Eléments de l’histoire de la Fraction de Gauche à l’étranger (de 1928 à 1935) (1)
(«programme communiste»; N° 97; Septembre 2000)
Dans des travaux
précédents (1) les thèmes fondamentaux de la Fraction ont été décrits, y
compris les positions que nous ne pouvons pas défendre aujourd’hui et qui ont
été implicitement critiquées quand l’oeuvre de restauration théorique qui a été
le fondement de la renaissance du parti a été entreprise en 1951-52. Le travail
que nous publions ici n’est pas une étude pédante ou académique, mais cherche à
donner quelques indications détaillées, à suivre la trajectoire de la Fraction,
née en 1928 et qui disparaît pratiquement avec la guerre et la dispersion
qu’elle entraîne (même si pendant la guerre les camarades survivent, font un
peu de propagande, la Fraction en tant que telle n’existe plus). Il s’agit de
la transcription d’un rapport oral à une réunion générale du parti qui n’a pas
été retravaillé par la suite, ce qui explique son style peu littéraire. Nous le
publions tel qu’il est paru sur notre organe en italien «Il Comunista»,
première série, n° 7, 8, 9 et 10.
* * *
Le but premier de ce travail est de fournir aux
camarades les informations peu connues sur cette phase de l’histoire de notre
courant. Il y a autour de nous quantité de gens ou de groupes qui spéculent sur
les positions vraies ou fausses de la Gauche, qui exaltent contre nous certaines
positions de la Fraction: l’exemple typique est celui du Courant Communiste
International, qui diffuse une thèse universitaire sur l’histoire de la
Fraction.
Nous avons souvent rappelé que nous devons traiter
les questions historiques d’une façon fondamentalement différente de
celle de l’historiographie bourgeoise et universitaire. Quand nous nous
penchons sur l’histoire - l’histoire de la Fraction à l’étranger dans le cas
qui nous occupe -, c’est en tant que militants et non en tant que
professeurs d’histoire: ce qui nous intéresse c’est le comment et le pourquoi
des choses et des évolutions. Nous ne voulons pas faire passer la Fraction en
jugement, pas plus que nous n’avons voulu faire le procès de l’Internationale,
en dépit des graves divergences que nous avions avec elle dès ses premières
années (quant à celle de l’époque stalinienne, il va sans dire que pour nous ce
n’était plus l’Internationale Communiste). En dépit de ces divergences, nous
avons toujours cherché à expliquer les raisons pour lesquelles certaines
positions étaient prises; nous n’avons mis personne en croix, nous n’avons pas
fait la chronique des individus Lénine, Trotsky, Zinoviev, Kamenev ou...
Staline: ce n’est pas par hasard que parmi nos textes se trouve «Plaidoyer
pour Staline» (2), qui est, si l’on veut, une défense de Staline - non bien
sûr en tant que révolutionnaire prolétarien, mais en tant que révolutionnaire bourgeois.
A plus forte raison, si nous étudions l’histoire
de la Fraction, nous le faisons dans l’état d’esprit suivant: chercher à
comprendre ce qui s’est passé alors, sans la prétention de ceux qui, des
décennies plus tard, après avoir assimilé tout ce qui a été rétabli dans la
période qui va de 52 à la mort d’Amadéo, savent tout, ont tout compris, et
peuvent stigmatiser les erreurs commises, les reculs des camarades qui, tout en
défendant pied à pied les principes du communisme, n’ont pu éviter les
dérapages sur des questions particulières. Ce n’est pas ainsi que nous devons
les regarder; il faut à l’inverse non seulement chercher à comprendre, mais
se rappeler quelle était la période dans laquelle la Fraction a effectué
son travail, une période de sang, de plomb et de feu. Il est facile aujourd’hui
où le stalinisme a perdu beaucoup de sa virulence, d’oublier dans quelle
ambiance ont lutté les camarades de 1927 à 1940. C’était l’époque où le
stalinisme détruisait tout ce qui représentait la force des militants
d’alors: le parti russe, l’Etat russe en tant qu’Etat de la révolution
prolétarienne, l’Internationale, qui passait avec armes et bagages dans le camp
de la démocratie. Dans une situation aussi difficile, les camarades peinaient à
retrouver une orientation face à un stalinisme qui ne menait pas seulement une
énorme campagne de bourrage des crânes prolétariens, mais aussi une campagne de
destruction physique des crânes des militants d’avant-garde dans le monde
entier, un stalinisme qui était le liquidateur physique de la vieille
garde bolchévique.
Nous pouvons alors comprendre les raisons qui ont
poussé des camarades dans cette situation à chercher des raccourcis, des voies
meilleures que celles qui avaient été les bases fondamentales de
l’Internationale Communiste. Nous pouvons comprendre pourquoi ils ont cherché
des expédients, y compris théoriques, pour empêcher à l’avenir que la dictature
du prolétariat se transforme en dictature bourgeoise, pourquoi la Fraction a
malheureusement théorisé toute une série de choses que devrait faire
constitutionnellement la dictature du prolétariat.
Non seulement nous devons comprendre pourquoi on
en est arrivé là, mais nous devons aussi en tirer une énorme admiration - que
d’ailleurs les camarades de la Fraction à l’étranger n’ont jamais demandée et
qu’aucun militant ne doit demander pour lui-même - pour la capacité qu’ont eu
malgré tout ces camarades à résister, à maintenir leurs positions au moment où
autour d’eux tout s’écroulait et où tous pliaient en reniant leur propre passé.
Ces militants qui n’ont jamais rien renié dans toute cette période
méritent vraiment d’être donnés en exemple et non pas d’être traités avec
condescendance pour exalter la supériorité de notre perspective actuelle. Ce
sont des militants qui se sont battus et qui ont maintenu le fil y compris
physique de la tradition de la Gauche dont l’importance a été inestimable
pour la reconstitution du parti, surtout en France. Les camarades français ont
toujours eu une très grande estime pour ces vieux camarades qui n’étaient pas
les survivants de temps disparus, mais l’expression physique d’un courant qui
était resté vivant pendant toute la période stalinienne et qui a transmis
l’esprit avec lequel on se battait en 1922, en 1924, en 1926 - esprit qu’il est
extrêmement difficile aujourd’hui de retrouver car les situations sont
extrêmement moins favorables. De ces camarades nous pouvons tirer une source
d’inspiration et d’animation de notre vie militante (et non pas de notre
vie privée personnelle!).
Voilà le critère général avec lequel nous devons
examiner les événements du passé, sans nous dispenser, évidemment, de
distinguer et de séparer ce qu’il y a de caduc et ce qu’il y a de vivant
dans l’histoire de la Fraction. Mais cela nous le faisons en tirant un bilan
dans lequel même les dérapages ont leur sens, dans la mesure où nous
réussissons à en à tirer des enseignements utiles, des confirmations sur les
moyens de les éviter ou de les surmonter.
Il est possible de relever une évolution
relativement claire: la Fraction naît avec des positions très nettes, très
précises; puis, vers la moitié des années trente, sous le poids de la situation
extérieure, commencent à apparaître des déviations, même si certaines peuvent
se deviner dans les années précédentes. Mais la Fraction continue, avec ses mérites
historiques que nous devons revendiquer face à tous les autres - car
personne, pas même Trotsky, n’est resté indemne - en maintenant une continuité
qui a été sa force véritable.
S’il fallait synthétiser les mérites fondamentaux
de la Fraction, ceux qui représentent son enseignement véritable, nous les
résumerions dans les points suivants:
Le premier point, c’est d’abord la
compréhension que la question fondamentale, celle qui changeait tout, était la
question du parti. Rien n’était possible si le parti de la révolution n’était
pas reconstitué, le parti guide de la préparation révolutionnaire et ensuite,
évidemment lorsque la situation est plus avancée, guide de la révolution
prolétarienne. Mais c’est aussi et surtout la compréhension que la
reconstitution du parti ne se fait pas par des expédients, par des manoeuvres
et des contre-manoeuvres, par les compromis et la conciliation, en accouplant
des organisations de nature différente, en rassemblant des morceaux de gauche
socialiste avec des fragments de gauche communiste d’origine indéterminée,
comme Trotsky l’a malheureusement fait au cours des années trente; la
compréhension que le parti ne pourrait renaître - et il ne pouvait le faire à
ce moment - que sur la base d’un seul courant historique, et non par le rassemblement
de plusieurs courants différents qui ne se rapprochent que pour des raisons
contingentes, voire de boutiques, et qui ne sont maintenus réunis que par le
force de la personnalité d’un Trotsky.
Le deuxième point, qui est pour nous tout
aussi fondamental, est la compréhension constamment réaffirmée que le parti ne
pourrait renaître que dans une lutte tenace non seulement contre le stalinisme,
non seulement contre la social-démocratie, c’est-à-dire contre ce qu’on
appelait alors le centrisme et contre le réformisme classique, mais en général
contre la démocratie. Il ne faut pas oublier que c’est alors le grande revanche
de la démocratie; battue en 1919, 1920, 1921, 1922 dans le mouvement ouvrier,
la démocratie y revient en grande Marianne avec sa robe et son bonnet phrygien
et elle célèbre son triomphe avec les Fronts Populaires, la guerre d’Espagne,
le passage de l’Internationale aux positions du parti français des années vingt
- du parti socialiste français, qui ne se réclamait pas des traditions
marxistes, mais des traditions de la Grande révolution, des traditions
jacobines, plébéiennes, démocratiques, des traditions bourgeoises typiquement
françaises. Dans cette période où tous, d’une façon ou d’une autre, se
laissaient influencer par la démocratie, que ce soit dans les formes les plus
obscènes chez le stalinisme, ou de façon voilée, et avec toutes les raisons que
là aussi il faut comprendre, chez Trotsky, la position de nos camarades a été à
l’inverse, du début à la fin, nettement anti-démocratique. Ils ont
maintenu clairement et sans hésiter ce fil de notre tradition de parti,
qui était aussi la tradition de l’Internationale Communiste.
Le troisième point est la compréhension que
le problème du parti est un problème non national mais international;
sur ce point là aussi il est possible de faire la différence avec le mouvement
trotskyste. Nous y reviendrons plus loin, en mettant en évidence que Trotsky,
bien qu’il ait été indéniablement un grand défenseur de l’internationalisme
prolétarien, tomba dans les années trente dans une certaine restriction de son
horizon international, et nous indiquerons pour quelles raisons.
Le travail pour ce rapport nous a permis d’aller
au delà des informations très générales que avions pu donner jusque là et de
dégager quelques éléments fondamentaux qui seront utiles pour comprendre
l’évolution de la Fraction, liée à l’évolution des événements à l’échelle
internationale. Il faut reconnaître que nous avons toujours privilégié dans
notre travail les années 20, les années glorieuses du mouvement prolétarien, au
détriment des années trente où les lacunes sont nombreuses. Il faudra d’une
façon ou d’une autre arriver à donner un cadre d’ensemble de cette période, et
le travail sur l’histoire de la Fraction pourra servir un peu de fil conducteur
pour suivre les événements qui se sont déroulés alors. Nous nous contenterons
ici de donner quelques indications très rapides afin de faire comprendre aux
camarades que l’évolution de la Fraction était déterminée par une situation
historique bien précise, par des événements qui lui donnent la justification de
sa façon d’être, mais aussi, malheureusement, trop souvent de ne
pas être, suffisamment bien orientée.
La
lettre à Korsch
Mais pour cela il nous faut d’abord revenir un peu
à la lettre d’Amadéo au communiste allemand oppositionnel Korsch (3), et pour
une raison très simple: en 1926, à un moment où le débat dans le parti russe
et, dans une moindre mesure, dans l’Internationale bat son plein, cette lettre
fixe des points fondamentaux pour la question que nous traitons aujourd’hui:
non l’analyse de la situation en Russie, la mesure dans laquelle elle est
encore socialiste, etc., mais sur la voie que pourrait prendre la
reconstitution d’un courant international de gauche. Amadéo, en polémique avec
Korsch, affirme avant tout ceci: vous m’invitez à prendre l’initiative d’un
gauche internationale; j’en serai très heureux s’il existait réellement une
gauche internationale, si nous ne nous trouvions pas à l’inverse devant des
courants qui ont des origines diverses, des traditions idéologiques diverses,
des degrés de maturation divers et qui encore besoin de décanter tout un tas de
positions plus ou moins précises, avant de pouvoir se confronter les uns avec
les autres. Il faut éviter, poursuit Amadéo, de refaire l’erreur de
l’Internationale - erreur non au sens banal, mais en tant que faiblesse
historiquement déterminée, devons nous ajouter - qui a été de naître plutôt
comme une fédération de partis, et de partis non homogènes, que comme un mouvement
unitaire. Si un courant de gauche non lié à la contingence, mais cherchant à
surmonter les hauts et les bas des situations et à tracer une ligne continue au
delà des oscillations de la conjoncture, doit renaître, cela ne sera possible
que comme mouvement unitaire. Que faire alors? Chacun de nous, dans les divers
pays doit s’efforcer de systématiser les raisons de son opposition au
stalinisme. Quand ce sera chose faite, quand dans les divers pays il y aura des
forces qui auront fait leurs preuves, à la différence de 1919 ou 1920 où des
partis non réellement communistes adhérèrent à l’Internationale, seulement
alors, quand nous serons sûrs que se sont dégagées des forces qui sont sur la
ligne de Marx Engels et Lénine, il sera possible de parler de travailler
ensemble. Pour l’instant chacun de nous doit s’efforcer de se dégager de la
contingence et se déterminer clairement face à une vision qui est globale; il
ne peut pas y avoir une gauche allemande qui naît en 1926 pour toute une série
de raisons contingentes, pour une série d’événements qui l’ont fait passer
d’une position de droite à une position de gauche. Il faut remonter à toutes
les causes qui ont conduit à la situation actuelle, à la dégénérescence de
l’Internationale, à l’écroulement du parti russe. Ce n’est que si ce travail
est fait qu’il sera possible de constituer un courant international de gauche
non fictif; sinon ce ne sera pas possible, qu’on le veuille ou non.
Ensuite Amadéo, en cohérence avec son analyse de
la situation en Russie - qui, sur ce point, était aussi celle de Trotsky
et de l’opposition russe - affirme qu’il ne faut pas quitter le parti, quitter
l’Internationale, y compris en subissant tout ce qu’il y a de mécanique,
d’odieux dans la discipline qui y est imposée. Il faut y rester parce que ce
n’est que là qu’il est possible d’influencer - à condition d’en avoir la force,
bien sûr - les masses qui sont substantiellement communistes. Donc ne pas
rompre avec l’Internationale tant que nous n’en serons pas expulsés, ou tant
qu’elle ne sera pas définitivement passée à l’ennemi, auquel cas évidemment il
ne saurait être question d’y rester même si on nous demandait humblement de
demeurer au sein de notre sainte-mère l’Eglise.
Nous avons voulu rappeler quelle était la position
définie par Amadéo, parce c’est fondamentalement la position suivie par la
Fraction par rapport à Trotsky surtout et par rapport aux constructeurs de
parti en chambre, à ceux qui s’imaginer qu’il est possible de créer le parti à
froid et avec des matériaux hétérogènes.
Naissance
de la «Fraction de gauche de l’Internationale»
La lettre à Korsch date de 1926; la Fraction naît
en avril 1928 dans la région parisienne, plus précisément à Pantin. Les
camarades de la Fraction qui étaient rentrés en Italie pendant la guerre
parlaient de ce Pantin comme d’une Mecque, comme quelque chose
d’extraordinaire. A la lecture, les documents apparaissent beaucoup plus
modestes; mais si on les relie à notre perspective comme nous avons essayé de
le dire plus haut, alors ils revêtent effectivement toute leur importance.
Au VIe Exécutif élargi de l’Internationale, le
dernier auquel il participa, Amadéo s’exclama dans l’une de ses interventions:
vous vous en prenez toujours à Bordiga, Bordiga-ci, Bordiga-là, en réalité nous
sommes un courant, pas un seul individu; nos camarades à l’étranger
représentent non une minorité insignifiante mais un véritable courant, une
réalité qui va bien au delà de ma personne. En un sens, l’émigration italienne
est un peu comme la diaspora juive; les camarades qui sont partis travailler à
l’étranger, que ce soient des réfugiés politiques ou des ouvriers à la
recherche de travail, ont continué à oeuvrer pour le communisme et à diffuser
les traditions du parti communiste d’Italie (4).
Les membres de la Fraction étaient au nombre de
deux cent environ, organisés en quelques sections: deux sections en France
(Paris et Lyon), une section à Bruxelles, une section à Berlin dirigée par
Ersilio Ambrogi jusqu’en 1934, moment où il se réfugia en Russie et où il fit
partie de ceux qui capitulèrent (il n’est pas difficile de comprendre comment
les gens pouvaient capituler à cette époque); nous le rappelons simplement
parce de 1928 à 1934 il milita dans la Fraction. Il y avait enfin un petit
groupe aux Etats-Unis.
Ce qui est intéressant pour nous, y compris à
l’heure actuelle où ne pouvons pas nous vanter d’être plus nombreux que les
camarades de la Fraction; ils ne représentaient certainement pas une force
capable de bouleverser le monde, surtout dans la situation très défavorable
d’alors. Mais ils inspiraient pourtant une peur bleue au parti italien. Le 19
avril Germanetto écrivait à Iaroslavsky, un des bras droits de Staline, une
lettre dans laquelle Ercoli (Togliatti) au nom du P.C. d’I. demandait
désespérément l’aide du parti frère contre ces maudits bordiguistes, contre
cette peste répandue dans le monde entier. Humblement, comme il sied à tout bon
bureaucrate, Germanetto et Ercoli par son intermédiaire demandaient, non
l’envoi des troupes russes comme certains l’ont fait plus tard, mais au moins
le bras de fer du parti russe:
«La lutte que notre parti doit mener contre les
débris de l’opposition bordiguienne qui tente d’organiser comme fraction tous
les mécontents, est très difficile. Nous devons lutter contre ces gens dans tous
les pays où il y a l’émigration italienne (France, Belgique, Suisse, Amérique
du nord, Amérique du sud, etc). Pour nous c’est impossible de mener cette lutte
si nos partis frères nous aident pas. Jusqu’à présent [et là nous tombons
dans le pathétique] cette aide nous n’avons pas eu. Les Partis Communistes
de France et de Belgique, qui ont traité à fer et feu ces fractionnistes,
traitent avec des gants de velours les fractionnistes du P.C. d’Italie émigrés
et membres des deux partis. Nous ne croyons pas qu’en URSS cela se passera dans
la même manière. Si le Parti Communiste de l’URSS ne prend pas des mesures qui
obligent les fractionnistes italiens à souscrire une capitulation complète, qui
puisse être publiée sur notre presse ou bien communiquée à nos cellules, nos
«gauchistes» diront dans tous les pays de l’émigration que le P. C. de l’URSS
n’a pas voulu condamner la «gauche italienne» et que notre parti seul [allez
savoir pourquoi!] sans l’appui du P.C. de l’URSS et de
l’Internationale Communiste veut cette lutte. Notre bataille sera beaucoup plus
difficile.
Le P.C. d’Italie demande au P.C.
de l’URSS aide pour continuer cette lutte, déjà difficile et qui peut le
devenir davantage si on a des faiblesses. Notre parti n’a rien d’autre à dire. Réclame
seulement qu’on use du maximum de rigueur.
Jusqu’ici c’est la lettre du cam.
Ercoli, qui a voulu souligner la situation particulièrement difficile du
travail et de la lutte contre le fractionnisme de l’émigration. (....)» (5).
Puis il termine la lettre de la façon
bureaucratique habituelle, c’est-à-dire qu’il ne se contente pas de signer
seulement Germanetto, mais il ajoute: «Membre du Comité Exécutif de
l’Internationale Syndicale Rouge et du Comité Central du Parti Communiste
d’Italie». Il aligne tous les galons, toutes les distinctions pour que
Iaroslavsky comprenne bien que ce n’est pas un va-nu-pieds quelconque, mais
quelqu’un de haut placé qui écrit cette supplique officielle à Moscou...
Il n’est pas inutile de remarquer à quel point un
petit nombre de militants pouvait épouvanter un grand parti. Nous pouvons
parfaitement penser que de la même façon aujourd’hui les révolutionnaires
malgré leur nombre extrêmement réduit peuvent épouvanter les gigantesques
organisations avec toutes leurs relations internationales et tout l’appui de
l’Etat.
La
«troisième période»
Lorsque les camarades se réunissent à la
Conférence d’avril à Pantin en 1928, la scène internationale a sensiblement
changé par rapport à la lettre de Bordiga à Korsch. Il est important de
rappeler ce qui est arrivé entre-temps car les camarades y font continuellement
référence; ils expliquent que c’est là la raison pour laquelle ils se
constituent en fraction, ce que Bordiga s’était toujours refusé de faire
pendant sa longue lutte au sein de l’Internationale. A la fin de l’année 1927
le XVe Congrès du parti avait vu l’expulsion de Trotsky et de tous les membres
de l’opposition. Au printemps 1928, avant que se tienne la conférence de
Pantin, s’était réuni le IXe Plenum de l’Internationale (Plenum est la
nouvelle appellation qui remplace à un certain moment celle d’Exécutif
Elargi). Il décide que désormais une des conditions d’admission à
l’Internationale est le rejet officiel et solennel du trotskysme; c’est en
quelque sorte une vingt-deuxième condition d’admission! En juillet-août
va se réunir le VIe Congrès de l’Internationale qui ne sera pas l’occasion de
l’un des innombrables tournants connus auparavant, mais qui aura une valeur
historique en ce sens qu’il clot toute une période et en ouvre une autre, même
si les choses ne sont pas encore aussi clairement dites qu’au Xe Plenum
(printemps 1929). Au VIe Congrès commence l’ère des «découvertes». Boukharine
et surtout Staline «découvrent» que le capitalisme n’est pas aussi stable que
l’on disait précédemment, et en même temps ils «découvrent» que la
social-démocratie est le «frère jumeau» du fascisme, le «social-fascisme».
C’est la «découverte» que le capitalisme est entré dans une «troisième
période»: selon cette chronologie, la «première période», de 1917 à 1923
avait été celle de sa «crise aiguë»; une deuxième période, dite de «stabilisation»
y avait succédé, et l’on était maintenant entré dans une nouvelle période, de «radicalisation
des masses». Jusqu’alors, et tout particulièrement dans la phase la plus
récente, l’Internationale avait mené une politique ultra-démocratique. Elle
découvre maintenant que la social-démocratie constitue non seulement un danger
menaçant, mais encore un danger à mettre sur le même plan que la menace
fasciste. Pour les dirigeants de l’Internationale, social-démocratie et
fascisme sont substantiellement la même chose; ils doivent être
combattus avec les mêmes armes et abattre l’un signifie abattre
l’autre: renversons la social-démocratie et nous aurons du même coup abattu
aussi le fascisme.
Nous n’exagérons pas: ce sont là exactement les
affirmations officielles; et les directives et les indications pratiques
données aux partis suivent fidèlement cette orientation. Les militants ouvriers
des partis sociaux-démocrates doivent être pratiquement traités comme des
militants fascistes; les organisations syndicales dirigées par des
sociaux-démocrates doivent être abandonnées. Donc scissions syndicales,
créations artificielles de syndicats rouges ne regroupant que de toutes petites
minorités de prolétaires alors que les masses ouvrières présentes dans les
syndicats traditionnels étaient abandonnées entre les mains des directions
réformistes, bref une fracture ouverte au sein du mouvement ouvrier qui eut les
conséquences désastreuses que l’on connaît en Allemagne. Il ne s’agit pas de
reconnaître ce que nous n’avons jamais cessé d’affirmer, à savoir que la
social-démocratie est une arme de l’ennemi, il s’agit de considérer les
militants qui y appartiennent comme quasiment des gardes blancs contre lesquels
il faut mener une lutte ouverte, une lutte au couteau.
Au cours de ses tournants l’Internationale passait
naturellement d’une position à l’autre avec une extrême facilité, avec une
extrême légèreté et surtout avec une extrême approximation. L’argumentation
théorique, la justification des tournants se réduisait à des phrases générales,
à des slogans.
Il est inévitable que les historiens, les
universitaires et en général nos adversaires politiques, aient maintes fois
affirmé que la politique de l’Internationale dans sa fameuse troisième période,
ou au moins sa théorie du «social-fascisme», aient été des positions proches
des nôtres.
La vérité est tout-à-fait différente, et ce n’est
pas l’un des moindres mérites de la Fraction à l’étranger d’avoir ouvertement
affirmé qu’elle était opposée à ces orientations. Notre position était
substantiellement différente de celle de l’Internationale: la reconnaissance
que la fonction de la social-démocratie est convergente avec
celle du fascisme, n’a jamais signifié que social-démocratie et fascisme
étaient la même chose et qu’ils devaient être combattus de la même façon. Il
faut noter ici que le parti italien ne se rangea aux théorisations du
social-fascisme qu’avec un certain retard par rapport aux autres partis. Il y
eut indubitablement en son sein une certaine résistance aux directives de
l’Internationale. Mais ce fut une résistance de droite, liée au fait que
le parti s’était tellement avancé dans l’orientation ultra-démocratique
précédente qu’il lui fallut un certain temps pour accomplir le tournant, malgré
toute l’élasticité d’un Togliatti. Dans les années 1927 et 1928 le parti avait
mis en avant la perspective de l’Assemblée constituante: selon lui la
situation en Italie allant déboucher sur une période démocratique, il fallait
faire de l’agitation pour une constituante républicaine, tout devait tourner
autour de la défense et de la renaissance de la démocratie contre le fascisme.
Ce n’est qu’au dixième Plenum que le parti s’aligna sur les positions de
l’Internationale; il effectua alors un virage à 180°, abandonnant toute
perspective d’une étape démocratique et affirmant que la chute du fascisme ne
pourrait que déboucher sur la dictature du prolétariat. Il était désormais
considéré impossible qu’un régime démocratique puisse succéder au fascisme,
expression suprême du capitalisme, car cela reviendrait à admettre un retour en
arrière de l’histoire. Et comme le fascisme ne pourra s’écrouler que par
l’action des masses prolétariennes en révolte, la dictature du prolétariat en
était la conséquence assurée.
Partant de constatations sans doute justes (si
nous mettons de côté la démagogie sur les luttes en Italie), ces analyses
arrivaient à des conclusions on ne peut plus erronées. Notre courant avait toujours
soutenu que le fascisme est le stade suprême de l’évolution du capitalisme.
Mais il n’en avait jamais déduit que des retours à des formes démocratiques
étaient impossibles; il avait soutenu au contraire que c’était une possibilité
(et mis en garde le parti que la direction entraînait vers des alliances avec
les démocrates contre cette possibilité), étant bien clair que cette démocratie
reprendrait à son compte nombre de méthodes fascistes pour défendre l’ordre
établi. Nous constatons malheureusement aujourd’hui à quel point la démocratie
est beaucoup plus stable, beaucoup plus coriace et difficile à abattre que le
fascisme.
La Fraction affirmait donc qu’il était impossible
d’exclure un retour à la démocratie. Elle disait même que la pire conséquence que
l’on pouvait redouter du fascisme, est qu’il engendre une telle faim de
démocratie que le plus probable est malheureusement que ce soit la
bourgeoisie elle-même qui mette fin à ce régime lorsque ses méthodes auront
épuisé leur efficacité; elle recourra alors à la démocratie, bien consciente
qu’elle pourra utiliser ce système pour réussir à duper encore mieux le
prolétariat. Nous allons le démontrer en citant des résolutions de la Fraction.
Contre la théorie du
«social-fascisme»
Lors du Congrès de la Fraction du premier mai
1930, il y a une note intéressante pour ce qui est de la fameuse question du
social-fascisme:
«Ayant répété que pour abattre le fascisme il
n’y a que la force du prolétariat, on ne peut cependant exclure que, dans le
cours du mouvement prolétarien, le capitalisme fasse de nouveau appel à la
démocratie et à la social-démocratie pour empêcher que le mouvement s’oriente
vers l’insurrection et pour contenir et arrêter le mouvement dans une phase
déterminée, sur la base du dilemme fascisme-démocratie». C’est ce qui est
arrivé vingt ans plus tard. «Il reviendra lors au prolétariat communiste
d’empêcher que les sanglantes tragédies se concluent, même provisoirement, par
la mascarade démocratique».
Quelques mois auparavant, la direction du PC
d’Italie, peut-être parce qu’elle avait une peur bleue des bordiguistes, envoie
Tresso (dit «Blasco» qui deviendra ensuite trotskyste et sera l’un des «trois»
qui formeront la «Nouvelle Opposition Italienne» - une mascarade sur
laquelle nous ne voulons pas nous arrêter ici - avant d’être assassiné par les
staliniens français pendant la seconde guerre) rencontrer Vercesi (6), pour
sonder l’opinion des bordiguistes. Tresso, qui bien entendu n’a pas révélé le
but véritable de sa venue (7), l’interroge sur divers points:
- La guerre. L’Internationale soutenait
alors que le monde capitaliste préparait la guerre avec l’URSS. Une des raisons
du prétendu «tournant à gauche», de la «troisième période», de la théorie du social-fascisme,
etc., était précisément la croyance que les puissances démocratiques, dont les
gouvernements incluaient souvent des sociaux-démocrates, étaient sur le point
d’attaquer l’Union Soviétique. Toute la grande campagne d’exaltation du
stalinisme naissant était en grande partie basée sur l’agitation contre la
guerre. A cela Vercesi répond clairement que toute cette agitation n’est que de
la démagogie, qu’il n’y a aucun danger de guerre immédiat; bref il montre que
l’analyse de la Fraction est infiniment plus réaliste que celle de ceux qui se
prétendaient concrétistes, qui accusaient les bordiguistes d’avoir un point de
vue abstrait, métaphysique!
- La situation en Italie. De la même façon,
Vercesi répond négativement à la question de savoir s’il y a de grandes
agitations de masse en Italie. Le parti avait lancé une grande campagne qui
peignait l’Italie dans une situation pré-révolutionnaire: masses en mouvement,
grèves, etc. En conséquence de cette exaltation démagogique qui ne
correspondait pas à la réalité, de jeunes militants étaient envoyés faire de
l’agitation en Italie et, invariablement, ils finissaient très rapidement en
prison. Vercesi est très clair: «Ce sont des informations en grande partie
exagérées, et le parti ferait beaucoup mieux de sauvegarder ses militants et de
mener une action qui corresponde aux situations objectives, non démagogiquement
déformées».
- Le social-fascisme. Mais c’est surtout la
dernière partie de la rencontre qui nous intéresse ici. Elle peut se résumer en
trois points:
1) Vercesi nie que l’on puisse parler d’une
transformation de la social-démocratie en social-fascisme. Le fascisme a sa
fonction, la social-démocratie a la sienne propre; ce sont sans doute des fonctions
convergentes pour la défense de l’Etat capitaliste, mais ce serait de notre
part une grave erreur - parce que cela signifierait donner des indications
tactiques erronées au prolétariat - de croire que ces deux fonctions sont
mécaniquement identifiables, de croire que la social-démocratie soit devenue un
social-fascisme. Les capitalistes ont tout intérêt à désorienter les
prolétaires, c’est une raison de plus pour que les communistes ne participent
pas à accroître cette confusion.
2) S’il est vrai que la classe qui renversera le
fascisme est le prolétariat - d’un point de vue historique, général, dans le
sens qu’il l’abattra pour toujours - il est tout aussi vrai que la bourgeoisie
qui hier était démocratique, aujourd’hui fasciste, demain pourra redevenir
démocratique.
3) Il n’est pas possible d’exclure que le
développement de la crise capitaliste en Italie permette un retour à l’emploi
des méthodes démocratiques ou, pour mieux dire, à l’Etat démocratique.
C’est donc une position complètement différente de
celle prise alors par l’Internationale, complètement différente de celle qui
nous est reprochée: l’identification mécanique entre les deux phénomènes que
nous combattons, la social-démocratie et le fascisme.
Les
causes de la fondation de la Fraction
Les résolutions de la Conférence d’avril à Pantin
sont très modestes et elles correspondent d’ailleurs étroitement à la situation
d’alors. La Fraction naît avant tout comme un regroupement qui défend la gauche
russe, persécutée par la répression et dont les militants sont envoyés les uns
après les autres en exil. En dépit des divergences qui ne sont pas minces, la
Fraction n’hésite pas à prendre nettement position en faveur de l’opposition
russe, envoyant non seulement des messages de protestation au parti russe et à
l’Internationale, mais publiant un beau manifeste de solidarité avec les
opposants. La Fraction demande en outre que le VIe Congrès de l’Internationale
à Moscou soit placé sous la présidence de Trotsky (inutile de dire qu’elle se
faisait peu d’illusions sur la possibilité que cette demande soit entendue)!
Voici en effet quelles sont les demandes contenues dans le recours officiel des
camarades de la Fraction au futur VIe Congrès:
1) La Fraction demande que les résolutions du XVe
Congrès du parti russe qui a vu l’expulsion des membres de l’opposition et
celles du IXe Exécutif Elargi soient discutées au Congrès en présence des
camarades de l’opposition russe et sous la présidence de Trotsky.
2) Elle exprime la condamnation la plus
catégorique des dites résolutions et l’expulsion de l’Internationale de ceux
qui se solidarisent avec celles-ci.
La Fraction envoie au même moment une lettre au
Comité Central du parti italien qui reprend nos positions fondamentales contre
les perspectives démocratiques encore soutenues par le parti et qui réaffirme
la nécessité de revenir aux positions originelles du parti. Cette lettre
attaque en particulier les mots d’ordre d’une «révolution populaire
antifasciste», d’un programme de gouvernement basé sur le contrôle des
banques et de l’industrie, et de la «lutte pour la liberté».
Le Manifeste de la Fraction de Gauche de
l’Internationale contient des phrases de ce genre:
«Les militants de la gauche russe sont les
militants de votre classe et s’ils deviennent des martyrs, ce seront des
martyrs de votre classe. Prolétaires, appuyez l’action que mènera la Fraction
de gauche, sans illusions de succès immédiats mais inlassablement et sans
trêve, parce qu’en dehors de cette action ou contre elle on ne lutte pas pour
la révolution, mais on favorise ou on combat pour l’ennemi. Partout où se
trouve un militant communiste doit se dresser la volonté indomptable d’empêcher
que la répression ait raison des bolchéviks pour le plus grand avantage du
capitalisme, et de guider le prolétariat russe à la victoire.
Pour la révolution communiste,
vive Trotsky, vive la gauche russe, vive le prolétariat russe!»
Mais pourquoi donc nos camarades se constituent en
Fraction? Quelle justification donnent-ils à leur attitude? Il n’est pas utile
de multiplier beaucoup les citations, même si les documents sont nombreux,
parce que l’argumentation est fondamentalement la même jusqu’à la fin de 1933
et surtout 1935 au moment d’un Congrès de la Fraction où s’expriment les
résultats quelque peu différents d’une systématisation théorique en cours
depuis une certaine période.
De manière générale les camarades ont les
positions suivantes: tant que, malgré les oscillations et malgré les phénomènes
d’opportunisme qui y mûrissent, le parti reste encore un parti de classe, il ne
doit pas exister de fraction organisée en son sein, même si bien entendu, il
faut affirmer ses idées. Si à l’inverse l’opportunisme s’est emparé du parti au
point de poser le dilemme: ou victoire définitive de celui-ci, ce qui signifie
disparition des possibilités de victoire révolutionnaire; ou le communisme
révolutionnaire réussit à battre en brèche l’opportunisme et alors les
possibilités de reprise révolutionnaire sont préservées, même si les chances de
victoire révolutionnaire ne peuvent pas être immédiates. Dans une telle
situation, qui n’est pas complètement figée parce qu’il existe encore dans le
parti des forces qui réagissent ou qui peuvent réagir aux progrès de
l’opportunisme, nous devons nous constituer en fraction. Ils nous expulsent?
Et bien qu’ils le fassent, nous continuerons à nous appeler Fraction du
Parti Communiste d’Italie et fraction de l’Internationale Communiste, car pour
nous c’est encore notre parti, notre Internationale. Nous nous battrons pour
que des forces à l’intérieur du parti et à l’intérieur de l’Internationale
reprennent nos positions et se battent pour chasser les opportunistes déclarés.
Voilà quelle est la position des camarades,
et cette position est fondamentalement juste (nous ne parlons pas des théorisations
qui naîtront par la suite); en tout cas elle est liée à une analyse de la
situation internationale et de son évolution qui est fondamentalement
acceptable. Dans une lettre adressée à Trotsky, les camarades écrivent:
«Nous avons examiné la situation mondiale dans
le cadre du cycle historique de la crise mondiale du capitalisme et de la
révolution prolétarienne. Nous avons constaté la présence d’une offensive
capitaliste au sein de laquelle les événements anglais et chinois paraissent
avoir une importance décisive par rapport aux situation immédiates.
C’est-à-dire que nous considérons que ces événements ont renforcé la position
de la bourgeoisie dans le monde entier à un point tel qu’il n’est pas possible
de compter sur l’éclatement immédiat d’une nouvelle vague révolutionnaire. En
même temps nous avons estimé que les événements qui ont précédé le XVe Congrès
du Parti Communiste Russe, le VIe Congrès lui-même et le IXe Exécutif Elargi
ont profondément modifié le cours de la crise du mouvement communiste.
Alors qu’auparavant nous avions
constamment lutté pour la solution de cette crise par la voie normale des
discussions à l’intérieur des partis, nous avons jugé qu’il était indispensable
de passer à la constitution de la Fraction parce qu’il n’était plus possible
d’arriver à une solution par la voie régulière; cette solution devait au
contraire se produire comme résultat de la lutte de notre fraction organisée,
en correspondance avec le cours de la lutte de classe».
La différence par rapport à Trotsky est claire:
celui-ci prône le redressement des partis parce qu’il pense que ce redressement
est possible par la voie normale des discussions de Congrès, etc. Les
camarades de la Fraction estiment que la situation est beaucoup plus grave,
que le pourrissement et la dégénérescence des partis est beaucoup plus avancée.
C’est donc pour eux par une lutte, conduite y compris de l’extérieur
mais en direction du parti, que pourront être libérées en son sein des forces
saines, prolétariennes, capables de le reconquérir, de l’arracher à
l’opportunisme. Il ne s’agit plus simplement de redresser les partis
comme pense Trotsky, ce qui ne supposerait qu’une simple discussion interne, un
référendum, un vote à un Congrès.
Les deux raisons historiques invoquées en faveur
de cette analyse sont indiquées dans le Bulletin n°1 (février 1931):
«Pourquoi la victoire de l’opportunisme?
A cause du fait que la révolution
russe ne s’est pas unifiée avec la victoire révolutionnaire dans d’autres
centres de l’économie capitaliste, surtout en Europe, à cause de ce que, en
conséquence de l’absence de victoire révolutionnaire dans les autres pays, le
problème central de la définition de la politique communiste dans les pays
capitalistes, non seulement n’a pas été résolu positivement, mais a été résolu
uniquement par la copie mécanique de la politique suivie en Russie avant la
victoire. Cette solution a été obtenue en outre à travers une lutte sans merci
contre notre fraction, le seul groupe qui préconisait l’examen de ce problème
fondamental et qui présentait des solutions à ce propos, problème de la
tactique, de la construction des partis, question syndicale, front unique,
question agraire et des partis paysans, etc.»
On voit ici une autre différence par rapport à
Trotsky. Naturellement nous sommes d’accord avec lui que nous avons à faire à
un phénomène international; la dégénérescence de l’Internationale et celle du
régime russe sont étroitement liées à l’absence de diffusion internationale du
mouvement révolutionnaire et à l’absence d’extension internationale de la
révolution d’Octobre. Mais à ce phénomène de caractère objectif, s’ajoutent
pour nous des aspects de caractère subjectif; à savoir le fait qu’il n’y
ait pas eu la force et la capacité de répondre à l’isolement progressif de la
révolution russe dont nous savons tous combien le poids énorme a joué
sur l’Internationale, par des directives surtout tactiques et
organisatives dans les différents pays pour pouvoir remonter le courant. Le
problème n’était donc pas pour nous seulement le problème de reconstituer un
mouvement international capable de venir en aide à la Russie, considérée encore
comme un Etat encore récupérable par le prolétariat; donc pas seulement la reconstitution
d’un réseau communiste et international, mais un travail de réexamen, de bilan
de toutes les défaites du mouvement prolétarien depuis 1921, de façon à pouvoir
donner aux partis de l’Internationale une indication qui ne soit pas
mécaniquement la copie de la tactique suivie par les bolchéviks durant la
révolution russe et par la suite, dans le guerre civile. Rien de nouveau
là-dedans, mais la réaffirmation de ce que nous avions dit dans
l’Internationale, à savoir que les partis communistes d’Occident avaient besoin
de quelque chose de plus que de ce qui découlait de l’enseignement d’une
révolution double; et qu’il était nécessaire surtout pour ces partis de faire
un examen beaucoup plus approfondi des questions fondamentales de la tactique
communiste.
L’une des accusations que l’on nous adresse
toujours, non seulement à nous mais aussi à la Fraction et peut-être de façon
particulière à la Fraction, c’est de concevoir les choses de façon passive, de
s’appuyer essentiellement sur l’évolution des faits externes, objectifs, de ne
pas avoir cherché à intervenir comme force agissante, d’avoir théorisé une
conception fondamentalement mécanique. Ceci peut être en partie exact pour la
dernière période de vie de la Fraction, mais ce n’était certainement pas vrai
au début. Au départ la Fraction a une vision essentiellement militante,
extrêmement combative, et que l’on pourrait même dire un tantinet activiste, de
son rôle - ce qui du reste est lié au caractère de l’époque encore marquée par
de grandes batailles au niveau international. L’opposition russe se bat encore,
les camarades ressentent justement le devoir d’intervenir, même s’ils ont une
vision tout sauf optimiste de la situation internationale, sans parler de la
situation italienne.
La Fraction conçoit donc son rôle non comme
seulement celui d’un laboratoire de formation de cadres - ce qui est sans aucun
doute l’un de ses rôles, et qu’elle revendique - mais comme celui d’une
organisation de combat, comme une école de militantisme révolutionnaire avec
son élément de volonté, d’affirmation, de lutte à introduire dans les
situations objectives. Cet aspect est exprimé dans une belle formule que nous
pouvons entièrement revendiquer, parce qu’elle est l’indication de ce que nous
devons faire, sans aucune illusion pour autant de changer par la seule volonté
les situations objectives:
«Nous, Fraction de gauche, nous pensons que
nous aurons les lendemains que nous aurons su préparer»: la Fraction
sait que les lendemains ne se préparent pas tous seuls, que l’avenir se prépare
au travers d’une dure lutte dans le présent.
Une autre petite citation pour montrer que le
fatalisme si souvent reproché lui était étranger:
«La victoire révolutionnaire n’est pas le
résultat de mille défaites qui seraient mécaniquement suivies par le mouvement
insurrectionnel du prolétariat.» (nous avons répété que toutes les défaites
enseignent quelque chose, qu’elles peuvent être transformées en un élément
utile; mais la victoire révolutionnaire ne vient pas automatiquement parce
qu’après beaucoup de défaites nous aurions beaucoup appris) «La victoire
révolutionnaire est à l’inverse le résultat de la “volonté”» (les
guillemets sont là pour rappeler que ce n’est pas un fait purement volontaire)
«de l’avant-garde communiste qui, si elle a été mille fois trahie, trouvera
dans cette expérience la base de construction d’un organisme qui devant une
situation révolutionnaire, devant une avancée des masses saura dire à celles-ci
comment il faut résoudre la question de la destruction de l’appareil capitaliste
et de l’instauration de la dictature du prolétariat».
Une polémique oppose même Vercesi à un autre
camarade qui soutenait des positions de type fataliste (ce sont les
conditions économiques qui créent le parti, qui créent la Fraction, il n’y a
rien d’autre à faire qu’à attendre que la situation objective crée
automatiquement en quelque sorte l’organe-parti). Vercesi répond qu’il n’y a
aucun doute que la situation objective a un rôle dans la naissance de
l’organisation politique, mais qu’il y faut aussi un facteur de volonté, un
facteur de décision, d’intervention active, qui ne doit pas être
sous-évalué. Nous avons toujours dit que c’est d’ailleurs là un des éléments du
parti qui est un phénomène de conscience et de volonté, qui ne peut ignorer les
conditions objectives, mais qui doit leur appliquer le levier d’une
intervention de nature volontaire, bien que non volontariste.
Nous pouvons lire dans une résolution de décembre
1930 - deux ans après la fondation de la Fraction, deux ans ou cours desquels elle
a dû donné des réponses précises sur les événements qui se succédaient à
l’échelle internationale, ainsi qu’une définition précise de sa propre nature,
de sa propre raison d’être - la raison de la transformation du courant en
fraction.
«Le courant au sein du parti se transforme en
Fraction quand le développement des forces étrangères et adverses a obtenu des
succès tels qu’ils menacent les bases mêmes de l’organisation prolétarienne»
(ces bases sont menacées, donc elles ne sont pas encore détruites). «Le jeu
des tendances est l’écho des mouvements de classe, l’opportunisme représente la
politique orientée vers la préparation de la faillite du parti face à la
situation révolutionnaire. La gauche représente la politique qui veut s’appuyer
sur les répercussions des mouvements de classe dans la perspective de liquider
l’opportunisme pour préparer la victoire du parti dans ses objectifs
fondamentaux. A la lutte entre les courants succède la lutte entre les
fractions qui deviennent le reflet au sein du parti des intérêts des classes
ennemies, du capitalisme et du prolétariat. L’opportunisme reflète les intérêts
de la bourgeoisie, la gauche reflète les intérêts du prolétariat.
A la lutte entre les fractions
succède la lutte pour la construction du parti quand l’opportunisme devient
l’agent direct de l’ennemi dans le camp prolétarien».
Selon la Fraction, et c’est du reste aussi
l’analyse de Trotsky, nous n’en sommes pas encore là; l’opportunisme stalinien
n’est pas encore un agent direct de la bourgeoisie au sein du prolétariat et il
y a donc encore une possibilité de sauver le parti, de sauver l’Internationale,
par une lutte de l’extérieur du parti et de l’Internationale, s’il n’est
plus possible de mener celle-ci à l’intérieur.
* * *
Dans le même temps la Fraction donne une grande
importance au développement de la lutte syndicale. C’est là aussi un
point sur lequel la Fraction a maintenu jusqu’en 1937 les positions classiques
de notre courant (en 1938 elle commence à osciller) sur la question syndicale:
il faut rester dans les syndicats, il faut mener une activité intense dans les
organisations de défense économique existantes. Si l’on constitue, comme c’est
nécessaire de la faire, des fractions syndicales, cela doit être
fait à l’intérieur des organisations dirigées par les sociaux-démocrates et en
menant une action qui soit étroitement liée aux intérêts de vie et de travail
de la classe ouvrière. Les points indiqués dans la résolution sont les
suivants:
Travailler attentivement avec un ferme esprit
classiste dans les syndicats; promouvoir et renforcer la formation d’une saine
opposition unitaire révolutionnaire; combattre ouvertement toute les manoeuvres
et les obstacles qui gênent la clarification et l’orientation classiste, ne pas
accepter de partage des responsabilités dans les organes dirigeants où régne
une politique de négation du développement révolutionnaire; intervenir de façon
autonome dans toutes les agitations en les préparant et en les orientant vers
les objectifs réels, immédiats et finaux, de la classe.
Pour comprendre la portée de ces indications, il
faut se souvenir qu’à ce moment la politique de l’Internationale et donc du
parti en Italie comme ailleurs, était de créer des organisations syndicales en
dehors des grands syndicats dirigés par les sociaux-démocrates, et
lorsqu’un travail était mené à l’intérieur de ceux-ci, de le faire non avec
l’objectif de la reconquête du syndicat comme syndicat de classe, mais sur la
base de la constitution de comités d’usine, de conseils d’entreprise, etc.;
bref, dans un cas comme dans l’autre, l’action de l’Internationale se menait en
dehors des organisations syndicales qui regroupaient encore les grandes masses
prolétariennes.
Pour donner un petit exemple de la position très
claire et très lucide prise par la Fraction face à la situation internationale,
citons sa réaction sur trois points qui regardent les attitudes typiques de
l’opportunisme, stalinien ou non.
Le premier point est la critique de la conception
mécaniste des théoriciens du «tournant à gauche» de l’Internationale pour
qui les crise économique doit entraîner de manière quasi-automatique une
réponse révolutionnaire du prolétariat: comme la crise avait éclaté en 1929, il
fallait donc s’attendre à ce qu’elle produise mécaniquement, inévitablement, la
lutte prolétarienne. Notre courant a très souvent été accusé de défendre une
telle conception «fataliste», mécaniste, économiste, qui est une caricature de
la conception déterminisme marxiste de l’histoire. La citation suivante montre
que la Fraction combattait ce type de positions qui était propre à nos adversaires:
«Mais, s’il est vrai que la période
impérialiste est précisément celle qui doit se conclure comme période
historique par la guerre ou la révolution, il est tout aussi élémentaire que
pour arriver à l’une ou l’autre de ces solutions du dilemme, le facteur
essentiel est représenté par l’existence d’une organisation vraiment communiste
du prolétariat qui puisse faire face au bloc des organisations ennemies qui, à
la veille de la solution définitive constituée par l’insurrection du
prolétariat, sont dévastées par une crise qui fracasse le fonctionnement de
l’appareil répressif anti-prolétarien.»
«L’aggravation de la situation économique, la
crise, et les multiples aspects de la crise actuelle qui excluent une solution
pacifique, posent de manière évident les prémisses d’une modification de l’état
actuel des rapports de force. C’est-à-dire qu’ils posent les conditions pour
les batailles de classe, mais ils ne déterminent pas l’issue de ces batailles;
et le fait que l’économie prolétarienne est appelée à succéder à l’économie
capitaliste, ne signifie pas du tout que lorsque le contradictions sur
lesquelles est basée l’économie bourgeoise en arrivent au point de provoquer la
faillite de l’appareil productif, la classe prolétarienne doive inévitablement
gagner la bataille. Ce qui décide en définitive du sort de la bataille, c’est
le parti de classe du prolétariat et sa capacité de déloger l’ennemi de la fonction
qu’il défend par la violence et la corruption, de détruire son appareil de
domination et d’instaurer la dictature du prolétariat, première condition
indispensable pour donner au mécanisme productif la possibilité de fonctionner
au rythme des forces engendrées par le développement de la technique et de
l’économie».
Nous pouvons ajouter une phrase encore: «Quand
on dit que la situation italienne est sans issue,» chose entendue tant de
fois et que parfois nous même nous avons répété dans notre propagande, mais qui
n’est pas absolument correcte du point de vue général, «on dit une chose
parfaitement juste si on veut signifier qu’il n’y a pas de possibilité de
régénérer l’organisation économique, de la faire sortir du cycle vicieux où les
circonstances et les rapports de forces des groupes impérialistes l’ont
conduite.
Mais on dit une chose absolument
fausse»
et cela, il nous est facile de le comprendre, nous qui vivons dans une période
de crises, «si on veut par là arriver à la conclusion social-pacifiste que
le capitalisme est en train de creuser sa propre tombe». Cette tombe, c’est
nous qui devons la creuser, non pas en tant qu’individus ni même en tant que
parti (seulement en tant que parti), mais c’est la classe ouvrière
qui doit creuser cette tombe, qui, dirigée par son parti de classe, doit savoir
mettre à profit les conditions objectives qui se sont créées pour renverser le
capitalisme.
(A suivre)
(1) Le lecteur peut se reporter à l’étude «Trotsky,
la fraction de gauche du PC d’Italie et les mots d’ordre démocratiques»,
parue sur «Programme Communiste» n° 84-85.
(2) cf «Il Programma Comunista» n°14,
18/7/56.
(3) La lettre d’Amadéo Bordiga à Karl Korsch
(octobre 1926) est reproduite sur «P. C.» n° 68, dans le cadre de l’étude
sur «La crise de 1926 dans le PC russe et l’Internationale». Le groupe «Kommunistische
Politik» de Korsch suscitait quelques doutes en raison de ses oscillations:
«Quant aux allemands, il y a quelques divergences entre eux et nous, dont
celles dont tu t’es bien aperçu. Ils mettent sans doute beaucoup de bonne
volonté à se faire influencer par nous, mais ils sont trop enclins à se
compromettre. Ils ont fait de curieuses manoeuvres avec le groupe de Fischer [l’ancienne
dirigeante zinoviéviste du PC allemand], ce que je désapprouve. Puis ils se
sont précipités pour se solidariser inconditionnellement avec l’opposition
russe, en reconnaissant Trotsky plus à gauche que Zinoviev, bien qu’auparavant
ils le jugeaient à droite; maintenant ils sont indignés de leur soumission
(contre laquelle ils voudraient un manifeste international, ou au moins que
nous relevions le drapeau abandonné par eux). Je suis résolument pour une ligne
d’attente» Lettre de Bordiga à Pappalardi, 28/10/1926. cf «A. Bordiga,
Lettere 1925-1926», «Quaderni Pietro Tresso» n°14, nov. 1998.
Quelques jours plus tard, à la suite d’une tentative d’assassinat contre
Mussolini le 31 octobre, la répression fasciste se déchaîne; Bordiga, en fuite,
est arrêté le 20 novembre, ce qui met fin évidemment aux contacts
internationaux.
(4) Ces interventions au VIe Exécutif Elargi sont
reproduites sur «P.C.» n°69-70.
(5) Lettre écrite en français. cf Michel Roger, «Histoire
de la Gauche italienne dans l’émigration: 1926 - 1945», p. 142, 143. Thèse
de Doctorat, E.H.S.S., Paris 1981., d’où nous avons repris d’autres citations.
(6) Vercesi (pseudonyme d’Ottorino Perrone) était
le principal animateur de la Fraction, après avoir été à partir de 1924 «l’organisateur
technique et l’âme de la Gauche» dans le parti». Voir «En mémoire
d’Ottorino Perrone», «P.C.» n° 1 (oct.- déc. 1957).
(7) Officiellement la rencontre de Tresso durant
l’été 1929 est motivée par une mise en garde contre les agissements d’un
provocateur fasciste, mais en fait la direction du parti dont il était membre
voulait avoir des renseignements de première main sur les positions des «bordiguistes».
En 1930, un mois à peine après avoir voté l’exclusion de Bordiga du parti,
Tresso passe à l’opposition avec 2 autres dirigeants du parti; ces «trois»
forment alors la Nouvelle Opposition Italienne qui est immédiatement
accueillie dans les rangs de l’organisation trotskyste internationale et
reconnue comme sa section italienne. cf «Vita di Blasco», Odeonlibri
1985, p. 83. Le compte-rendu de la rencontre de Tresso avec Perrone se trouve
sur les «Annali Feltrinelli», 1966, p. 938, 939 et 940.