dans le travail syndical. Il fut le premier des anciens ordinovistes à rejoindre en 1922 la position de l’IC sur la question du front unique, alors que les Gramsci, Terracini, Togliatti, etc., restaient encore sur la ligne du parti. C’est pourquoi, sous pression de l’Internationale qui voyait en lui le plus solide partisan de sa tactique, il fut intégré à la direction du parti; par la suite il représenta un courant de droite dans le parti. Réfugié en France en 1927 pour échapper à la répression fasciste, il fut expulsé en 1929 du PCI stalinisé en tant que partisan de Boukharine. Il revint au PS Italien en 1935, avant de devenir membre du PS Français (SFIO) après sa naturalisation. Après la défaite française face aux Allemands, il joua un rôle important pour convaincre les députés SFIO de voter les pleins pouvoirs à Pétain. Il fut un partisan enthousiaste de la «révolution nationale» pétainiste dont il voulut être un des théoriciens, et de la collaboration avec l’Allemagne nazie: l’ancien rédacteur en chef de l’Ordine Nuovo, l’ancien partisan de l’antifascisme démocratique, avait fini par trouver dans le fascisme français un ordre nouveau à sa convenance... Après la guerre il devint consultant de l’OTAN sur le communisme et collabora entre autres à la revue d’extrême-droite «Est-Ouest». Cf. Emanuel Rota, «A pact with Wichy. Angelo Tasca from Italian Soc ialism to French Collaboration», New York 2013.

 

 

Parti communiste international

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