Eléments de l’histoire de la Fraction de Gauche à l’étranger (de 1928 à 1935) (1)

(«programme communiste»; N° 97; Septembre 2000)

Retour sommaires

 

 

 Dans des travaux précédents (1) les thèmes fondamentaux de la Fraction ont été décrits, y compris les positions que nous ne pouvons pas défendre aujourd’hui et qui ont été implicitement critiquées quand l’oeuvre de restauration théorique qui a été le fondement de la renaissance du parti a été entreprise en 1951-52. Le travail que nous publions ici n’est pas une étude pédante ou académique, mais cherche à donner quelques indications détaillées, à suivre la trajectoire de la Fraction, née en 1928 et qui disparaît pratiquement avec la guerre et la dispersion qu’elle entraîne (même si pendant la guerre les camarades survivent, font un peu de propagande, la Fraction en tant que telle n’existe plus). Il s’agit de la transcription d’un rapport oral à une réunion générale du parti qui n’a pas été retravaillé par la suite, ce qui explique son style peu littéraire. Nous le publions tel qu’il est paru sur notre organe en italien «Il Comunista», première série, n° 7, 8, 9 et 10.

 

 

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Le but premier de ce travail est de fournir aux camarades les informations peu connues sur cette phase de l’histoire de notre courant. Il y a autour de nous quantité de gens ou de groupes qui spéculent sur les positions vraies ou fausses de la Gauche, qui exaltent contre nous certaines positions de la Fraction: l’exemple typique est celui du Courant Communiste International, qui diffuse une thèse universitaire sur l’histoire de la Fraction.

Nous avons souvent rappelé que nous devons traiter les questions historiques d’une façon fondamentalement différente de celle de l’historiographie bourgeoise et universitaire. Quand nous nous penchons sur l’histoire - l’histoire de la Fraction à l’étranger dans le cas qui nous occupe -, c’est en tant que militants et non en tant que professeurs d’histoire: ce qui nous intéresse c’est le comment et le pourquoi des choses et des évolutions. Nous ne voulons pas faire passer la Fraction en jugement, pas plus que nous n’avons voulu faire le procès de l’Internationale, en dépit des graves divergences que nous avions avec elle dès ses premières années (quant à celle de l’époque stalinienne, il va sans dire que pour nous ce n’était plus l’Internationale Communiste). En dépit de ces divergences, nous avons toujours cherché à expliquer les raisons pour lesquelles certaines positions étaient prises; nous n’avons mis personne en croix, nous n’avons pas fait la chronique des individus Lénine, Trotsky, Zinoviev, Kamenev ou... Staline: ce n’est pas par hasard que parmi nos textes se trouve «Plaidoyer pour Staline» (2), qui est, si l’on veut, une défense de Staline - non bien sûr en tant que révolutionnaire prolétarien, mais en tant que révolutionnaire bourgeois.

A plus forte raison, si nous étudions l’histoire de la Fraction, nous le faisons dans l’état d’esprit suivant: chercher à comprendre ce qui s’est passé alors, sans la prétention de ceux qui, des décennies plus tard, après avoir assimilé tout ce qui a été rétabli dans la période qui va de 52 à la mort d’Amadéo, savent tout, ont tout compris, et peuvent stigmatiser les erreurs commises, les reculs des camarades qui, tout en défendant pied à pied les principes du communisme, n’ont pu éviter les dérapages sur des questions particulières. Ce n’est pas ainsi que nous devons les regarder; il faut à l’inverse non seulement chercher à comprendre, mais se rappeler quelle était la période dans laquelle la Fraction a effectué son travail, une période de sang, de plomb et de feu. Il est facile aujourd’hui où le stalinisme a perdu beaucoup de sa virulence, d’oublier dans quelle ambiance ont lutté les camarades de 1927 à 1940. C’était l’époque où le stalinisme détruisait tout ce qui représentait la force des militants d’alors: le parti russe, l’Etat russe en tant qu’Etat de la révolution prolétarienne, l’Internationale, qui passait avec armes et bagages dans le camp de la démocratie. Dans une situation aussi difficile, les camarades peinaient à retrouver une orientation face à un stalinisme qui ne menait pas seulement une énorme campagne de bourrage des crânes prolétariens, mais aussi une campagne de destruction physique des crânes des militants d’avant-garde dans le monde entier, un stalinisme qui était le liquidateur physique de la vieille garde bolchévique.

Nous pouvons alors comprendre les raisons qui ont poussé des camarades dans cette situation à chercher des raccourcis, des voies meilleures que celles qui avaient été les bases fondamentales de l’Internationale Communiste. Nous pouvons comprendre pourquoi ils ont cherché des expédients, y compris théoriques, pour empêcher à l’avenir que la dictature du prolétariat se transforme en dictature bourgeoise, pourquoi la Fraction a malheureusement théorisé toute une série de choses que devrait faire constitutionnellement la dictature du prolétariat.

Non seulement nous devons comprendre pourquoi on en est arrivé là, mais nous devons aussi en tirer une énorme admiration - que d’ailleurs les camarades de la Fraction à l’étranger n’ont jamais demandée et qu’aucun militant ne doit demander pour lui-même - pour la capacité qu’ont eu malgré tout ces camarades à résister, à maintenir leurs positions au moment où autour d’eux tout s’écroulait et où tous pliaient en reniant leur propre passé. Ces militants qui n’ont jamais rien renié dans toute cette période méritent vraiment d’être donnés en exemple et non pas d’être traités avec condescendance pour exalter la supériorité de notre perspective actuelle. Ce sont des militants qui se sont battus et qui ont maintenu le fil y compris physique de la tradition de la Gauche dont l’importance a été inestimable pour la reconstitution du parti, surtout en France. Les camarades français ont toujours eu une très grande estime pour ces vieux camarades qui n’étaient pas les survivants de temps disparus, mais l’expression physique d’un courant qui était resté vivant pendant toute la période stalinienne et qui a transmis l’esprit avec lequel on se battait en 1922, en 1924, en 1926 - esprit qu’il est extrêmement difficile aujourd’hui de retrouver car les situations sont extrêmement moins favorables. De ces camarades nous pouvons tirer une source d’inspiration et d’animation de notre vie militante (et non pas de notre vie privée personnelle!).

Voilà le critère général avec lequel nous devons examiner les événements du passé, sans nous dispenser, évidemment, de distinguer et de séparer ce qu’il y a de caduc et ce qu’il y a de vivant dans l’histoire de la Fraction. Mais cela nous le faisons en tirant un bilan dans lequel même les dérapages ont leur sens, dans la mesure où nous réussissons à en à tirer des enseignements utiles, des confirmations sur les moyens de les éviter ou de les surmonter.

Il est possible de relever une évolution relativement claire: la Fraction naît avec des positions très nettes, très précises; puis, vers la moitié des années trente, sous le poids de la situation extérieure, commencent à apparaître des déviations, même si certaines peuvent se deviner dans les années précédentes. Mais la Fraction continue, avec ses mérites historiques que nous devons revendiquer face à tous les autres - car personne, pas même Trotsky, n’est resté indemne - en maintenant une continuité qui a été sa force véritable.

S’il fallait synthétiser les mérites fondamentaux de la Fraction, ceux qui représentent son enseignement véritable, nous les résumerions dans les points suivants:

Le premier point, c’est d’abord la compréhension que la question fondamentale, celle qui changeait tout, était la question du parti. Rien n’était possible si le parti de la révolution n’était pas reconstitué, le parti guide de la préparation révolutionnaire et ensuite, évidemment lorsque la situation est plus avancée, guide de la révolution prolétarienne. Mais c’est aussi et surtout la compréhension que la reconstitution du parti ne se fait pas par des expédients, par des manoeuvres et des contre-manoeuvres, par les compromis et la conciliation, en accouplant des organisations de nature différente, en rassemblant des morceaux de gauche socialiste avec des fragments de gauche communiste d’origine indéterminée, comme Trotsky l’a malheureusement fait au cours des années trente; la compréhension que le parti ne pourrait renaître - et il ne pouvait le faire à ce moment - que sur la base d’un seul courant historique, et non par le rassemblement de plusieurs courants différents qui ne se rapprochent que pour des raisons contingentes, voire de boutiques, et qui ne sont maintenus réunis que par le force de la personnalité d’un Trotsky.

Le deuxième point, qui est pour nous tout aussi fondamental, est la compréhension constamment réaffirmée que le parti ne pourrait renaître que dans une lutte tenace non seulement contre le stalinisme, non seulement contre la social-démocratie, c’est-à-dire contre ce qu’on appelait alors le centrisme et contre le réformisme classique, mais en général contre la démocratie. Il ne faut pas oublier que c’est alors le grande revanche de la démocratie; battue en 1919, 1920, 1921, 1922 dans le mouvement ouvrier, la démocratie y revient en grande Marianne avec sa robe et son bonnet phrygien et elle célèbre son triomphe avec les Fronts Populaires, la guerre d’Espagne, le passage de l’Internationale aux positions du parti français des années vingt - du parti socialiste français, qui ne se réclamait pas des traditions marxistes, mais des traditions de la Grande révolution, des traditions jacobines, plébéiennes, démocratiques, des traditions bourgeoises typiquement françaises. Dans cette période où tous, d’une façon ou d’une autre, se laissaient influencer par la démocratie, que ce soit dans les formes les plus obscènes chez le stalinisme, ou de façon voilée, et avec toutes les raisons que là aussi il faut comprendre, chez Trotsky, la position de nos camarades a été à l’inverse, du début à la fin, nettement anti-démocratique. Ils ont maintenu clairement et sans hésiter ce fil de notre tradition de parti, qui était aussi la tradition de l’Internationale Communiste.

Le troisième point est la compréhension que le problème du parti est un problème non national mais international; sur ce point là aussi il est possible de faire la différence avec le mouvement trotskyste. Nous y reviendrons plus loin, en mettant en évidence que Trotsky, bien qu’il ait été indéniablement un grand défenseur de l’internationalisme prolétarien, tomba dans les années trente dans une certaine restriction de son horizon international, et nous indiquerons pour quelles raisons.

Le travail pour ce rapport nous a permis d’aller au delà des informations très générales que avions pu donner jusque là et de dégager quelques éléments fondamentaux qui seront utiles pour comprendre l’évolution de la Fraction, liée à l’évolution des événements à l’échelle internationale. Il faut reconnaître que nous avons toujours privilégié dans notre travail les années 20, les années glorieuses du mouvement prolétarien, au détriment des années trente où les lacunes sont nombreuses. Il faudra d’une façon ou d’une autre arriver à donner un cadre d’ensemble de cette période, et le travail sur l’histoire de la Fraction pourra servir un peu de fil conducteur pour suivre les événements qui se sont déroulés alors. Nous nous contenterons ici de donner quelques indications très rapides afin de faire comprendre aux camarades que l’évolution de la Fraction était déterminée par une situation historique bien précise, par des événements qui lui donnent la justification de sa façon d’être, mais aussi, malheureusement, trop souvent de ne pas être, suffisamment bien orientée.

 

La lettre à Korsch

 

Mais pour cela il nous faut d’abord revenir un peu à la lettre d’Amadéo au communiste allemand oppositionnel Korsch (3), et pour une raison très simple: en 1926, à un moment où le débat dans le parti russe et, dans une moindre mesure, dans l’Internationale bat son plein, cette lettre fixe des points fondamentaux pour la question que nous traitons aujourd’hui: non l’analyse de la situation en Russie, la mesure dans laquelle elle est encore socialiste, etc., mais sur la voie que pourrait prendre la reconstitution d’un courant international de gauche. Amadéo, en polémique avec Korsch, affirme avant tout ceci: vous m’invitez à prendre l’initiative d’un gauche internationale; j’en serai très heureux s’il existait réellement une gauche internationale, si nous ne nous trouvions pas à l’inverse devant des courants qui ont des origines diverses, des traditions idéologiques diverses, des degrés de maturation divers et qui encore besoin de décanter tout un tas de positions plus ou moins précises, avant de pouvoir se confronter les uns avec les autres. Il faut éviter, poursuit Amadéo, de refaire l’erreur de l’Internationale - erreur non au sens banal, mais en tant que faiblesse historiquement déterminée, devons nous ajouter - qui a été de naître plutôt comme une fédération de partis, et de partis non homogènes, que comme un mouvement unitaire. Si un courant de gauche non lié à la contingence, mais cherchant à surmonter les hauts et les bas des situations et à tracer une ligne continue au delà des oscillations de la conjoncture, doit renaître, cela ne sera possible que comme mouvement unitaire. Que faire alors? Chacun de nous, dans les divers pays doit  s’efforcer de systématiser les raisons de son opposition au stalinisme. Quand ce sera chose faite, quand dans les divers pays il y aura des forces qui auront fait leurs preuves, à la différence de 1919 ou 1920 où des partis non réellement communistes adhérèrent à l’Internationale, seulement alors, quand nous serons sûrs que se sont dégagées des forces qui sont sur la ligne de Marx Engels et Lénine, il sera possible de parler de travailler ensemble. Pour l’instant chacun de nous doit s’efforcer de se dégager de la contingence et se déterminer clairement face à une vision qui est globale; il ne peut pas y avoir une gauche allemande qui naît en 1926 pour toute une série de raisons contingentes, pour une série d’événements qui l’ont fait passer d’une position de droite à une position de gauche. Il faut remonter à toutes les causes qui ont conduit à la situation actuelle, à la dégénérescence de l’Internationale, à l’écroulement du parti russe. Ce n’est que si ce travail est fait qu’il sera possible de constituer un courant international de gauche non fictif; sinon ce ne sera pas possible, qu’on le veuille ou non.

Ensuite Amadéo, en cohérence avec son analyse de la situation en Russie - qui, sur ce point, était aussi celle de Trotsky et de l’opposition russe - affirme qu’il ne faut pas quitter le parti, quitter l’Internationale, y compris en subissant tout ce qu’il y a de mécanique, d’odieux dans la discipline qui y est imposée. Il faut y rester parce que ce n’est que là qu’il est possible d’influencer - à condition d’en avoir la force, bien sûr - les masses qui sont substantiellement communistes. Donc ne pas rompre avec l’Internationale tant que nous n’en serons pas expulsés, ou tant qu’elle ne sera pas définitivement passée à l’ennemi, auquel cas évidemment il ne saurait être question d’y rester même si on nous demandait humblement de demeurer au sein de notre sainte-mère l’Eglise.

Nous avons voulu rappeler quelle était la position définie par Amadéo, parce c’est fondamentalement la position suivie par la Fraction par rapport à Trotsky surtout et par rapport aux constructeurs de parti en chambre, à ceux qui s’imaginer qu’il est possible de créer le parti à froid et avec des matériaux hétérogènes.

 

Naissance de la «Fraction de gauche de l’Internationale»

 

La lettre à Korsch date de 1926; la Fraction naît en avril 1928 dans la région parisienne, plus précisément à Pantin. Les camarades de la Fraction qui étaient rentrés en Italie pendant la guerre parlaient de ce Pantin comme d’une Mecque, comme quelque chose d’extraordinaire. A la lecture, les documents apparaissent beaucoup plus modestes; mais si on les relie à notre perspective comme nous avons essayé de le dire plus haut, alors ils revêtent effectivement toute leur importance.

Au VIe Exécutif élargi de l’Internationale, le dernier auquel il participa, Amadéo s’exclama dans l’une de ses interventions: vous vous en prenez toujours à Bordiga, Bordiga-ci, Bordiga-là, en réalité nous sommes un courant, pas un seul individu; nos camarades à l’étranger représentent non une minorité insignifiante mais un véritable courant, une réalité qui va bien au delà de ma personne. En un sens, l’émigration italienne est un peu comme la diaspora juive; les camarades qui sont partis travailler à l’étranger, que ce soient des réfugiés politiques ou des ouvriers à la recherche de travail, ont continué à oeuvrer pour le communisme et à diffuser les traditions du parti communiste d’Italie (4).

Les membres de la Fraction étaient au nombre de deux cent environ, organisés en quelques sections: deux sections en France (Paris et Lyon), une section à Bruxelles, une section à Berlin dirigée par Ersilio Ambrogi jusqu’en 1934, moment où il se réfugia en Russie et où il fit partie de ceux qui capitulèrent (il n’est pas difficile de comprendre comment les gens pouvaient capituler à cette époque); nous le rappelons simplement parce de 1928 à 1934 il milita dans la Fraction. Il y avait enfin un petit groupe aux Etats-Unis.

Ce qui est intéressant pour nous, y compris à l’heure actuelle où ne pouvons pas nous vanter d’être plus nombreux que les camarades de la Fraction; ils ne représentaient certainement pas une force capable de bouleverser le monde, surtout dans la situation très défavorable d’alors. Mais ils inspiraient pourtant une peur bleue au parti italien. Le 19 avril Germanetto écrivait à Iaroslavsky, un des bras droits de Staline, une lettre dans laquelle Ercoli (Togliatti) au nom du P.C. d’I. demandait désespérément l’aide du parti frère contre ces maudits bordiguistes, contre cette peste répandue dans le monde entier. Humblement, comme il sied à tout bon bureaucrate, Germanetto et Ercoli par son intermédiaire demandaient, non l’envoi des troupes russes comme certains l’ont fait plus tard, mais au moins le bras de fer du parti russe:

«La lutte que notre parti doit mener contre les débris de l’opposition bordiguienne qui tente d’organiser comme fraction tous les mécontents, est très difficile. Nous devons lutter contre ces gens dans tous les pays où il y a l’émigration italienne (France, Belgique, Suisse, Amérique du nord, Amérique du sud, etc). Pour nous c’est impossible de mener cette lutte si nos partis frères nous aident pas. Jusqu’à présent [et là nous tombons dans le pathétique] cette aide nous n’avons pas eu. Les Partis Communistes de France et de Belgique, qui ont traité à fer et feu ces fractionnistes, traitent avec des gants de velours les fractionnistes du P.C. d’Italie émigrés et membres des deux partis. Nous ne croyons pas qu’en URSS cela se passera dans la même manière. Si le Parti Communiste de l’URSS ne prend pas des mesures qui obligent les fractionnistes italiens à souscrire une capitulation complète, qui puisse être publiée sur notre presse ou bien communiquée à nos cellules, nos «gauchistes» diront dans tous les pays de l’émigration que le P. C. de l’URSS n’a pas voulu condamner la «gauche italienne» et que notre parti seul [allez savoir pourquoi!]  sans l’appui du P.C. de l’URSS et de l’Internationale Communiste veut cette lutte. Notre bataille sera beaucoup plus difficile.

Le P.C. d’Italie demande au P.C. de l’URSS aide pour continuer cette lutte, déjà difficile et qui peut le devenir davantage si on a des faiblesses. Notre parti n’a rien d’autre à dire. Réclame seulement qu’on use du maximum de rigueur.

Jusqu’ici c’est la lettre du cam. Ercoli, qui a voulu souligner la situation particulièrement difficile du travail et de la lutte contre le fractionnisme de l’émigration. (....)» (5).

Puis il termine la lettre de la façon bureaucratique habituelle, c’est-à-dire qu’il ne se contente pas de signer seulement Germanetto, mais il ajoute: «Membre du Comité Exécutif de l’Internationale Syndicale Rouge et du Comité Central du Parti Communiste d’Italie». Il aligne tous les galons, toutes les distinctions pour que Iaroslavsky comprenne bien que ce n’est pas un va-nu-pieds quelconque, mais quelqu’un de haut placé qui écrit cette supplique officielle à Moscou...

Il n’est pas inutile de remarquer à quel point un petit nombre de militants pouvait épouvanter un grand parti. Nous pouvons parfaitement penser que de la même façon aujourd’hui les révolutionnaires malgré leur nombre extrêmement réduit peuvent épouvanter les gigantesques organisations avec toutes leurs relations internationales et tout l’appui de l’Etat.

 

La «troisième période»

 

Lorsque les camarades se réunissent à la Conférence d’avril à Pantin en 1928, la scène internationale a sensiblement changé par rapport à la lettre de Bordiga à Korsch. Il est important de rappeler ce qui est arrivé entre-temps car les camarades y font continuellement référence; ils expliquent que c’est là la raison pour laquelle ils se constituent en fraction, ce que Bordiga s’était toujours refusé de faire pendant sa longue lutte au sein de l’Internationale. A la fin de l’année 1927 le XVe Congrès du parti avait vu l’expulsion de Trotsky et de tous les membres de l’opposition. Au printemps 1928, avant que se tienne la conférence de Pantin, s’était réuni le IXe Plenum de l’Internationale (Plenum est la nouvelle appellation qui remplace à un certain moment celle d’Exécutif Elargi). Il décide que désormais une des conditions d’admission à l’Internationale est le rejet officiel et solennel du trotskysme; c’est en quelque sorte une vingt-deuxième condition d’admission! En juillet-août va se réunir le VIe Congrès de l’Internationale qui ne sera pas l’occasion de l’un des innombrables tournants connus auparavant, mais qui aura une valeur historique en ce sens qu’il clot toute une période et en ouvre une autre, même si les choses ne sont pas encore aussi clairement dites qu’au Xe Plenum (printemps 1929). Au VIe Congrès commence l’ère des «découvertes». Boukharine et surtout Staline «découvrent» que le capitalisme n’est pas aussi stable que l’on disait précédemment, et en même temps ils «découvrent» que la social-démocratie est le «frère jumeau» du fascisme, le «social-fascisme». C’est la «découverte» que le capitalisme est entré dans une «troisième période»: selon cette chronologie, la «première période», de 1917 à 1923 avait été celle de sa «crise aiguë»; une deuxième période, dite de «stabilisation» y avait succédé, et l’on était maintenant entré dans une nouvelle période, de «radicalisation des masses». Jusqu’alors, et tout particulièrement dans la phase la plus récente, l’Internationale avait mené une politique ultra-démocratique. Elle découvre maintenant que la social-démocratie constitue non seulement un danger menaçant, mais encore un danger à mettre sur le même plan que la menace fasciste. Pour les dirigeants de l’Internationale, social-démocratie et fascisme sont substantiellement la même chose; ils doivent être combattus avec les mêmes armes et abattre l’un signifie abattre l’autre: renversons la social-démocratie et nous aurons du même coup abattu aussi le fascisme.

Nous n’exagérons pas: ce sont là exactement les affirmations officielles; et les directives et les indications pratiques données aux partis suivent fidèlement cette orientation. Les militants ouvriers des partis sociaux-démocrates doivent être pratiquement traités comme des militants fascistes; les organisations syndicales dirigées par des sociaux-démocrates doivent être abandonnées. Donc scissions syndicales, créations artificielles de syndicats rouges ne regroupant que de toutes petites minorités de prolétaires alors que les masses ouvrières présentes dans les syndicats traditionnels étaient abandonnées entre les mains des directions réformistes, bref une fracture ouverte au sein du mouvement ouvrier qui eut les conséquences désastreuses que l’on connaît en Allemagne. Il ne s’agit pas de reconnaître ce que nous n’avons jamais cessé d’affirmer, à savoir que la social-démocratie est une arme de l’ennemi, il s’agit de considérer les militants qui y appartiennent comme quasiment des gardes blancs contre lesquels il faut mener une lutte ouverte, une lutte au couteau.

Au cours de ses tournants l’Internationale passait naturellement d’une position à l’autre avec une extrême facilité, avec une extrême légèreté et surtout avec une extrême approximation. L’argumentation théorique, la justification des tournants se réduisait à des phrases générales, à des slogans.

Il est inévitable que les historiens, les universitaires et en général nos adversaires politiques, aient maintes fois affirmé que la politique de l’Internationale dans sa fameuse troisième période, ou au moins sa théorie du «social-fascisme», aient été des positions proches des nôtres.

La vérité est tout-à-fait différente, et ce n’est pas l’un des moindres mérites de la Fraction à l’étranger d’avoir ouvertement affirmé qu’elle était opposée à ces orientations. Notre position était substantiellement différente de celle de l’Internationale: la reconnaissance que la fonction de la social-démocratie est convergente avec celle du fascisme, n’a jamais signifié que social-démocratie et fascisme étaient la même chose et qu’ils devaient être combattus de la même façon. Il faut noter ici que le parti italien ne se rangea aux théorisations du social-fascisme qu’avec un certain retard par rapport aux autres partis. Il y eut indubitablement en son sein une certaine résistance aux directives de l’Internationale. Mais ce fut une résistance de droite, liée au fait que le parti s’était tellement avancé dans l’orientation ultra-démocratique précédente qu’il lui fallut un certain temps pour accomplir le tournant, malgré toute l’élasticité d’un Togliatti. Dans les années 1927 et 1928 le parti avait mis en avant la perspective de l’Assemblée constituante: selon lui la situation en Italie allant déboucher sur une période démocratique, il fallait faire de l’agitation pour une constituante républicaine, tout devait tourner autour de la défense et de la renaissance de la démocratie contre le fascisme. Ce n’est qu’au dixième Plenum que le parti s’aligna sur les positions de l’Internationale; il effectua alors un virage à 180°, abandonnant toute perspective d’une étape démocratique et affirmant que la chute du fascisme ne pourrait que déboucher sur la dictature du prolétariat. Il était désormais considéré impossible qu’un régime démocratique puisse succéder au fascisme, expression suprême du capitalisme, car cela reviendrait à admettre un retour en arrière de l’histoire. Et comme le fascisme ne pourra s’écrouler que par l’action des masses prolétariennes en révolte, la dictature du prolétariat en était la conséquence assurée.

Partant de constatations sans doute justes (si nous mettons de côté la démagogie sur les luttes en Italie), ces analyses arrivaient à des conclusions on ne peut plus erronées. Notre courant avait toujours soutenu que le fascisme est le stade suprême de l’évolution du capitalisme. Mais il n’en avait jamais déduit que des retours à des formes démocratiques étaient impossibles; il avait soutenu au contraire que c’était une possibilité (et mis en garde le parti que la direction entraînait vers des alliances avec les démocrates contre cette possibilité), étant bien clair que cette démocratie reprendrait à son compte nombre de méthodes fascistes pour défendre l’ordre établi. Nous constatons malheureusement aujourd’hui à quel point la démocratie est beaucoup plus stable, beaucoup plus coriace et difficile à abattre que le fascisme.

La Fraction affirmait donc qu’il était impossible d’exclure un retour à la démocratie. Elle disait même que la pire conséquence que l’on pouvait redouter du fascisme, est qu’il engendre une telle faim de démocratie que le plus probable est malheureusement que ce soit la bourgeoisie elle-même qui mette fin à ce régime lorsque ses méthodes auront épuisé leur efficacité; elle recourra alors à la démocratie, bien consciente qu’elle pourra utiliser ce système pour réussir à duper encore mieux le prolétariat. Nous allons le démontrer en citant des résolutions de la Fraction.

 

Contre la théorie du «social-fascisme»

 

Lors du Congrès de la Fraction du premier mai 1930, il y a une note intéressante pour ce qui est de la fameuse question du social-fascisme:

«Ayant répété que pour abattre le fascisme il n’y a que la force du prolétariat, on ne peut cependant exclure que, dans le cours du mouvement prolétarien, le capitalisme fasse de nouveau appel à la démocratie et à la social-démocratie pour empêcher que le mouvement s’oriente vers l’insurrection et pour contenir et arrêter le mouvement dans une phase déterminée, sur la base du dilemme fascisme-démocratie». C’est ce qui est arrivé vingt ans plus tard. «Il reviendra lors au prolétariat communiste d’empêcher que les sanglantes tragédies se concluent, même provisoirement, par la mascarade démocratique».

Quelques mois auparavant, la direction du PC d’Italie, peut-être parce qu’elle avait une peur bleue des bordiguistes, envoie Tresso (dit «Blasco» qui deviendra ensuite trotskyste et sera l’un des «trois» qui formeront la «Nouvelle Opposition Italienne» - une mascarade sur laquelle nous ne voulons pas nous arrêter ici - avant d’être assassiné par les staliniens français pendant la seconde guerre) rencontrer Vercesi (6), pour sonder l’opinion des bordiguistes. Tresso, qui bien entendu n’a pas révélé le but véritable de sa venue (7), l’interroge sur divers points:

- La guerre. L’Internationale soutenait alors que le monde capitaliste préparait la guerre avec l’URSS. Une des raisons du prétendu «tournant à gauche», de la «troisième période», de la théorie du social-fascisme, etc., était précisément la croyance que les puissances démocratiques, dont les gouvernements incluaient souvent des sociaux-démocrates, étaient sur le point d’attaquer l’Union Soviétique. Toute la grande campagne d’exaltation du stalinisme naissant était en grande partie basée sur l’agitation contre la guerre. A cela Vercesi répond clairement que toute cette agitation n’est que de la démagogie, qu’il n’y a aucun danger de guerre immédiat; bref il montre que l’analyse de la Fraction est infiniment plus réaliste que celle de ceux qui se prétendaient concrétistes, qui accusaient les bordiguistes d’avoir un point de vue abstrait, métaphysique!

- La situation en Italie. De la même façon, Vercesi répond négativement à la question de savoir s’il y a de grandes agitations de masse en Italie. Le parti avait lancé une grande campagne qui peignait l’Italie dans une situation pré-révolutionnaire: masses en mouvement, grèves, etc. En conséquence de cette exaltation démagogique qui ne correspondait pas à la réalité, de jeunes militants étaient envoyés faire de l’agitation en Italie et, invariablement, ils finissaient très rapidement en prison. Vercesi est très clair: «Ce sont des informations en grande partie exagérées, et le parti ferait beaucoup mieux de sauvegarder ses militants et de mener une action qui corresponde aux situations objectives, non démagogiquement déformées».

- Le social-fascisme. Mais c’est surtout la dernière partie de la rencontre qui nous intéresse ici. Elle peut se résumer en trois points:

1) Vercesi nie que l’on puisse parler d’une transformation de la social-démocratie en social-fascisme. Le fascisme a sa fonction, la social-démocratie a la sienne propre; ce sont sans doute des fonctions convergentes pour la défense de l’Etat capitaliste, mais ce serait de notre part une grave erreur - parce que cela signifierait donner des indications tactiques erronées au prolétariat - de croire que ces deux fonctions sont mécaniquement identifiables, de croire que la social-démocratie soit devenue un social-fascisme. Les capitalistes ont tout intérêt à désorienter les prolétaires, c’est une raison de plus pour que les communistes ne participent pas à accroître cette confusion.

2) S’il est vrai que la classe qui renversera le fascisme est le prolétariat - d’un point de vue historique, général, dans le sens qu’il l’abattra pour toujours - il est tout aussi vrai que la bourgeoisie qui hier était démocratique, aujourd’hui fasciste, demain pourra redevenir démocratique.

3) Il n’est pas possible d’exclure que le développement de la crise capitaliste en Italie permette un retour à l’emploi des méthodes démocratiques ou, pour mieux dire, à l’Etat démocratique.

C’est donc une position complètement différente de celle prise alors par l’Internationale, complètement différente de celle qui nous est reprochée: l’identification mécanique entre les deux phénomènes que nous combattons, la social-démocratie et le fascisme.

 

Les causes de la fondation de la Fraction

 

Les résolutions de la Conférence d’avril à Pantin sont très modestes et elles correspondent d’ailleurs étroitement à la situation d’alors. La Fraction naît avant tout comme un regroupement qui défend la gauche russe, persécutée par la répression et dont les militants sont envoyés les uns après les autres en exil. En dépit des divergences qui ne sont pas minces, la Fraction n’hésite pas à prendre nettement position en faveur de l’opposition russe, envoyant non seulement des messages de protestation au parti russe et à l’Internationale, mais publiant un beau manifeste de solidarité avec les opposants. La Fraction demande en outre que le VIe Congrès de l’Internationale à Moscou soit placé sous la présidence de Trotsky (inutile de dire qu’elle se faisait peu d’illusions sur la possibilité que cette demande soit entendue)! Voici en effet quelles sont les demandes contenues dans le recours officiel des camarades de la Fraction au futur VIe Congrès:

1) La Fraction demande que les résolutions du XVe Congrès du parti russe qui a vu l’expulsion des membres de l’opposition et celles du IXe Exécutif Elargi soient discutées au Congrès en présence des camarades de l’opposition russe et sous la présidence de Trotsky.

2) Elle exprime la condamnation la plus catégorique des dites résolutions et l’expulsion de l’Internationale de ceux qui se solidarisent avec celles-ci.

La Fraction envoie au même moment une lettre au Comité Central du parti italien qui reprend nos positions fondamentales contre les perspectives démocratiques encore soutenues par le parti et qui réaffirme la nécessité de revenir aux positions originelles du parti. Cette lettre attaque en particulier les mots d’ordre d’une «révolution populaire antifasciste», d’un programme de gouvernement basé sur le contrôle des banques et de l’industrie, et de la «lutte pour la liberté».

Le Manifeste de la Fraction de Gauche de l’Internationale contient des phrases de ce genre:

«Les militants de la gauche russe sont les militants de votre classe et s’ils deviennent des martyrs, ce seront des martyrs de votre classe. Prolétaires, appuyez l’action que mènera la Fraction de gauche, sans illusions de succès immédiats mais inlassablement et sans trêve, parce qu’en dehors de cette action ou contre elle on ne lutte pas pour la révolution, mais on favorise ou on combat pour l’ennemi. Partout où se trouve un militant communiste doit se dresser la volonté indomptable d’empêcher que la répression ait raison des bolchéviks pour le plus grand avantage du capitalisme, et de guider le prolétariat russe à la victoire.

Pour la révolution communiste, vive Trotsky, vive la gauche russe, vive le prolétariat russe!»

Mais pourquoi donc nos camarades se constituent en Fraction? Quelle justification donnent-ils à leur attitude? Il n’est pas utile de multiplier beaucoup les citations, même si les documents sont nombreux, parce que l’argumentation est fondamentalement la même jusqu’à la fin de 1933 et surtout 1935 au moment d’un Congrès de la Fraction où s’expriment les résultats quelque peu différents d’une systématisation théorique en cours depuis une certaine période.

De manière générale les camarades ont les positions suivantes: tant que, malgré les oscillations et malgré les phénomènes d’opportunisme qui y mûrissent, le parti reste encore un parti de classe, il ne doit pas exister de fraction organisée en son sein, même si bien entendu, il faut affirmer ses idées. Si à l’inverse l’opportunisme s’est emparé du parti au point de poser le dilemme: ou victoire définitive de celui-ci, ce qui signifie disparition des possibilités de victoire révolutionnaire; ou le communisme révolutionnaire réussit à battre en brèche l’opportunisme et alors les possibilités de reprise révolutionnaire sont préservées, même si les chances de victoire révolutionnaire ne peuvent pas être immédiates. Dans une telle situation, qui n’est pas complètement figée parce qu’il existe encore dans le parti des forces qui réagissent ou qui peuvent réagir aux progrès de l’opportunisme, nous devons nous constituer en fraction. Ils nous expulsent? Et  bien qu’ils le fassent, nous continuerons à nous appeler Fraction du Parti Communiste d’Italie et fraction de l’Internationale Communiste, car pour nous c’est encore notre parti, notre Internationale. Nous nous battrons pour que des forces à l’intérieur du parti et à l’intérieur de l’Internationale reprennent nos positions et se battent pour chasser les opportunistes déclarés.

Voilà  quelle est la position des camarades, et cette position est fondamentalement juste (nous ne parlons pas des théorisations qui naîtront par la suite); en tout cas elle est liée à une analyse de la situation internationale et de son évolution qui est fondamentalement acceptable. Dans une lettre adressée à Trotsky, les camarades écrivent:

«Nous avons examiné la situation mondiale dans le cadre du cycle historique de la crise mondiale du capitalisme et de la révolution prolétarienne. Nous avons constaté la présence d’une offensive capitaliste au sein de laquelle les événements anglais et chinois paraissent avoir une importance décisive par rapport aux situation immédiates. C’est-à-dire que nous considérons que ces événements ont renforcé la position de la bourgeoisie dans le monde entier à un point tel qu’il n’est pas possible de compter sur l’éclatement immédiat d’une nouvelle vague révolutionnaire. En même temps nous avons estimé que les événements qui ont précédé le XVe Congrès du Parti Communiste Russe, le VIe Congrès lui-même et le IXe Exécutif Elargi ont profondément modifié le cours de la crise du mouvement communiste.

Alors qu’auparavant nous avions constamment lutté pour la solution de cette crise par la voie normale des discussions à l’intérieur des partis, nous avons jugé qu’il était indispensable de passer à la constitution de la Fraction parce qu’il n’était plus possible d’arriver à une solution par la voie régulière; cette solution devait au contraire se produire comme résultat de la lutte de notre fraction organisée, en correspondance avec le cours de la lutte de classe».

La différence par rapport à Trotsky est claire: celui-ci prône le redressement des partis parce qu’il pense que ce redressement est possible par la voie normale des discussions de Congrès, etc. Les camarades de la Fraction estiment que la situation est beaucoup plus grave, que le pourrissement et la dégénérescence des partis est beaucoup plus avancée. C’est donc pour eux par une lutte, conduite y compris de l’extérieur mais en direction du parti, que pourront être libérées en son sein des forces saines, prolétariennes, capables de le reconquérir, de l’arracher à l’opportunisme. Il ne s’agit plus simplement de redresser les partis comme pense Trotsky, ce qui ne supposerait qu’une simple discussion interne, un référendum, un vote à un Congrès.

Les deux raisons historiques invoquées en faveur de cette analyse sont indiquées dans le Bulletin n°1 (février 1931):

«Pourquoi la victoire de l’opportunisme?

A cause du fait que la révolution russe ne s’est pas unifiée avec la victoire révolutionnaire dans d’autres centres de l’économie capitaliste, surtout en Europe, à cause de ce que, en conséquence de l’absence de victoire révolutionnaire dans les autres pays, le problème central de la définition de la politique communiste dans les pays capitalistes, non seulement n’a pas été résolu positivement, mais a été résolu uniquement par la copie mécanique de la politique suivie en Russie avant la victoire. Cette solution a été obtenue en outre à travers une lutte sans merci contre notre fraction, le seul groupe qui préconisait l’examen de ce problème fondamental et qui présentait des solutions à ce propos, problème de la tactique, de la construction des partis, question syndicale, front unique, question agraire et des partis paysans, etc.»

On voit ici une autre différence par rapport à Trotsky. Naturellement nous sommes d’accord avec lui que nous avons à faire à un phénomène international; la dégénérescence de l’Internationale et celle du régime russe sont étroitement liées à l’absence de diffusion internationale du mouvement révolutionnaire et à l’absence d’extension internationale de la révolution d’Octobre. Mais à ce phénomène de caractère objectif, s’ajoutent pour nous des aspects de caractère subjectif; à savoir le fait qu’il n’y ait pas eu la force et la capacité de répondre à l’isolement progressif de la révolution russe dont nous savons tous combien le poids énorme a joué sur l’Internationale, par des directives surtout tactiques et organisatives dans les différents pays pour pouvoir remonter le courant. Le problème n’était donc pas pour nous seulement le problème de reconstituer un mouvement international capable de venir en aide à la Russie, considérée encore comme un Etat encore récupérable par le prolétariat; donc pas seulement la reconstitution d’un réseau communiste et international, mais un travail de réexamen, de bilan de toutes les défaites du mouvement prolétarien depuis 1921, de façon à pouvoir donner aux partis de l’Internationale une indication qui ne soit pas mécaniquement la copie de la tactique suivie par les bolchéviks durant la révolution russe et par la suite, dans le guerre civile. Rien de nouveau là-dedans, mais la réaffirmation de ce que nous avions dit dans l’Internationale, à savoir que les partis communistes d’Occident avaient besoin de quelque chose de plus que de ce qui découlait de l’enseignement d’une révolution double; et qu’il était nécessaire surtout pour ces partis de faire un examen beaucoup plus approfondi des questions fondamentales de la tactique communiste.

L’une des accusations que l’on nous adresse toujours, non seulement à nous mais aussi à la Fraction et peut-être de façon particulière à la Fraction, c’est de concevoir les choses de façon passive, de s’appuyer essentiellement sur l’évolution des faits externes, objectifs, de ne pas avoir cherché à intervenir comme force agissante, d’avoir théorisé une conception fondamentalement mécanique. Ceci peut être en partie exact pour la dernière période de vie de la Fraction, mais ce n’était certainement pas vrai au début. Au départ la Fraction a une vision essentiellement militante, extrêmement combative, et que l’on pourrait même dire un tantinet activiste, de son rôle - ce qui du reste est lié au caractère de l’époque encore marquée par de grandes batailles au niveau international. L’opposition russe se bat encore, les camarades ressentent justement le devoir d’intervenir, même s’ils ont une vision tout sauf optimiste de la situation internationale, sans parler de la situation italienne.

La Fraction conçoit donc son rôle non comme seulement celui d’un laboratoire de formation de cadres - ce qui est sans aucun doute l’un de ses rôles, et qu’elle revendique - mais comme celui d’une organisation de combat, comme une école de militantisme révolutionnaire avec son élément de volonté, d’affirmation, de lutte à introduire dans les situations objectives. Cet aspect est exprimé dans une belle formule que nous pouvons entièrement revendiquer, parce qu’elle est l’indication de ce que nous devons faire, sans aucune illusion pour autant de changer par la seule volonté les situations objectives:

«Nous, Fraction de gauche, nous pensons que nous aurons les lendemains que nous aurons su préparer»: la Fraction sait que les lendemains ne se préparent pas tous seuls, que l’avenir se prépare au travers d’une dure lutte dans le présent.

Une autre petite citation pour montrer que le fatalisme si souvent reproché lui était étranger:

 «La victoire révolutionnaire n’est pas le résultat de mille défaites qui seraient mécaniquement suivies par le mouvement insurrectionnel du prolétariat.» (nous avons répété que toutes les défaites enseignent quelque chose, qu’elles peuvent être transformées en un élément utile; mais la victoire révolutionnaire ne vient pas automatiquement parce qu’après beaucoup de défaites nous aurions beaucoup appris) «La victoire révolutionnaire est à l’inverse le résultat de la “volonté”» (les guillemets sont là pour rappeler que ce n’est pas un fait purement volontaire) «de l’avant-garde communiste qui, si elle a été mille fois trahie, trouvera dans cette expérience la base de construction d’un organisme qui devant une situation révolutionnaire, devant une avancée des masses saura dire à celles-ci comment il faut résoudre la question de la destruction de l’appareil capitaliste et de l’instauration de la dictature du prolétariat».

Une polémique oppose même Vercesi  à un autre camarade qui soutenait  des positions de type fataliste (ce sont les conditions économiques qui créent le parti, qui créent la Fraction, il n’y a rien d’autre à faire qu’à attendre que la situation objective crée automatiquement en quelque sorte l’organe-parti). Vercesi répond qu’il n’y a aucun doute que la situation objective a un rôle dans la naissance de l’organisation politique, mais qu’il y faut aussi un facteur de volonté, un facteur de décision, d’intervention active, qui ne doit pas être sous-évalué. Nous avons toujours dit que c’est d’ailleurs là un des éléments du parti qui est un phénomène de conscience et de volonté, qui ne peut ignorer les conditions objectives, mais qui doit leur appliquer le levier d’une intervention de nature volontaire, bien que non volontariste.

Nous pouvons lire dans une résolution de décembre 1930 - deux ans après la fondation de la Fraction, deux ans ou cours desquels elle a dû donné des réponses précises sur les événements qui se succédaient à l’échelle internationale, ainsi qu’une définition précise de sa propre nature, de sa propre raison d’être - la raison de la transformation du courant en fraction.

«Le courant au sein du parti se transforme en Fraction quand le développement des forces étrangères et adverses a obtenu des succès tels qu’ils menacent les bases mêmes de l’organisation prolétarienne» (ces bases sont menacées, donc elles ne sont pas encore détruites). «Le jeu des tendances est l’écho des mouvements de classe, l’opportunisme représente la politique orientée vers la préparation de la faillite du parti face à la situation révolutionnaire. La gauche représente la politique qui veut s’appuyer sur les répercussions des mouvements de classe dans la perspective de liquider l’opportunisme pour préparer la victoire du parti dans ses objectifs fondamentaux. A la lutte entre les courants succède la lutte entre les fractions qui deviennent le reflet au sein du parti des intérêts des classes ennemies, du capitalisme et du prolétariat. L’opportunisme reflète les intérêts de la bourgeoisie, la gauche reflète les intérêts du prolétariat.

A la lutte entre les fractions succède la lutte pour la construction du parti quand l’opportunisme devient l’agent direct de l’ennemi dans le camp prolétarien».

Selon la Fraction, et c’est du reste aussi l’analyse de Trotsky, nous n’en sommes pas encore là; l’opportunisme stalinien n’est pas encore un agent direct de la bourgeoisie au sein du prolétariat et il y a donc encore une possibilité de sauver le parti, de sauver l’Internationale, par une lutte de l’extérieur du parti et de l’Internationale, s’il n’est plus possible de mener celle-ci à l’intérieur.

 

*   *   *

 

Dans le même temps la Fraction donne une grande importance au développement de la lutte syndicale. C’est là aussi un point sur lequel la Fraction a maintenu jusqu’en 1937 les positions classiques de notre courant (en 1938 elle commence à osciller) sur la question syndicale: il faut rester dans les syndicats, il faut mener une activité intense dans les organisations de défense économique existantes. Si l’on constitue, comme c’est nécessaire de la faire, des fractions syndicales,  cela doit être fait à l’intérieur des organisations dirigées par les sociaux-démocrates et en menant une action qui soit étroitement liée aux intérêts de vie et de travail de la classe ouvrière. Les points indiqués dans la résolution sont les suivants:

Travailler attentivement avec un ferme esprit classiste dans les syndicats; promouvoir et renforcer la formation d’une saine opposition unitaire révolutionnaire; combattre ouvertement toute les manoeuvres et les obstacles qui gênent la clarification et l’orientation classiste, ne pas accepter de partage des responsabilités dans les organes dirigeants où régne une politique de négation du développement révolutionnaire; intervenir de façon autonome dans toutes les agitations en les préparant et en les orientant vers les objectifs réels, immédiats et finaux, de la classe.

Pour comprendre la portée de ces indications, il faut se souvenir qu’à ce moment la politique de l’Internationale et donc du parti en Italie comme ailleurs, était de créer des organisations syndicales en dehors des grands syndicats dirigés par les sociaux-démocrates, et lorsqu’un travail était mené à l’intérieur de ceux-ci, de le faire non avec l’objectif de la reconquête du syndicat comme syndicat de classe, mais sur la base de la constitution de comités d’usine, de conseils d’entreprise, etc.; bref, dans un cas comme dans l’autre, l’action de l’Internationale se menait en dehors des organisations syndicales qui regroupaient encore les grandes masses prolétariennes.

Pour donner un petit exemple de la position très claire et très lucide prise par la Fraction face à la situation internationale, citons sa réaction sur trois points qui regardent les attitudes typiques de l’opportunisme, stalinien ou non.

Le premier point est la critique de la conception mécaniste des théoriciens du «tournant à gauche» de l’Internationale pour qui les crise économique doit entraîner de manière quasi-automatique une réponse révolutionnaire du prolétariat: comme la crise avait éclaté en 1929, il fallait donc s’attendre à ce qu’elle produise mécaniquement, inévitablement, la lutte prolétarienne. Notre courant a très souvent été accusé de défendre une telle conception «fataliste», mécaniste, économiste, qui est une caricature de la conception déterminisme marxiste de l’histoire. La citation suivante montre que la Fraction combattait ce type de positions qui était propre à nos adversaires:

«Mais, s’il est vrai que la période impérialiste est précisément celle qui doit se conclure comme période historique par la guerre ou la révolution, il est tout aussi élémentaire que pour arriver à l’une ou l’autre de ces solutions du dilemme, le facteur essentiel est représenté par l’existence d’une organisation vraiment communiste du prolétariat qui puisse faire face au bloc des organisations ennemies qui, à la veille de la solution définitive constituée par l’insurrection du prolétariat, sont dévastées par une crise qui fracasse le fonctionnement de l’appareil répressif anti-prolétarien.»

«L’aggravation de la situation économique, la crise, et les multiples aspects de la crise actuelle qui excluent une solution pacifique, posent de manière évident les prémisses d’une modification de l’état actuel des rapports de force. C’est-à-dire qu’ils posent les conditions pour les batailles de classe, mais ils ne déterminent pas l’issue de ces batailles; et le fait que l’économie prolétarienne est appelée à succéder à l’économie capitaliste, ne signifie pas du tout que lorsque le contradictions sur lesquelles est basée l’économie bourgeoise en arrivent au point de provoquer la faillite de l’appareil productif, la classe prolétarienne doive inévitablement gagner la bataille. Ce qui décide en définitive du sort de la bataille, c’est le parti de classe du prolétariat et sa capacité de déloger l’ennemi de la fonction qu’il défend par la violence et la corruption, de détruire son appareil de domination et d’instaurer la dictature du prolétariat, première condition indispensable pour donner au mécanisme productif la possibilité de fonctionner au rythme des forces engendrées par le développement de la technique et de l’économie».

Nous pouvons ajouter une phrase encore: «Quand on dit que la situation italienne est sans issue,» chose entendue tant de fois et que parfois nous même nous avons répété dans notre propagande, mais qui n’est pas absolument correcte du point de vue général, «on dit une chose parfaitement juste si on veut signifier qu’il n’y a pas de possibilité de régénérer l’organisation économique, de la faire sortir du cycle vicieux où les circonstances et les rapports de forces des groupes impérialistes l’ont conduite.

Mais on dit une chose absolument fausse» et cela, il nous est facile de le comprendre, nous qui vivons dans une période de crises, «si on veut par là arriver à la conclusion social-pacifiste que le capitalisme est en train de creuser sa propre tombe». Cette tombe, c’est nous qui devons la creuser, non pas en tant qu’individus ni même en tant que parti (seulement en tant que parti), mais c’est la classe ouvrière qui doit creuser cette tombe, qui, dirigée par son parti de classe, doit savoir mettre à profit les conditions objectives qui se sont créées pour renverser le capitalisme.

(A suivre)

 

 


 

 

(1) Le lecteur peut se reporter à l’étude «Trotsky, la fraction de gauche du PC d’Italie et les mots d’ordre démocratiques», parue sur «Programme Communiste» n° 84-85.

(2) cf «Il Programma Comunista» n°14, 18/7/56.

(3) La lettre d’Amadéo Bordiga à Karl Korsch (octobre 1926) est reproduite sur «P. C.» n° 68, dans le cadre de l’étude sur «La crise de 1926 dans le PC russe et l’Internationale». Le groupe «Kommunistische Politik» de Korsch suscitait quelques doutes en raison de ses oscillations: «Quant aux allemands, il y a quelques divergences entre eux et nous, dont celles dont tu t’es bien aperçu. Ils mettent sans doute beaucoup de bonne volonté à se faire influencer par nous, mais ils sont trop enclins à se compromettre. Ils ont fait de curieuses manoeuvres avec le groupe de Fischer [l’ancienne dirigeante zinoviéviste du PC allemand], ce que je désapprouve. Puis ils se sont précipités pour se solidariser inconditionnellement avec l’opposition russe, en reconnaissant Trotsky plus à gauche que Zinoviev, bien qu’auparavant ils le jugeaient à droite; maintenant ils sont indignés de leur soumission (contre laquelle ils voudraient un manifeste international, ou au moins que nous relevions le drapeau abandonné par eux). Je suis résolument pour une ligne d’attente» Lettre de Bordiga à Pappalardi, 28/10/1926. cf «A. Bordiga, Lettere 1925-1926», «Quaderni Pietro Tresso» n°14, nov. 1998. Quelques jours plus tard, à la suite d’une tentative d’assassinat contre Mussolini le 31 octobre, la répression fasciste se déchaîne; Bordiga, en fuite, est arrêté le 20 novembre, ce qui met fin évidemment aux contacts internationaux.

(4) Ces interventions au VIe Exécutif Elargi sont reproduites sur «P.C.» n°69-70.

(5) Lettre écrite en français. cf Michel Roger, «Histoire de la Gauche italienne dans l’émigration: 1926 - 1945», p. 142, 143. Thèse de Doctorat, E.H.S.S., Paris 1981., d’où nous avons repris d’autres citations.

(6) Vercesi (pseudonyme d’Ottorino Perrone) était le principal animateur de la Fraction, après avoir été à partir de 1924 «l’organisateur technique et l’âme de la Gauche» dans le parti». Voir «En mémoire d’Ottorino Perrone», «P.C.» n° 1 (oct.- déc. 1957).

(7) Officiellement la rencontre de Tresso durant l’été 1929 est motivée par une mise en garde contre les agissements d’un provocateur fasciste, mais en fait la direction du parti dont il était membre voulait avoir des renseignements de première main sur les positions des «bordiguistes». En 1930, un mois à peine après avoir voté l’exclusion de Bordiga du parti, Tresso passe à l’opposition avec 2 autres dirigeants du parti; ces «trois» forment alors la Nouvelle Opposition Italienne qui est immédiatement accueillie dans les rangs de l’organisation trotskyste internationale et reconnue comme sa section italienne. cf «Vita di Blasco», Odeonlibri 1985, p. 83. Le compte-rendu de la rencontre de Tresso avec Perrone se trouve sur les «Annali Feltrinelli», 1966, p. 938, 939 et 940.

 

 

 

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