Amadeo Bordiga

Les Tâches de notre parti

(Il Comunista, 21/3/1922)

(«programme communiste»; N° 105; Février 2019)

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A la veille désormais du Congrès national nous ne voudrions pas traiter encore trop longuement la question de la tactique que le Congrès examinera à fond, en même temps que la question qui lui est liée de l’activité passée du parti.

Les articles des camarades Presutti et Mersù qui reflètent l’opinion de quelques autres camarades, nous poussent cependant à tenter d’indiquer encore une fois les raisons de notre attitude. Plutôt que de partir d’élucubrations théoriques auxquelles les dirigeants du parti n’ont pas le temps de se consacrer, nous voudrions lier les conclusions tactiques d’ordre général qui sont résumées dans nos thèses, à la conception de la tâche du parti communiste en Italie, découlant de ce qui a été pour nous le point concret de départ: l’expérience pratique de la crise du Parti socialiste et de cette première année de lutte du parti communiste.

Les expériences internationales bien connues de la lutte prolétarienne de l’après-guerre ont conduit à établir une thèse vitale, dont on voudra pardonner qu’elle soit présente dans la doctrine: la thèse selon laquelle la voie pour que la classe prolétarienne puisse faire triompher sa propre cause passe par la destruction violente de l’appareil d’Etat actuel. Que le parti possède cette thèse ne signifie pas qu’il se satisfasse d’en connaître la vérité, cela signifie beaucoup plus. Cela signifie que pour la victoire du prolétariat, il est nécessaire, y compris dans la période qui précède la lutte suprême où cela devient une nécessité matériellement tangible, qu’existe précisément un parti qui fonde sur cette thèse son programme et son organisation, et deviennela force principale qui, en intégrant l’évolution des événements vers cette solution ultime, prépare le prolétariat aux exigences de celle-ci.

Cette affirmation est répétée plusieurs fois dans nos thèses et elle se reflète aussi dans beaucoup d’attitudes tactiques prises par le parti; non pas parce qu’il s’agit d’un dogme indiscutable et d’un précepte sacré, mais parce que, à notre humble avis, elle est confirmée continuellement par l’expérience pratique de la lutte prolétarienne.

La faillite du parti Socialiste est liée à l’illusion d’une tactique «à usage universel» dans laquelle il nous semble qu’aujourd’hui encore il existe un peu partout un sérieux risque de rechute. Le parti pouvait comprendre en son sein des forces non tournées vers les buts maximaliste mais orientées dans des directions opposées, comme celle du maintien et de l’utilisation de l’appareil d’Etat bourgeois, parce que ces forces étaient l’expression de couches du prolétariat; il fallait rester uni avec elles afin de porter toute la masse sur le terrain révolutionnaire dès que la situation le permettrait. Il est bien connu que faire partie du même organe de direction des masses que ces forces de droite empêcha les courants maximalistes d’accomplir la tâche de préparation et de développement des conditions révolutionnaires jusqu’à ce qu’il devienne absolument évident qu’à tout moment, y compris dans des périodes où la situation irait vers l’issue révolutionnaire, cela torpillerait toute action: d’où la scission.

Si autrefois la majorité du parti n’avait pas compris que les propositions maximalistes étaient incompatibles avec la présence dans le parti de ceux qui sont par principe opposés à la lutte révolutionnaire et la dictature, la preuve a été faite que c’était là le signe assuré de l’impuissance du parti dans les situations «pratiques» ultérieures. Pourquoi le prolétariat italien s’est-il si souvent arrêté sur la voie des actions révolutionnaires? Parce que les révolutionnaires n’avaient pas au préalable établi une plate-forme d’action politique qui, dénonçant ouvertement les positions anti-révolutionnaires de la droite, aurait pu lui arracher la direction de l’action parlementaire et syndicale des masses, ou au moins pu éviter que des mouvements de masse soient dirigés par les contre-révolutionnaires, protégés par le fait que les révolutionnaires semblaient porter une commune responsabilité dans les mots d’ordre et les résultats.

Personne ne conteste qu’après la rupture avec le Parti socialiste, nous nous sommes trouvés face à un changement objectif de la situation. Une grande insurrection des masses se dirigeant agressivement contre le pouvoir de la bourgeoisie, apparaissait beaucoup moins facile (au moins pour tous ceux, nombreux, qui en 1919 et 1920 avaient cru être à la veille de la révolution italienne). Dans un certain sens, la perspective de la lutte pour la dictature s’est éloignée.

Nous observons qu’au plan international comme au plan national, et de façon plus marquée dans ce dernier, le changement et l’aggravation de la situation ne peuvent ouvrir aux masses une autre voie que celle de l’attaque contre l’Etat, en soulignant énormément l’antithèse entre la constitution et les lois en vigueur et les intérêts prolétariens; hier il n’était pas possible d’introduire dans les institutions existantes de grandes conquêtes, mais on pouvait obtenir d’elles la satisfaction d’intérêts prolétariens partiels et limités; aujourd’hui même cela n’est plus possible et la survie du régime implique l’écrasement y compris économique et syndical du prolétariat; C’est la leçon que nous donne la réalité, et il faut beaucoup y insister.

Dans la situation présente les masses sont encore en grande partie dominées par les partis opportunistes, parce qu’elles ignorent que ceux-ci ne peuvent pas réaliser leurs promesses minimalistes. Qu’il soit impossible de sortir de cette difficulté par la propagande théorique, mais seulement par la participation à l’action et aux mouvements des grandes masses, c’est une affirmation avec laquelle nous sommes tous d’accord. Mais, alors que nous la traduisons dans une solution pratique concrète, il nous semble que nos critiques, en renversant la perspective, font de cette assertion un sophisme. L’idée de Presutti et de Mersù est que la participation à des initiatives de grands mouvements de masse d’où qu’elles viennent constitue la voie sûre pour arriver aux buts révolutionnaires. C’est ce dit clairement Presutti quand il affirme que pour garantir que le déroulement de l’action des masses se dirige vers l’issue révolutionnaire il suffit que le Parti communiste d’exister en tant que tel. Mersù pense la même chose lorsqu’il affirme que l’opposition du parti communiste à la formation d’un gouvernement social démocrate ne peut en réalité se concevoir qu’après que ce gouvernement soit devenu un fait; et que ce serait de bonne tactique pour la préparation révolutionnaire ultérieure que de participer à la lutte générale pour un gouvernement social démocrate.

Ce qui est sans aucun doute exact dans l’appréciation de la situation actuelle, c’est que les grandes masses sont disposées à se mobiliser pour des objectifs immédiats mais qu’elles ne ressentent pas le besoin d’objectifs révolutionnaires plus lointains dont au contraire le parti est conscient; il faut utiliser pour ces objectifs cette disposition des masses en participant au mouvement qui les pousse vers les objectifs que leur pose la situation. Est-ce que cela est vrai au-delà de toutes les limites? Non.

Quand nous fixons à notre tactique la limite de ne jamais abandonner notre attitude pratique d’opposition à tout gouvernement bourgeois et aux partis légaux, est-ce que nous faisons de la théorie ou est-ce que nous nous basons directement sur l’expérience? C’est le noeud de la question.

Pour nous l’indépendance du parti communiste n’est qu’une formule vague si on ne précise pas toute l’importance de cette indépendance par les raisons qui ont imposé d’y arriver par la scission, et qui sont condensées dans son bagage programmatique et sa discipline organisationnelle de parti.

La nature et l’orientation programmatique du parti, qui n’est pas une machine brute mais qui, dans ses militants et la couche plus large encadrée par lui, est un produit en même temps qu’un facteur du processus historique, peuvent être influencées négativement par des orientations tactiques erronées. La solidité de ses organisations dépend de la possibilité de contrôler le mouvement des forces dirigées par le parti.

L’action que propose Mersù visant à faciliter directement la formation d’un gouvernement social démocrate, semblable à celle que mènerait un parti qui aurait décidé de remplacer la lutte pour la dictature par un expédient conciliable avec la nouvelle situation, compromettrait l’orientation programmatique du parti et son existence indépendante. L’action que préconise Presutti dans les Arditi del Popolo impliquerait de confier le contrôle et la direction des mouvements de force à une centrale politique mixte: situation identique à celle des mouvements passés dirigés par le Parti Socialiste, le Syndicat et le Groupe parlementaire, où le sabotage réformiste compromettait la méthode révolutionnaire par les inévitables défaites qui démoralisaient les masses.

Une alliance politique crée les mêmes rapports que ceux qui étaient créés par la coexistence dans le parti socialiste de tendances opposées dont les effets négatifs sont bien connus. Sans doute l’unité du parti socialiste permettait d’affirmer qu’on y participait à des actions regroupant une très grande partie du prolétariat italien, mais cela n’empêchait pas qu’on finissait dans l’opportunisme. Aujourd’hui, nous dit-on, l’existence du parti communiste organisé de façon indépendante suffirait à éviter de telles conséquences. Comment et pourquoi?

C’est là qu’il y a véritablement du doctrinarisme et du mécanicisme et un mauvais usage de la dialectique. Le Parti Socialiste n’était qu’une coalition de partis, un véritable parti labouriste. Il paralysait la gauche non par le fait que l’organisation était commune mais par le fait c’était la direction des mouvements qui était commune. Le dirigeant du parti qui, sous prétexte d’aller aux masses, accepterait ce que nous refusons, c’est-à-dire qu’un centre politique anonyme et incontrôlable comme celui des Arditi del Popolo, donne des ordres aux sections communistes, sans même avoir passé un accord avec le parti, montrerait qu’il fait de cette formule une application dogmatique et aveugle; il ruinerait à jamais l’organisation et l’indépendance du parti: celle-ci disparaît si la norme selon laquelle les directives d’action passent par une structure unitaire et centralisée n’existe plus. Et la chose est encore plus grave quand il s’agit d’un centre davantage militaire que politique si l’on réfléchit un peu que direction militaire signifie connaissance, nous ne dirons même pas de responsabilité suprême affrontée par tous ceux qui se mettent à disposition, mais des moyens de préparation ou d’armement, contrôle et disposition de ces moyens.

C’est pourquoi nous restons fermes sur ces bases de la tactique du parti qui synthétisent les expériences les plus utiles du mouvement italien: faire nôtres les revendications immédiates des masses et provoquer le mouvement d’ensemble de ces dernières pour ces revendications, mais en conciliant (et c’est tout à fait possible) toute l’utilisation de cette puissante poussée prolétarienne avec la garantie que ne soit pas remis en cause l’état de préparation révolutionnaire déjà atteint dans l’organisation indépendante du parti et son contrôle indépendant d’une partie des masses. Nous travaillons donc pour l’Alliance syndicale et pour la défense des intérêts immédiats menacés par l’offensive bourgeoise, non seulement d’ordre économique mais aussi d’ordre politique, mais uniquement à travers une pression exercée de l’extérieur des institutions et au moyen de la lutte des masses contre la bourgeoisie et son Etat.

Le parti ne devra donc en aucun cas déclarer qu’il fait sien des postulats et des méthodes d’action en contradiction avec son programme, comme ce serait le cas si on proposait l’utilisation de l’appareil bourgeois par le prolétariat pour sortir de la situation actuelle. Et il ne devra pas accepter la co-responsabilité d’actions qui peuvent demain être dirigées par d’autres forces politiques dans une coalition dont la discipline est acceptée à l’avance (ce qui est la condition d’une coalition)

Pour ce qui est de la question du gouvernement social démocrate, il est nécessaire de démontrer, avant même sa constitution, qu’il ne peut pas être une solution, afin d’éviter que le prolétariat ne soit complètement emporté par la faillite de cette expérience. Que cela ne retarde pas la réalisation de cette expérience, c’est ce qui est dit dans les Thèses, et il est curieux que Mersù, en se contredisant, l’admette quand il affirme que cette éventualité est accélérée par la pression révolutionnaire des masses. Le Parti communiste ne fait que devenir le protagoniste, dans son attitude, dans sa pratique et dans sa lutte, de cette pression de la partie la plus révolutionnaire des masses, en refusant de se ranger parmi les forces qui appellent à un gouvernement social démocrate. Voilà comment l’antithèse devient non seulement théorique mais aussi pratique, contredisant la dialectique de Mersù qui correspondrait à un changement d’attitude du parti. La dialectique correctement comprise explique au contraire précisément comment l’opposition à l’expérience social démocrate, avant et après celle-ci, est un facteur de l’accélération des événements dont cette expérience fait partie.

Cette même admission contradictoire contient le germe de la réponse à une autre objection que nous nous permettons de trouver aussi vague qu’abstraite – celle d’un dilemme bâti dans le vide: ou agir avec le mouvement qui va vers un gouvernement social démocrate, ou rester inactif en se contentant de critiquer, intention que nous prête l’ami Presutti en nous imaginant consacrés à l’élaboration laborieuse de travaux théoriques.

La réponse se trouve dans l’oeuvre de notre parti. Il s’agit de se tenir sur le terrain des acteurs et des facteurs de la pression révolutionnaire des masses, orientant dans cette direction la lutte pour les objectifs immédiats. L’attitude et le travail intense de notre parti face à l’offensive patronale nous ont permis et nous permettent, sans avoir besoin de s’engager dans des mouvements qui sont la négation de notre programme et qui présentent de graves dangers pour le prolétariat, d’édifier et de développer un formidable plan d’action des masses où prennent place tous les problèmes y compris concrets qui les intéressent. Quant sera faite la preuve que même l’expérience d’un gouvernement de gauche de l’appareil d’Etat bourgeois ne fait pas avancer d’un pas la solution de ces problèmes vitaux pour les travailleurs, alors l’action des grandes masses à travers le réseau de travail et d’organisation que nous avons tracé se dirigera efficacement sur la voie révolutionnaire; elle y trouvera un point d’appui qui sinon lui manquerait comme il lui a manqué lors de toutes les occasions classiques qui ont mis en évidence l’impuissance du vieux Parti socialiste; alors pourra devenir un constat basé sur les faits, ce qui n’est pour l’instant que la prévision consciente des communistes: le facteur contre révolutionnaire que constituent les propagandistes actuels des voies légales et démocratiques pour l’émancipation du prolétariat.

Il y a des limites tactiques qui sont tracées non par la théorie, mais par la réalité; cela est si vrai que sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, nous pouvons prévoir que si on continuait dans cette voie des oscillations tactiques illimitées et des alliances contingentes avec des partis politiques opposés, on détruira peu à peu le résultat des sanglantes expériences de la lutte des classes vécues par le prolétariat, non pour aboutir non pas à des succès sensationnels, mais à l’extinction de l’énergie révolutionnaire du prolétariat, de sorte qu’on risque de voir une nouvelle fois l’opportunisme célébrer ses saturnales sur la défaite de la révolution, dont il décrit déjà les forces comme incertaines, hésitantes et prêtes à s’engager sur le chemin de Damas.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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