Ciao Turi
(«programme communiste»; N° 107; Mars 2024)
Nous n’avons appris que récemment le décès du camarade
Salvatore Libertino Padellaro,
pour tous Turi, dans la nuit du 22 au
23 novembre l’année passée à Rome. Son cœur, malade depuis longtemps, n’a
plus tenu, l’abandonnant à 92 ans.
Après avoir quitté le PCI en 1953, Turi
poursuivit son activité politique dans les Groupes anarchistes d’action
prolétarienne (GAAP) (de Cervetto et Masini) et dans le groupe d’Action Communiste (de Seniga et Raimondi) et, après les révoltes ouvrières de
Berlin 1953 et l’invasion des troupes russes à Budapest en 1956, à la recherche
de réponses politiques non liées à l’immédiatisme et encadrées dans une
perspective historique théoriquement solide, il se rapprocha de notre parti
d’hier qui avait pour organe il programma comunista
en y adhérant en février 1957, et y resta militant jusqu’en 1974. Entre
1962 et 1969, il a été enseignant en Algérie où il a déménagé avec sa
famille ; il a été un propagandiste actif du parti en rapprochant de notre
courant plusieurs jeunes qui, depuis la révolution indépendantiste, attendaient
ce que ni le « socialiste » Ben Bella, ni le putschiste Boumediene ne
pouvaient jamais donner. Il a également eu l’occasion de rencontrer des
guérilleros angolais. Turi, qui avait une véritable
vénération pour Amadeo Bordiga, s’est éloigné comme camarade du parti en
1973-1974, est toujours resté très lié comme sympathisant et a voulu également
contribuer comme petit éditeur à la diffusion des textes du parti, et en
particulier de Bordiga. Il fonde en effet les « Edizioni
Sociali » de Borbiago
(Vénétie) et publie des textes de parti sous le nom de l’auteur convaincu que,
après la mort d’Amadeo Bordiga, cet extraordinaire militant communiste, il
fallait rappeler les textes fondamentaux de la restauration théorique à
laquelle il travailla toute sa vie (Dialogue avec Staline, Dialogue
avec les Morts). Après la crise du parti de 1982-1984, il a également
maintenu le contact avec notre groupe, nous encourageant à poursuivre le
travail entrepris, diffusant également il comunista.
On ne t’oubliera pas.
* * *
Annexe : notes sur le groupe d’Alger du parti
Turi consacra une longue lettre à une critique
d’un ouvrage d’historiens sur l’incapacité de Bordiga à faire de la politique. Nous en
extrayons ces notes où, en réponse à certaines affirmations des auteurs (1), il donne des
informations sur le groupe d’Alger du parti :
(…) En parlant de
l’Algérie où je me trouvais depuis la fin de 1961, ils parlent de « la
tentative manquée d’il programma comunista de jouer
un rôle significatif dans la lutte anticolonialiste et pour l’indépendance des
peuples d’Afrique et d’Asie ». C’est, on le voit, la description d’un
scénario gigantesque.... On y lit même que « l’organisation a été
sollicitée, immédiatement après la victoire du nationalisme algérien, pour un
engagement concret par des représentants du tiers-monde, par exemple par le
poète angolais Viriato da Cruz ».
Soyons clairs : utiliser les mots
« tentative manquée », « rôle significatif »,
« organisation » (en référence à il programma), c’est exagérer
à l’extrême ce qui n’existait que très peu en Europe et encore moins en
Algérie. C’est comme lire les proclamations grandiloquentes et bidon que
« Rivoluzione Comunista »
fait de temps en temps à une jeunesse révolutionnaire prolétarienne
inexistante. Ceux qui ont milité à il programma comunista
(j’y ai adhéré début février 1957) doivent savoir que la scission du Parti
Communiste Internationaliste en 1952 réduisit à peu d’éléments les forces qui
se regroupaient autour de Bordiga (la plupart suivirent les perspectives
illusoires du groupe de Damen qui, malgré ses bavardages activistes, s’est
échoué avec le temps).
Au fil des années, un modeste accroissement des
effectifs fut obtenu, mais avant et après la mort d’Amadeo, d’autres scissions
se produisirent, comme tous les camarades en ont malheureusement été témoins.
J’en viens au petit groupe d’Alger. Il était formé par
deux Algériens que j’avais rencontrés à Paris, à l’époque de mon « péché
de jeunesse », c’est-à-dire lorsque je militais [dans ce qui allait
devenir Lotta Comunista – NDT] avec Cervetto et Pier Carlo Masini –
j’avais quitté le Parti Communiste Italien en septembre 1953. Dans les années
1950 et jusqu’au rapport Khrouchtchev, la formation des jeunes communistes ne
se faisait qu’avec le livre publié par la Commission centrale du Parti
Communiste soviétique ; de Trotski on apprenait qu’il avait été un traître
et de Bordiga on avait des nouvelles extrêmement vagues et clairsemées ;
sur le terrain on rencontrait les anarchistes très actifs ; je dois mon
passage au communisme de la gauche communiste aux anarchistes car c’est auprès
d’eux que j’ai trouvé il programma comunista.
Plus tard, grâce à la diffusion de la revue française programme communiste,
trois pieds noirs portugais qui enseignaient à Alger ont adhéré.
(En passant, je voudrais dire ceci : alors que Cervetto était considéré par ses partisans comme un
rigoureux scientifique révolutionnaire léniniste, il m’apparaissait de plus en
plus clairement qu’il s’agissait d’un activiste volontariste et confusionniste
qui, à partir de la mythique réunion anarchiste de Gênes Pontedecimo
en 1951, mélangeait marxisme, léninisme, selon son interprétation,
internationalisme et partisannisme ; Masini, en revanche, connaissait bien Marx et avait lu et
relu Bordiga ; c’était un brillant anarchiste et il déclara – au cours
d’une conversation intéressante – qu’Amadeo avait clarifié, alors, ce
qu’on croyait être l’énigme russe : la question de l’économie, des classes
sociales et de l’appartenance réelle du pouvoir d’État. Il avait en tête de
réexaminer la lutte entre marxistes et bakouninistes au sein de la Première
Internationale, en vue d’une réunification historique idéale parallèle des deux
grands révolutionnaires anti-bourgeois. Il restait cependant un anarchiste par
sentiment et par idéal. C’est ce qu’il pensait la dernière fois que je l’ai
rencontré par hasard, il y a longtemps).
Alger, avant le coup d’État de Boumediene, était
devenue la base de divers groupements africains génériquement révolutionnaires.
En diffusant notre revue, nous sommes entrés en contact avec Viriato da Cruz, poète angolais bien connu, et ses
camarades : une dizaine au total. La revue française de la Gauche
Communiste les orienta vers nos positions et ils se sont employés à la
diffuser. Ils étaient contre le mouvement armé de Holden Roberto, entretenu par
les Américains, et contre le MPLA contrôlé par les Russes. Bref, des
sympathisants, pas des militants. J’avais évidemment informé le Centre de Milan
en la personne de Bruno (il ne devrait pas être difficile de retrouver ma
lettre). Après une dizaine de mois environ de contacts et de clarifications, Viriato me demanda si, nous pouvions soutenir concrètement
deux de leurs militants à Paris. Je n’ai rien promis, mais j’ai dit que j’en
discuterais avec mes camarades parisiens et italiens lors de la réunion de
Marseille en juillet 1964.
A Marseille, le soir après le dîner et évidemment
après la réunion du parti, présents : Bruno, Giuliano, Elio, Calogero,
Oscar (Camatte) (ces deux-là encore vivants), Roger,
Daniel et je ne sais plus qui, nous avons discuté. La conclusion fut
négative : non pas par indifférence, ni parce que nous ne voulions
pas aider les Angolais mais parce que nous ne pouvions pas. A Paris, il
y avait 4 ou 5 militants, tous dans une situation difficile pour une raison ou
une autre (mais à Alger, nous avons aidé les Angolais dans la mesure du
possible ; on a même réussi, par exemple, à leur fournir un appartement
pour se réunir. C’était très difficile : à l’époque, il était presque
impossible d’avoir un logement, car les populations de l’intérieur avaient
afflué dans la capitale, occupant les immeubles vides, où il y avait de la
nourriture gratuite : dons français, italiens, américains, russes, chinois
et cubains). Venons-en à nos historiens. Il s’agissait donc d’une simple
demande de soutien concret de la part des Angolais et non d’une demande
politique officielle ouverte qu’il programma comunista
n’aurait pas voulu ou n’aurait pas su exploiter politiquement.
Mais exagérer le tout, comme le fait la note
déformante et maladroite (en laissant entendre que je partagerais, au fond, le
jugement politique qui y est exprimé), c’est appuyer la thèse grotesque exposée
au début et reprise à la fin du livre pour asséner des leçons d’histoire
politique critique de haut niveau.
De retour à Alger, j’ai rendu compte de la situation.
Les Angolais, pendant un certain temps, ont continué à diffuser notre
revue ; mais un groupement politique hors de son pays a besoin de
nourriture, d’abri, d’argent et d’armes. Nous ne pouvions faire face à ces
besoins et à ces urgences et ils se rendirent compte de l’inconsistance de nos
forces. C’est ainsi qu’un soir, lors d’un repas collectif de couscous et d’une
discussion animée, en présence de deux Chinois, Viriato,
très embarrassé, s’en prit publiquement à moi et à nos positions politiques
désormais considérées comme pseudo-révolutionnaires. Ayant compris la situation
par la présence des Chinois, je répliquais pas très
calmement ; sa femme se mit à pleurer. La soirée se termina dans la
confusion.
Quelques mois plus tard, j’appris que Viriato était parti à Pékin où il vécut encore quelques
années.
Je voudrais ajouter quelques éléments. Les différents
groupes trotskystes soutenaient concrètement la lutte de libération algérienne.
A l’indépendance, un de leurs journaux, « Sous le drapeau du
socialisme » (2) était publié. Le million de pieds noirs français,
propriétaires de l’industrie, de la terre, de l’agriculture, du commerce et des
services, avaient abandonné en quelques jours tous leurs biens et activités
privés et publics ; alors avec d’autres petites formations de gauche
françaises et européennes, ils organisèrent les petites et même quelques
moyennes entreprises abandonnées, ce qui aboutit à la constitution de comités
de gestion. Mais l’industrie resta paralysée pendant toute l’année 1962 et
au-delà. Seule l’école était active entre les mains du nouvel État avec, pour
les trois premières années, encore les règles et les programmes français ;
mais il y avait beaucoup d’écoliers (grâce au gouvernement benbelliste)
et très peu d’enseignants. Ceux-ci vinrent alors de la gauche française, de
Cubains, d’Argentins, de Russes (pour les matières techniques et scientifiques)
et de quelques sympathisants (dont moi-même, qui demanda au ministère de
l’éducation nationale d’enseigner le français et l’italien, ce qui fut
immédiatement accepté : mais j’ai finalement dû enseigner un peu de tout,
ce qui fait que je n’ai jamais autant étudié de ma vie que pendant le temps que
j’ai passé en Algérie).
Après le coup d’État de Boumediene qui renversa le
gouvernement « socialiste » de Ben Bella, le méritable travail
d’organisation trotskyste commença à être critiqué et mal vu par les nouveaux
dirigeants : les trotskistes durent peu à peu abandonner les comités
qu’ils avaient organisés et retourner dans leur pays d’origine, et certains se
retrouvèrent en prison. Il y avait par exemple un comité de gestion dans
une zone agricole près d’Alger, Birtouta, qui fut
dissous par la police gouvernementale. Je pense que c’était entre la mi-mai et
juin 1966. Il y avait eu une récolte abondante de fruits et légumes ; les
membres du comité se réunirent et décidèrent de les distribuer gratuitement à
la population, en laissant judicieusement une partie pour la réserve. L’un des
membres du comité alerta le directeur de l’agriculture de la capitale, qui a
immédiatement envoyé des policiers qui ont arrêté la distribution des produits.
La raison : « la distribution est une provocation : sommes-nous
devenus fous ? Sommes-nous en train de jeter le marché à la
poubelle ? ! ». Deux Argentins du comité furent arrêtés et
« jetés en vacances » en prison. Notre petit groupe poursuivit avec
prudence la distribution de la revue et, lorsque la « guerre des six
jours » éclata entre l’Égypte et Israël, il se débrouilla pour distribuer
un tract ronéoté publié, je crois, dans le numéro 14 d’il programma comunista de 1967 (3).
Turi
Rome, 21/09/2015
P.S. : La fin du groupe : j’ai quitté
l’Algérie vers la fin de 1969, des « pieds noirs » portugais, deux
sont retournés dans l’Angola indépendant, Socrates et Ferreira ; le
troisième, Adelino Torres, s’est installé en France (il était marié à une
enseignante française). En 1972, il est venu me rendre visite à Borbiago-Venise. Il est ensuite retourné à Lisbonne, où il
est devenu professeur d’économie à l’université. Il changea d’avis sur
l’interprétation marxiste des faits économiques et sociaux. Des deux autres
Algériens, Bacha et Derbal, je n’ai plus rien su. Il
y avait un autre camarade que je rencontrais rarement lorsqu’il était à Alger,
X… Je pense qu’il est maintenant en France et donc toujours vivant. Oubli
inexcusable : milita avec nous la dernière année où j’étais à Alger,
Alain, jeune professeur de français, revenu à Lyon en 1971 ; puis je me
souviens de Carrasco, camarade anarchiste espagnol : il a été notre
sympathisant tant qu’il resta en Algérie ; ensuite, il rejoignit la
guérilla en Angola ; les discussions furent nombreuses et animées sur la
guerre civile espagnole de 1936-1939 et le rôle trouble qu’y ont joué les
anarchistes.
J’aurais dû informer mes camarades en détail, de tout
ce qui précède en temps utile, mais je n’avais pas considéré mon activité
politique nord-africaine comme importante et satisfaisante, puisqu’il n’en
restait rien.
(1) Cf.
Corrado Basile, Alessandro Leni, « Amadeo Bordiga politico », Ed. Colibri
2014, p.661.
(2) « Sous le drapeau du socialisme » était l’« organe de la commission africaine de la IVe Internationale » avant de devenir plus tard celui de la tendance « pabliste » (Alliance Marxiste Révolutionnaire).
(3) Ce tract, daté du 5/06/1967, a été publié sur le prolétaire n°45 (juillet-août 1967).
Parti Communiste International
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