Le Moyen-Orient et l’impérialisme (1)

(«programme communiste»; N° 104; Mars 2017)

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Comme c’est arrivé de nombreuses fois dans l’histoire, le Moyen-Orient est à nouveau au centre de la politique mondiale. Dans le cadre d’une coalition mise sur pied par les Etats-Unis les aviations occidentales multiplient bombardements ou les vols de reconnaissance au-dessus de l’Irak et de la Syrie, tandis que leurs «Forces Spéciales» entrainent les combattants et combattent sur le terrain; en représailles, des commandos venus ou inspirés de là-bas perpètrent des attentats dans les rues des villes européennes. Russes, Turcs, Iraniens engagent des troupes en Syrie ou en Irak, tandis que d’autres puissances régionales se contentent de financer des milices. Comme il y a près d’un siècle, mais avec une violence beaucoup plus grande, des combats font rage autour de Mossoul et de Damas. En conséquence, des millions de personnes fuient les combats, provoquant de graves risques de déstabilisation dans la région et suscitant l’effroi jusque dans l’opulente Europe.

Les affrontements en cours au Moyen-Orient ne sont plus des conflits «locaux»; ils prennent un caractère international en impliquant directement ou indirectement des Etats du monde entier; c’est le signe à la fois de l’importance stratégique de cette région pour le capitalisme mondial et de l’imbrication des rapports et des conflits inter-impérialistes, qui déboucheront inévitablement sur un troisième conflit mondial si la révolution communiste n’arrête pas avant la folle course meurtrière du capitalisme. Le prolétariat des grands pays capitalistes, européens et autres, encore englué dans les mécanismes de la paix sociale et paralysé par les forces de la collaboration des classes, regarde avec inquiétude ces événements mais sans avoir la force de réagir, si ce n’est en soutenant tacitement «son» impérialisme.

Il ne pourra cependant pas à la longue rester inerte face à l’ébranlement des équilibres politiques et sociaux provoqué par les contradictions toujours plus violentes du capitalisme mondial; ce sont elles qui le sortiront de sa léthargie, qui le pousseront à la lutte, à la révolte contre un système féroce et son ordre inhumain le condamnant à servir de chair à canon et à exploitation bestiale. De te fabula narratur: les souffrances des prolétaires et des masses déshéritées de Syrie et d’Irak, le calvaire des réfugiés de tous les pays, sont l’histoire du prolétariat; ce sont l’un des avenirs que réserve le capitalisme aux prolétaires du monde entier tant que ceux-ci ne retrouveront pas leurs positions et leurs armes de classe, tant qu’ils ne refuseront pas toutes les mortelles alliances avec des forces bourgeoises quelles qu’elles soient, démocratiques ou autoritaires, religieuses ou laïques, pour, entraînant derrière lui tous les exploités, se lancer à nouveau à l’attaque pour détruire le capitalisme.

 

La moderne Question d’Orient

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«Chaque fois que la bourrasque révolutionnaire s’apaise un instant, on peut être assuré que revient sur le tapis une question sans cesse récurrente: l’éternelle “Question d’Orient”.

(...) Et voici qu’au moment même où, dans leur myopie, les pygmées au pouvoir se vantent d’avoir heureusement soustrait l’Europe aux dangers de l’anarchie et de la révolution, le thème sempiternel, cette difficulté jamais réduite, refait surface: qu’allons-nous faire de la Turquie?» (1)

Lorsque Engels, au nom de Marx, écrivit ces lignes pour le New York Tribune, la «question d’Orient» était la question du sort du gigantesque Empire Ottoman qui s’étendait sur un territoire allant des Balkans (la «Turquie d’Europe») à l’Afrique du Nord en passant par ce qui est aujourd’hui le Moyen-Orient (la «Turquie d’Asie»).

Entré inexorablement en décadence, confronté à la pression croissante du capitalisme, essentiellement européen, en expansion, l’Empire Ottoman restait figé dans ses structures politiques et sociales surannées; il avait de moins en moins la force de maintenir sa domination sur ce vaste et disparate ensemble où les différentes parties jouissaient de fait d’une autonomie plus ou moins grande qui n’était pas contrebalancée par son autorité religieuse théorique sur le monde musulman (le Sultan turc était aussi «Calife» des croyants). En 1908 éclata une «révolution», constituée par l’arrivée au pouvoir du mouvement des «Jeunes Turcs»; mais ce ne fut en réalité qu’une tentative superficielle de modernisation de l’Empire, caractérisée essentiellement par le rétablissement de la Constitution de 1876 (qui avait été abrogée deux ans plus tard par le Sultan) et une libéralisation étroitement surveillée de la vie politique, et marquée par le développement d’un nationalisme proprement turc (le «Turquisme») par opposition à l’idéologie ottomane traditionnelle: il n’y eut aucun bouleversement dans les structures sociales et économiques de l’Empire.

S’il n’est pas utile de faire ici l’histoire de cette vieille «question d’Orient», pour comprendre la moderne question d’Orient (avec cette question pour les impérialismes: «Que faire au Moyen-Orient?») il est cependant nécessaire de rappeler que le partage de l’Empire Ottoman fut l’un des buts de guerre et la conséquence du premier conflit mondial.

Depuis des décennies les grandes forces impérialistes se disputaient sur le sort de cet «Homme malade»; les unes, surtout celles qui avaient investi dans le pays, qui avaient mis la main sur certains secteurs de l’Etat ou qui administraient la Dette Publique Ottomane (2), voulaient maintenir le statu-quo. C’était le cas de la Grande-Bretagne après qu’elle ait occupé l’Egypte en 1882 pour y «rétablir l’ordre» après une révolte de l’armée, ou de l’impérialisme français après avoir obtenu en 1861 de la «Porte» (nom traditionnellement donné au gouvernement turc, en référence à la porte monumentale du palais du Grand Vizir), la reconnaissance d’une zone d’influence sur la région du Mont Liban et en 1881 un protectorat sur la Tunisie.

Après la faillite de l’Etat Ottoman, incapable de payer sa dette envers ses créanciers européens, ces derniers avaient mis sur pied en 1881 l’«Administration de la Dette Publique Ottomane», agence chargée de réguler les Finances de l’Empire – en pratique de prendre le contrôle des revenus de l’Etat pour en diriger une partie vers le remboursement de la dette. Conformément à son rôle d’usurier international, la France était la première créancière de l’empire, ce qui se traduisait par le fait qu’elle était, avec la Grande-Bretagne, l’une des deux dirigeantes de cette administration de la dette ottomane.

Cette situation n’avait cessé de se renforcer tout au long de la fin du dix-neuvième siècle et jusqu’à la première guerre mondiale. En 1881 36,7 % de la dette souveraine était possédée par des capitalistes français, contre 26,6% par des britanniques; venaient ensuite les Hollandais (7%) les Belges (6,6%) les Allemands (4,3%) et les Italiens (2,4%). En 1913, la part de la France était montée à 49,5 % du total de la dette (qui avait presque doublé dans l’intervalle), suivie par celle de l’Allemagne avec 20% et celle de la Belgique à 11%, tandis que la part britannique était tombée à 7% (Hollande: 3%, Italie: 1%) (3).

La véritable mise en coupe réglée des ressources de l’Empire Ottoman instituée par les vautours anglais et français, s’était trouvée ainsi de plus en plus menacée par le dynamisme des investissements allemands dans le pays; la chose était encore plus évidente pour ce qui concerne les investissements dans le secteur privé; en 1888 le total des investissements étrangers s’y montait à 15 millions de Livres Sterling dont 56% étaient britanniques, 32% français et seulement 1% allemands. En 1914, à la veille de la guerre, le tableau était profondément modifié: alors que le montant total des investissements étrangers avait plus que quintuplé pour atteindre les 82 millions de Livres sterling, la part britannique avait proportionnellement reculé à 14% (correspondant à une pâle augmentation de 2,5% des investissements anglais), tandis que la part française s’élevait à 45 % du total (plus de 700% d’augmentation des investissements). Mais ce sont les capitaux allemands qui avaient fait un prodigieux bond en avant en un quart de siècle: plus de 1700% d’augmentation, pour arriver à 34% du stock d’investissements étrangers (4) ...

D’autres forces impérialistes, aspirant à dépecer l’Empire, soutenaient les revendications indépendantistes de certaines régions, ou arrachaient au sultan la reconnaissance de leur protectorat sur d’autres. En 1911 l’Italie lui déclarait la guerre pour s’emparer de la Tripolitaine (actuelle Libye). Immédiatement après éclataient les guerres Balkaniques (1912-1913) à l’instigation de la Russie (qui n’en retira cependant pas ce qu’elle voulait); perdues par l’Empire, elles aboutirent à la liquidation de la dite «Turquie d’Europe».

Ces guerres balkaniques furent comme le prodrome de la guerre mondiale. Dans ce conflit, la Turquie se rangea du côté de l’impérialisme allemand dont l’influence politique avait crû parallèlement à la multiplication de ses investissements au cours des années précédentes. Rosa Luxemburg a consacré quelques pages aux investissements de l’impérialisme allemand et d’autres en Turquie, notamment dans les voies ferrées. L’impérialisme anglais fut le premier à investir dans ce secteur dès 1850, bientôt rejoint par l’impérialisme français. A partir de 1888 l’impérialisme allemand entra dans la danse, par le puissant truchement de la Deutsche Bank, et sa pénétration en cessa de s’accentuer au début du vingtième siècle. Rosa Luxemburg expliquait: «D’une part les progrès de l’accumulation capitaliste et l’extension des “sphères d’influence” servent de prétexte à l’expansion politique et économique du capital allemand en Turquie; d’autre part la désagrégation rapide, la ruine et l’exploitation de l’économie paysanne par l’Etat favorisent l’établissement des échanges commerciaux et des chemins de fer, tandis que l’Etat turc devient de plus en plus dépendant financièrement et politiquement du capital européen» (5).

La construction du chemin de fer qui devait aller jusqu’à Bagdad (le Bagdadbahn), était le plus spectaculaire de ces investissements et en même temps que le plus menaçant pour les intérêts britanniques. A une époque et dans un pays où les moyens de communication étaient limités, la construction d’une voie ferrée avait un intérêt non seulement économique, mais aussi stratégique, de premier ordre.

Pour l’impérialisme allemand cette voie ferrée qui, après Bagdad, aurait dû déboucher sur le Golfe Persique (Bassorah), en plus de son intérêt commercial immédiat, avait comme objectif final d’éviter le transit des marchandises par le Canal de Suez sous contrôle britannique; en effet, en cas de guerre, la Grande-Bretagne pouvait bloquer le commerce de l’Allemagne avec l’Orient. Si les Britanniques firent échec à cet objectif ultime en s’imposant comme «protecteurs» du Koweït (protecteurs en réalité de leurs intérêts!), la construction du Bagdadbahn, commencée en 1903, fut un des leviers les plus importants de la pénétration de l’impérialisme allemand en Turquie et au delà; les capitalistes teutons, actionnaires majoritaires de cette entreprise (il y avait aussi au départ une participation française minoritaire) possédaient aussi par exemple des droits miniers le long du trajet et déjà le pétrole de Mésopotamie qui pourrait être évacué par lui commençait à susciter des convoitises. A ce propos un accord fut finalement trouvé, «après des années d’intrigues» (6), entre capitalistes allemands et anglais sous la forme de la fondation en octobre 1912 de la Turkish Petroleum Company pour exploiter les futurs gisements de pétrole: un quart de son capital appartenait à la Deutsche Bank, un quart à la britannique Royal Dutch Shell, le reste à la Banque Nationale de Turquie qui, comme son nom ne l’indiquait pas, était contrôlée par un financier anglais.

La construction de chemins de fer était un placement généralement fructueux et ce secteur constituait en 1914 près de 60% des investissements directs étrangers en Turquie; en outre il était à la fois un débouché pour les industriels européens et un outil précieux pour se constituer sur le territoire ottoman des «sphères d’influence» dont parlait Rosa Luxemburg; les rivalités économiques entre groupes capitalistes pour les construire étant arbitrées entre les Etats. Dans cette période d’avant-guerre, les projets de construction de voies ferrées au Moyen-Orient et ailleurs – on peut rappeler le projet de voie ferrée transbalkanique avec des capitaux français et italiens, considérée par les impérialistes allemands comme un obstacle à leurs positions en Bulgarie et par le nouveau pouvoir des Jeunes Turcs comme une menace pour leur domination sur les Balkans – illustrent particulièrement bien les conflits d’intérêts entre les diverses puissances impérialistes pour se partager l’Empire Ottoman, derrière un respect de moins en moins apparent de la souveraineté de celui-ci, conflits qui soit menaçaient de déboucher sur des affrontements militaires, soit se concluaient par de laborieux compromis.

Par exemple le gouvernement impérial avait accordé en mars 1900 aux capitalistes russes une concession pour construire des chemins de fer dans la province arménienne, reconnaissant ainsi à la Russie une zone d’influence dans cette région; le nouveau gouvernement Jeune Turc qui y voyait une atteinte intolérable à la souveraineté turque, mit fin à cette concession. De longues et difficiles négociations, s’étendant sur plusieurs années s’engagèrent alors entre le gouvernement et divers conglomérats internationaux industrialo-financiers, et c’est finalement un groupe français qui obtint la concession, après qu’un accord secret ait été signé en avril 1911 entre la France et la Russie au sujet des chemins de fer ottomans, en particulier en tenant «compte des intérêts militaires qui s’y trouvent engagés» (7).

Autre exemple: en 1906 l’impérialisme britannique menaça le gouvernement turc d’une intervention militaire au cas où se concrétiserait le projet d’un chemin de fer à destination du port d’Akaba sur la Mer Rouge, car il y voyait une menace directe sur sa domination en Egypte; à l’inverse un accord fut signé au début de 1914 entre l’Allemagne et la France pour construire et exploiter des voies ferrées en territoire ottoman, sur la base de la reconnaissance par la partie allemande d’une zone économique réservée à la France dans la région syrienne en contrepartie du retrait des actionnaires français du Bagdadbahn.

Mais comme le disait Lénine à propos des Etats, la paix entre impérialismes n’est qu’une trêve entre deux guerres et cet accord sera réduit à néant par l’éclatement de la guerre mondiale.

 

Les «accords Sykes-Picot»

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Les conflits d’intérêts croissants entre les grands impérialismes poussaient depuis des années à une guerre mondiale; si ces affrontements dépassaient largement le cadre du Moyen-Orient, celui-ci fut une arène non négligeable de la première guerre mondiale et cette guerre eut des conséquences décisives pour la région, qui se font ressentir jusqu’à aujourd’hui.

Depuis 1913, un coup d’Etat effectué par le «courant nationaliste» des Jeunes Turcs (opposé au courant jusque-là au pouvoir) à la suite de la défaite balkanique, avait donné un nouveau gouvernement à la Turquie. L’entrée du pays dans le conflit aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche (déclaration officielle de guerre début novembre 1914) était motivée par l’antagonisme traditionnel avec la Russie; mais elle avait aussi pour but de s’émanciper de l’emprise économique et politique franco-anglaise. Dès la déclaration de guerre, les différentes concessions accordées au fil du temps à ces Etats furent supprimées par le gouvernement turc (les «capitulations» qui accordaient des doits particuliers aux ressortissants de ces Etats et les «échelles», comptoirs sous administration française). Il lança en outre au nom du Califat des appels à la guerre sainte contre la Grande-Bretagne et la France; ces appels ne rencontrèrent guère d’échos mais ils inquiétèrent beaucoup Paris et Londres qui redoutaient une révolte des Musulmans de leurs colonies.

 Pour les dirigeants français, le Moyen-Orient était alors une question secondaire dans la guerre qui avec ses alliés l’opposait principalement à l’Allemagne; mais les puissants intérêts économiques organisés dans les chambres de commerce de Lyon (industriels de la soie) et de Marseille qui militaient pour une intervention impérialiste active dans la région, finirent par être entendus. Après qu’il soit resté dans un premier temps fidèle à sa politique traditionnelle de maintien de l’intégrité de l’Empire Ottoman en raison de l’importance de ses intérêts qui en dépendaient (8), l’impérialisme français se résolut à entrer en négociation avec ses alliés en vue de son partage. Les accords secrets entre vautours impérialistes français et anglais, passés dans l’histoire sous le nom des «accords Sykes-Picot» (du nom des hauts fonctionnaires britanniques et français qui les signèrent) furent révélés lorsque la révolution d’octobre mit à jour les archives diplomatiques russes: il y avait en effet un troisième larron dans ce pacte de brigands qu’il serait plus juste d’appeler accords Sykes-Picot-Sazonov (le ministre russe des Affaires étrangères): l’empire tsariste.

Les négociations, liées au rapport des forces militaires sur le terrain, aux intérêts existants et aux aspirations divergentes des compères, furent laborieuses. L’impérialisme français avait des vues sur une zone correspondant à une dite «grande Syrie» allant de la Palestine à Mossoul en Mésopotamie (dans l’actuel Irak) et à une zone sud de la Turquie actuelle, prétentions inacceptables pour la Russie et la Grande-Bretagne. Cette dernière voulait une zone correspondant à la Palestine, la Jordanie et l’Irak actuels avec un accès par voies ferrées à des ports en Méditerranée.

La Russie cherchait à s’emparer de Constantinople (Istanbul, dont elle aurait expulsé «les Ottomans») et de la Thrace (anciennement partie de la Turquie d’Europe), d’une partie de l’Anatolie, et en contrepartie elle affirmait son soutien à toutes les prétentions d’annexions françaises en Allemagne, ce qui était en fait le plus important pour Paris. Mais l’acceptation des prétentions russes, en faisant de la Russie une puissance méditerranéenne aurait entraîné un bouleversement radical de l’ «équilibre européen» que la Grande-Bretagne et la France trouvaient lourd de dangers. Il fallait en outre laisser un lot du butin à l’impérialisme italien qui avait rejoint les alliés: il entendait obtenir les port turcs de Smyrne (l’actuelle Izmir) et Mersin, ainsi qu’une participation au contrôle des «Lieux Saints». Chacun des «Etats chrétiens» prétendait en effet vouloir s’assurer le contrôle de la Palestine, ou au minimum participer à un contrôle international de ce territoire pour des raisons religieuses, mais en réalité davantage à cause de l’intérêt stratégique de la région que pour des raisons strictement économiques. Déjà dans les années 30 et 40 du dix-neuvième siècle, lorsque Mehmet Ali, le vice-roi d’ Egypte soutenu par les Français dans sa rébellion contre l’Empire, menaçait de marcher sur la Syrie, la Grande-Bretagne avait caressé la perspective de créer en Palestine un Etat autonome, basé sur la colonisation juive.

Finalement les gangsters impérialistes s’entendirent pour se partager la peau de l’Ours Ottoman pas encore tué, lors de l’accord de Saint-Petersburg du printemps 1916 (9): grosso modo la Grande-Bretagne obtenait ce qui allait devenir l’Irak (sauf la région de Mossoul laissée à la France), la Jordanie et le Koweït; la France recevait une large zone comprenant le futur Liban, une «zone d’influence» dans la future Syrie et la région de Mossoul, ces futures possessions françaises devant dans les plans britanniques servir de zone tampon par rapport à la Russie (10); cette dernière obtenait Istanbul et les détroits, réalisant ainsi son aspiration séculaire à avoir un accès libre aux «mers chaudes» (c’est-à-dire non bloquées par les glaces pendant une partie de l’année, ce qui est évidemment un obstacle de taille à la circulation des marchandises... et des navires de guerre) par le détroit des Dardanelles – qui voyait passer 50 % de ses exportations, ainsi qu’une partie de la Turquie riveraine de la Mer Noire. Quant à la Palestine comprenant Jérusalem et aux «Lieux Saints», elle devait être placés sous administration internationale.

Pendant que ces sordides et difficiles discussions se déroulaient dans le secret des chancelleries des alliés européens (les Etats-Unis étant soigneusement tenus à l’écart), les impérialistes multipliaient les promesses d’émancipation, d’unité ou d’indépendance aux populations locales et à leurs chefs. Pour ébranler l’Empire Ottoman, l’impérialisme britannique avait d’abord projeté de créer un Califat rival de celui du Sultan turc, dont le chef aurait été le roi Hussein, Grand chérif de la Mecque, qui s’était rangé de son côté; puis il mit sur pied une force militaire arabe en faisant miroiter à son chef, l’émir Fayçal, un des fils de Hussein, la perspective de la constitution d’un Etat arabe unifié dont il aurait été le souverain. L’objectif était de pousser à une «révolte arabe» dirigée par la dynastie Hachémite de Hussein et ses fils contre l’Empire Ottoman, révolte étroitement limitée et canalisée pour ne pas compromettre ses visées impérialistes. Parallèlement il promettait au mouvement sioniste la création d’un «Foyer national juif» en Palestine (déclaration Balfour, novembre 1917).

 

LE PARTAGE D’APRES-GUERRE

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A la fin de guerre, le partage qui avait été décidé dans les accords Spikes-Picot était largement devenu caduc. En raison de l’évolution du conflit qui leur avait permis de chasser les armées ottomanes et de s’emparer de la Palestine et de la Syrie, les Britanniques, avant même la fin de la guerre, ne se sentaient plus tenus de respecter ces accords, certains cercles influents voulant même éjecter les Français du Moyen-Orient ou au moins les cantonner dans une étroite zone autour du Mont Liban (11).

Ensuite, comme le régime tsariste avait été renversé par la révolution, il n’était plus question de respecter les accords qui avaient été signés avec lui. Les rapports de forces sur le terrain et le fait que chaque puissance impérialiste cherchait à accroître sa part du butin au détriment de ses alliés, toujours en faisant fi des aspirations des populations locales, entraînèrent d’autres modifications.

C’est ainsi que la Grande-Bretagne, s’appuyant sur sa prééminence militaire (12) décida de garder la Palestine sous son influence (stratégiquement cela contribuait à assurer une continuité territoriale entre sa domination de l’Egypte et celle de la «Mésopotamie», et donc ses possessions indiennes), et soudainement consciente que la région était probablement très riche en pétrole, obtint de l’impérialisme français qu’il renonce à Mossoul. Ce dernier accepta parce qu’il ne disposait pas de troupes pour y assurer sa domination; il reçut en «dédommagement», à l’issue de longues tractations, lors d’accords confidentiels à San Remo (avril 1920), la part allemande de la Turkish Petroleum Company qui devait exploiter les futurs gisements de pétrole; ces accords pétroliers furent négociés en secret pour éviter que les Américains, dont Français et Britanniques redoutaient les appétits en la matière, ne s’en mêlent.

 Après que les troupes françaises aient chassé de Damas l’émir Fayçal qui y avait été installé par les Britanniques, le Président du Conseil Millerand affirmait triomphalement que désormais la France contrôlait toute la Syrie «et pour toujours». Cependant, conscients que leur faiblesse militaire les empêchait en réalité de dominer complètement le pays, les Français se résignèrent à en dominer la plus grande partie sous la forme d’un «mandat» de la toute nouvelle «Société des Nations» (ancêtre de l’ONU) voulue par les Américains. Ils s’attelèrent à le diviser pour mieux le contrôler: le Liban fut formé par la réunion d’une partie arabe (zone côtière, plaine de la Bekaa...) avec la région chrétienne du Mont Liban, tandis que dans le reste du pays l’impérialisme tricolore s’efforça de morceler le territoire en pseudo-Etats fantoches ou/et de jouer les populations les unes contre les autres, selon des critères ethniques et religieux. Les fruits empoisonnés de cette politique de division allaient se faire sentir dans les décennies suivantes, y compris après l’indépendance syrienne.

De leur côté, les impérialistes anglais constituèrent plusieurs Etats dans leur zone d’influence: en Mésopotamie, par l’union de trois anciennes provinces ottomanes (Mossoul, Bagdad et Bassorah) ils formèrent l’Irak dont ils nommaient Fayçal roi, en basant leur domination sur les notables sunnites contre la majorité de la population chiite. En Palestine orientale, ils créèrent la «Transjordanie» avec comme roi un frère de Fayçal (aujourd’hui encore le roi de Jordanie est un descendant de ce dernier), tandis que le reste de la Palestine passait sous leur contrôle, dans la cadre d’un «mandat» ratifié par la SDN, et que l’Egypte occupée «provisoirement» depuis les années 80 du dix-neuvième siècle, était transformée officiellement en protectorat britannique.

En Arabie, pays formellement indépendant mais lié à la Grande-Bretagne, les rivalités, déguisés en affrontements religieux, entre la marionnette britannique, le Chérif de La Mecque (le roi Hussein), et le prince «wahhabite» Ibn Saoud, tournèrent à l’avantage de ce dernier. Chassant la dynastie Hachémite, il s’empara de La Mecque, fondant ainsi l’Arabie Saoudite. Pour consolider son régime, Saoud s’employa aussitôt à rechercher le soutien des Britanniques qui laissèrent tomber sans remords leur ancien protégé...

Salivant devant les perspectives de butin, les rapaces impérialistes avaient entre-temps projeté de dépecer l’Anatolie (la Turquie actuelle): lors du Traité de Sèvres (août 1920), une partie en fut attribuée à la France, une autre à l’Italie, une autre encore à la Grèce, tandis qu’étaient prévus la constitution d’Etats plus ou moins indépendants Arménien et Kurde; de plus Constantinople et les Détroits devaient être placés sous administration internationale.

Mais les gangsters impérialistes européens ne disposaient pas de la force militaire nécessaire pour faire appliquer ce charcutage accepté par le Sultan – à part l’armée grecque. Un nouveau pouvoir turc, dirigé par Mustapha Kemal, qui refusait de reconnaître ce traité, vainquit les armées grecques soutenues par la Grande-Bretagne; et finalement, le traité de Lausanne (juillet 1923) revint sur le traité de Sèvres et établit les frontières actuelles de la Turquie (13); quelques mois plus tard le Sultan était déposé, le Califat aboli et la République proclamée en Turquie.

 

LES LUTTES DES MASSES DESHERITEES

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Par ailleurs les dominations française et britannique sur la région entraînèrent des révoltes, celles-ci autrement plus spontanées et menaçantes que la prétendue «révolte arabe» suscitée par les Britanniques contre les Ottomans. Contrairement à ce que racontait la propagande des colonialistes, les populations locales ne manifestaient en effet aucun enthousiasme à la perspective du remplacement de la domination ottomane par une domination européenne de type colonial, plus intense et plus brutale.

Nous avons déjà eu l’occasion ailleurs de traiter des révoltes en Syrie contre l’impérialisme français, notamment de la grande «révolte Druze» de 1925-27; née comme insurrection locale, elle prit rapidement une ampleur nationale. Brisée par les troupes françaises qui n’hésitèrent pas à bombarder Damas, elle fut en réalité vaincue par les tendances conciliatrices de sa direction bourgeoise composée de gros commerçants, propriétaires terriens et chefs religieux (14).

En Egypte les Britanniques durent faire face dès 1919 à une vague de grèves et de manifestations contre leur domination du pays, qui fut accompagnée d’actions violentes: attaques contre les soldats anglais, actes de sabotage, etc. Les dirigeants britanniques de l’Egypte étaient particulièrement inquiets de la «tendance bolchevique» qu’ils voyaient dans le mouvement. Après le rétablissement de l’ordre colonial en Egypte, des premières émeutes anti-britanniques et contre les colons juifs éclatèrent en Palestine en 1920; mais c’est en Irak que l’impérialisme anglais fut confronté en 1920 à la menace la plus grande: la violente insurrection de la population chiite, qu’il réprima sans pitié, notamment par des bombardements aériens de villages: il y eut plus de 8500 morts parmi les tribus insurgées et plus de 2000 morts parmi les troupes britanniques (15.

En avril 1936 éclata la grande révolte en Palestine. Après une sanglante action de représailles de colons Juifs contre des paysans arabes, des émeutes éclatèrent à Haïfa; selon l’exemple de la révolte syrienne contre les Français dans la décennie précédente, un Comité Suprême composé de notabilités avec à sa tête le Grand Mufti de Jérusalem, se mit en place pour canaliser et contrôler le mouvement; mais se transformant en grève générale, celui-ci tendit à échapper à tout contrôle. Les actions de sabotage et de guérillas se multiplièrent auxquelles les Britanniques répondirent par des actions de «contre-terrorisme» menées par des forces para-militaires qui étaient formées sur la base des milices juives (16). Lorsque la révolte se termina en 1939, la répression avait fait près de 5000 morts.

 

L’entrée en scène de l’impérialisme américain

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L’impérialisme américain qui ne disposait historiquement d’aucun point d’appui dans la région, était d’abord resté spectateur du partage impérialiste du Moyen-Orient. Mais, craignant pour ses ressources en pétrole (on parlait déjà de l’épuisement prochain des gisements pétroliers américains), il ne pouvait rester à l’écart d’une région du monde où l’on soupçonnait la présence d’importants gisements d’or noir. Au nom de son principe politique dit de la «porte ouverte», correspondant à ses intérêts de nouveau venu, il s’opposait à l’accaparement par les vieilles puissances impérialistes de sources de richesse (matières premières, etc;) auxquelles il estimait avoir droit

 Devant ses pressions grandissantes, l’impérialisme britannique, redoutant que Français et Américains ne soutiennent les visées turques sur Mossoul, accepta finalement l’ouverture de négociations sur la répartition de la future manne pétrolière. Ce fut l’accord confidentiel dit de «la ligne rouge» entre la britannique Shell, l’Anglo-Persian Oil Compagny (à capitaux majoritairement britanniques), la française CFP (ancêtre de Total) et le consortium des sociétés pétrolières américaines, qui devenaient actionnaires à part égales de l’Irak Petroleum Compagny.

Cet accord fut suivi de longues négociations, tournant au bras de fer entre Français et Anglais, pour choisir le tracé de l’oléoduc devant amener le pétrole en Méditerranée: les Français voulaient qu’il débouche sur un port qu’ils contrôlaient, tandis que pour les Anglais il devait se terminer à Haïfa; finalement, grâce à l’appui américain, il fut prévu que l’oléoduc se divise en deux branches, l’une vers Tripoli au Liban, l’autre vers Haïfa – qui donnait une valeur stratégique supplémentaire à la Palestine mandataire (17).

 Bien entendu aucun intérêt des populations locales, y compris bourgeoises, n’était pris en compte dans ces négociations entre impérialistes et cet accord. Quelques années plus tard des compagnies pétrolières américaines de second rang s’établissaient en Arabie Saoudite, en quémandant (mais sans beaucoup de succès) l’appui de leur gouvernement face à la rivalité britannique.

Les Etats-Unis venaient de pénétrer au Moyen-Orient par la petite porte, ils n’en sortiraient plus...

Leur entrée en guerre les poussa à s’intéresser avec une intensité et une urgence sans précédent aux sources potentielles de pétrole en dehors de leur territoire, et tout particulièrement au Moyen-Orient. Une mission géologique américaine estima ainsi que l’Arabie Saoudite contenait d’énormes réserves; de façon générale, elle jugea que «le centre de gravité de la production de pétrole dans le monde [était] en train de passer de la zone du Golfe du Mexique et des Caraïbes au Moyen-Orient, à la zone du Golfe Persique».

Un responsable de la Marine américaine écrivit en 1943 dans un rapport au Président: «l’acquisition de réserves de pétrole hors de nos frontières est devenue (...) une priorité vitale pour les Etats-Unis»; le Président Roosevelt déclara donc, justifiant l’extension du programme de crédit à ce pays (accords dits «prêt-bail») que «la défense de l’Arabie Saoudite [était] vitale pour les Etats-Unis» (18).

En février 1945 une rencontre directe entre Ibn Saoud et Roosevelt, de retour de Yalta, scellait le lien entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite qui allait durer au long des décennies suivantes, écartant au passage définitivement l’impérialisme anglais de la possession du pétrole saoudien; mais des accords confidentiels entre grandes sociétés pétrolières anglo-saxonnes allaient cependant être négociés: le cartel dit des «7 soeurs» (les 5 plus grosses compagnies pétrolières américaines, contrôlées par les plus puissantes banques de New York, plus les britanniques Shell et BP, selon l’expression d’Enrico Mattei, dirigeant de l’industrie pétrolière italienne, tenue à l’écart du cartel) s’assura ainsi le contrôle de la production et de la distribution de la majorité du pétrole mondial (hors URSS), et surtout du pétrole moyen-oriental.

 

L’impérialisme et les matières premières

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Dans son ouvrage sur l’Impérialisme, Lénine écrit: «Ce qui caractérise notamment le capitalisme actuel, c’est la domination de groupements monopolistes constitués par les plus gros entrepreneurs. Ces monopoles sont surtout solides lorsqu’ils accaparent dans leurs seules mains toutes les sources de matières brutes, et nous avons vu avec quelle ardeur les groupements capitalistes internationaux tendent leurs efforts pour arracher à l’adversaire toute possibilité de concurrence, pour accaparer, par exemple, les gisements de fer ou de pétrole, etc. (...) Plus le capitalisme est développé, plus le manque de matières premières se fait sentir, plus la concurrence et la recherche des sources de matières premières dans le monde entier sont acharnées (...).

Le capital financier ne s’intéresse pas uniquement aux sources de matières premières déjà connues. Il se préoccupe aussi des sources possibles, car de nos jours, la technique se développe avec une rapidité incroyable, et des territoires aujourd’hui inutilisables peuvent être rendus utilisables demain par de nouveaux procédés (...), par l’investissement de capitaux importants. Il en est de même pour la prospection de richesses minérales, les nouveaux procédés de traitement et d’utilisation de telles ou telles matières premières, etc. D’où la tendance inévitable du capital financier à élargir son territoire économique, et même son territoire de façon générale (...) à mettre la man sur le plus de terres possibles, quelles qu’elles soient, et par quelques moyens que ce soit, dans l’espoir d’y découvrir des sources de matières premières et par crainte de rester en arrière dans la lutte forcenée pour la partage des derniers morceaux du monde non encore partagés, ou le repartage des morceaux déjà partagés» (19).

Il vaut la peine de citer une étude officieuse française de 1947 sur «Les pétroles du Moyen-Orient», car ses conclusions illustrent l’analyse marxiste.

Enumérant les causes de l’intérêt qu’il y a à extraire du pétrole dans cette région, elle souligne, entre autres, que «le prix de vient de la production (...) est exceptionnellement avantageux. Il se trouve en effet que les puits à forer ne sont jamais très profonds (de l’ordre de 1000 métres en général et souvent moins), que souvent la pression naturelle des gaz facilite l’exploitation (Iran, Irak) et que, surtout, on trouve sur place une abondante main d’oeuvre à niveau de vie très bas, permettant de réaliser des coûts de production nettement inférieurs à ceux américains. Ainsi le rôle du Moyen-Orient dans le monde du point de vue des pétroles découle directement de la comparaison des chiffres précédents: production encore relativement faible et possibilités énormes, consommation locale insignifiante et coût de production avantageux.

Si on ajoute à cela que le Moyen-Orient est composé d’Etats économiquement peu évolués et en tous cas incapables d’entreprendre aux-mêmes une exploitation rationnelle de ces richesses, on conçoit que la compétition internationale pour l’obtention de concessions pétrolières ait été sévère, d’autant plus que la situation stratégique exceptionnellement favorable de cette partie du monde, au croisement de toutes les grandes voies de passage, a conduit dans cette région toutes les grandes puissances: l’Angleterre, les Etats-Unis, la Russie, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Italie et le Japon y ont été intéressés à des époques diverses».

Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites!

Ce qui est décrit ici c’est bien évidemment l’accaparement impérialiste des «richesses» que les faibles Etats de la région ne peuvent, bien sûr, exploiter «rationnellement» – autrement dit au profit des impérialistes. Quand un gouvernement, en Iran, (celui de Mossaddegh) essaiera de prendre le contrôle de la production en nationalisant l’AIOC (Anglo-Iranian Oil Compagny), il sera renversé par un coup d’Etat organisé par la CIA en 1953... L’étude citée continue:

«La nécessité de s’assurer des réserves vacantes a poussé les Américains vers le Moyen-Orient, région déjà soumise à l’influence politique britannique. Plus que la rivalité des compagnies anglaises et américaines, la guerre et l’action russe en Iran, ont contribué à mettre en évidence la nécessité d’un accord entre les compagnies intéressées. Des négociations furent entreprises sans attendre la fin des hostilités. Elles aboutirent à un premier accord signé à Washington le 8 août 1944, qui visait à instituer un contrôle mondial de la production et de la répartition du pétrole (...)» (20). Comme disait Lénine, les groupements impérialistes cherchent toujours à écarter leurs rivaux. Cependant cet accord ne fut pas mis en pratique après la guerre en raison de la forte opposition aux Etats-Unis des compagnies qui en avaient été écartées; cela n’empêche pas, termine l’étude, que des «tractations aussi actives que discrètes» entre les compagnies américaines opérant en Arabie et l’AIOC britannique en Iran, aient permis de signer en 1946 «deux accords très importants» pour la production du pétrole dans ses deux pays et son écoulement sur le marché européen.

En 1940 la part du Moyen-Orient dans la production mondiale de pétrole était de 4,5%; en 1946 elle avait presque triplée, se hissant à 8,9% de la production mondiale; si l’on examine la part des divers pays dans la production moyen-orientale, on constate qu’en 1938 l’Iran en représentait 64%, l’Irak 27% et l’Arabie Saoudite... 0,7%! En 1946 nous avons respectivement 56,8%, 13,3% et 20,9%: la production de l’Arabie Saoudite a augmenté de plus de dix fois, alors que celle de l’Iran n’a pas tout à fait doublé et que celle de l’Irak a stagné.

Si dans les décennies d’après-guerre la part du Moyen-Orient dans la production pétrolière s’accroîtra énormément, augmentant parallèlement l’importance stratégique d’une région qui produit une énergie aussi vitale pour le capitalisme mondial, les principaux producteurs en seront toujours les mêmes trois Etats – ce qui déterminera leurs rapports avec les puissances impérialistes dominantes.

 

(A suivre)

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(1) New York Tribune, 7/4/1853. Cf K. Marx, Oeuvres, Tome IV, p. 1575. Ed. La Pléiade, 1994.

(2) Rosa Luxemburg cite un économiste allemand qui décrivait spirituellement l’asservissement économique de l’Empire Ottoman aux divers impérialismes: «Dès que le gouvernement veut créer un monopole, pour le papier de cigarettes ou les cartes à jouer, aussitôt la France et l’Autriche-Hongrie interviennent pour mettre un veto dans l’intérêt de leur commerce. S’il s’agit de pétrole, c’est la Russie qui soulèvera des objections et même les puissances les moins intéressées feront dépendre leur accord sur n’importe quelle question de quelqu’autre accord. L’histoire de la Turquie ressemble au dîner de Sancho Pança: dès que le ministre des Finances veut entreprendre quelque chose, un diplomate se lève, l’interrompt et oppose son veto» Cf R. L. «L’accumulation du capital», ed. Maspero 1967, Tome II, p. 114.

(3) Cf V. Negla Geyikdaji, «Foreign Investment in the Ottoman Empire», I.B. Tauris Publishers, London New-York 2011, p. 49. Une autre source estime à près de 60% la part française de la dette Ottomane en 1914.

(4) Ibidem., p. 74.

(5) Cf R. Luxemburg, op. cit.

(6) Cf M. Auzanneau, «Or Noir. La grande histoire du pétrole», Ed. La Découverte 2016, p. 125.

(7) Cf Jacques Thobie, «Intérêts et impérialisme français dans l’empire ottoman (1895-1914). Publications de la Sorbonne, 1977, p. 355-365.

(8) Un représentant des intérêts impérialistes français au Moyen-Orient affirmait encore en décembre 1914 que «toute diminution de l’Empire ottoman représente une diminution du champ d’action pour notre activité économique»; la France doit profiter de l’éradication future des intérêts allemands pour mettre la main sur les concessions de chemins de fer, etc.: «nous aimerions mieux contribuer à la culture d’un grand jardin ottoman que d’avoir à nous seuls un petit jardin syrien», L’Asie Française n°161, décembre 1914. Cité dans Vincent Cloarec, «La France et la question de Syrie. 1914-1918», CNRS éditions 1988, p. 110-111.

(9) Pour le détail de ces difficiles discussions diplomatiques auprès des quelles les querelles de chiffonniers paraissent honorables, le lecteur peut se reporter à «La France et la question de Syrie...», op. cit. et, pour une analyse centrée sur le côté britannique (et s’étendant au delà du seul Moyen-Orient), à David Fromkin, «A peace to end all peace», Holt Paperbacks, New York 1989. Ce titre: «une paix pour en finir avec toute paix«, qui renvoie au slogan de la guerre de 1914: «une guerre pour en finir avec toutes les guerres», exprime de façon spirituelle que les accords de paix tels qu’ils étaient élaborés ne pouvaient que déboucher sur les conflits incessants qui déchirent la région depuis cette date.

(10) «Du point de vue militaire, le principe d’insérer de toutes les façons possibles un coin de territoire français entre la zone britannique et le Caucase russe serait désirable», note du Ministère de la guerre britannique. Cf «A peace...», op. cit., p. 192.

(11) Cf Lord Curzon, un membre influent du «Comité de guerre» du gouvernement britannique, exprimant un avis alors largement partagé parmi les cercles britanniques dirigeants, déclarait ainsi en décembre 1918: «Je crains sérieusement que la grande puissance dont nous aurons le plus à craindre dans le futur sera la France». Pour toute cette période voir «A peace...», op. cit., p. 344-346.

(12) Dans son journal, le Premier Ministre britannique Lloyd Georges note avoir répliqué de façon méprisante aux récriminations des dirigeants Français contre l’attitude du gouvernement britannique: «Les Britanniques ont maintenant quelques 500 000 hommes sur le territoire turc. Les Britanniques ont capturé 3 ou 4 armées turques et ont essuyé des centaines de milliers de victimes dans la guerre avec la Turquie. [En Palestine, la France] n’a envoyé que quelques policiers nègres pour veiller à ce que nous ne volions pas le Saint -Sépulcre!». Cf «A peace...», op. cit., p. 173. Et de fait l’impérialisme français ne disposait en 1918 en Palestine et en Syrie comme force militaire que de 3000 Arméniens, 3000 Africains et 800 Français. Cf «The Climax of French Imperial Expansion», Stanford University Press 1981, p. 11.

(13) A l’exception du port d’Alexandrette et de sa région que Paris donna à Ankara à la veille de la deuxième guerre mondiale dans l’espoir de consolider ainsi une alliance anti-allemande avec la Turquie: les impérialistes français étaient d’autant plus généreux que cela ne leur appartenait pas! La question d’Alexandrette (Iskenderun) reste jusqu’à aujourd’hui l’objet d’un contentieux territorial entre la Syrie et la Turquie.

(14) voir «La Syrie dans la perspective marxiste. De la colonisation française à la guerre civile», «Brochure Le Prolétaire» n° 35.

(15) Cf James Barr, «A line in the sand. Britain, France and the struggle that shaped the Middle East», Londres 2011, p.113.

Le colonel Lawrence qui avait été le mentor britannique de l’émir Fayçal et dont Hollywood fit un héros romantique de l’unité arabe sous le nom de «Lawrence d’Arabie», critiquait les bombardements de l’aviation anglaise. Mais il n’était pas mû par une quelconque scrupule humanitaire: comme son ministre Churchill, il préconisait l’emploi contre les rebelles du gaz moutarde qui avait fait les ravages que l’on sait lors de la guerre des tranchées, car «Bombarder les maisons est une méthode peu satisfaisante pour avoir les femmes et les enfants (...). En attaquant au gaz, toute la population des districts récalcitrants pourrait être liquidée proprement». On voit que Saddam Hussein n’a rien inventé! Cf «Or noir...», op. cit., p. 163.

(16) Le futur chef militaire israélien Moshe Dayan, qui était déjà à la fois membre de la Haganah (milice juive d’autodéfense) et policier supplétif des forces britanniques, fit partie de ses «Escadrons de la nuit» britanniques chargés de semer la terreur dans les villages arabes soupçonnés de soutenir les insurgés: le terrorisme israélien est le fils du terrorisme impérialiste britannique. Cf «A line...» op. cit., p. 189

(17) Des responsables du Ministère de la Guerre français [aujourd’hui on dit Ministère de la Défense, mais à l’époque, on ne craignait pas d’appeler les choses par leur nom!] expliquaient en 1928 dans une note au Président du Conseil pourquoi l’oléoduc devait passer par la Syrie: «si (...) l’Angleterre nous déclarait la guerre, nous pourrions bloquer, au moins pour un temps, leur fourniture de pétrole irakien et le cas échéant, rendre le terminus et une longueur significative de l’oléoduc passant par la Syrie impraticable». De leur côté, les militaires britanniques avertissaient leur Premier ministre qu’il était d’une «importance stratégique» que la route de Haïfa (par la Palestine, donc) soit choisie, car sinon la Grande-Bretagne serait «à la merci des Français». Cf «A line...», op. cit., p. 157.

(18) Cf «Or noir...», op. cit., p. 253.

(19) Cf «L’impérialisme, stade suprême du capitalisme», chapitre VI, «Le partage du monde entre les grandes puissances».

(20) Cf «Les pétroles du Moyen-Orient», Etudes et Conjoncture. Economie mondiale n°12, 1947.

 

 

 

The wartime partition of the Turkish Empire : The secret agreements of 1915-1917

in «The Climax of French Imperial Expansion. 1914-1924», map nr. 3.

 

 

Selon les accords Sykes-Picot, révisés ensuite pour répondre aux aspirations italiennes et russes, les territoires de l’empire ottoman devaient être partagés en « zones d’administration directe » des impérialismes britannique, français, italien et russe, et en « zones d’influence » où, bien qu’elles ne soient pas directement administrées par l’impérialisme « influent », les autres impérialismes ne pouvaient économiquement ni politiquement y intervenir. Seule une petite fraction du territoire était laissée à l’administration de la Porte – elle-même pieds et poings liée à l’impérialisme.

 

 

 

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