Rapport de A. Bordiga sur le fascisme au Vème Congrès de l’Internationale Communiste

 

( 23ème séance - 2 juillet 1924 )

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(Dans la première partie de son discours, l’orateur résume son rapport sur le fascisme au IVème Congrès de l’Internationale communiste, fait le 16 novembre 1922, peu après la «marche sur Rome»).

 

Dans mon premier rapport, je n’ai pas encore abordé la question qui a surgi dans nos rangs au IVème Congrès, mais à laquelle le camarade Zinoviev a fait allusion dans son discours: qu’est-il arrivé en Italie après le départ de la délégation italienne à Moscou, un coup d’Etat ou une comédie? Je traiterai brièvement cette question qui, à mon avis, est triple: était-ce une révolution, un coup d’Etat ou une comédie?

Je rappellerai les faits qui ont caractérisé la conquête du pouvoir par les fascistes. Il n’y a pas eu de lutte armée, mais seulement une mobilisation des troupes fascistes qui menaçaient de conquérir révolutionnairement le pouvoir, et une espèce de mobilisation défensive de l’Etat qui, à un moment donné, proclama même l’état de siège. Mais pratiquement, l’Etat ne s’est pas défendu et les choses n’allèrent pas jusqu’à la lutte armée. Au lieu de heurts violents, il y eut un compromis et à un certain point la lutte fut pour ainsi dire remise à plus tard, non parce que le roi s’était refusé au bon moment à signer le décret d’état de siège, mais parce que de toute évidence le compromis était préparé de longue date. Le gouvernement fasciste s’est donc constitué de façon normale. Après la démission du cabinet Facta, le roi a convoqué Mussolini pour former le nouveau ministère. Le chef de la prétendue révolution a fait le voyage de Milan à Rome en wagon-lit, salué à toutes les stations par les représentants officiels de l’Etat. On ne peut donc parler de révolution, non seulement parce qu’il n’y a pas eu d’attaque insurrectionnelle au pouvoir constitué, mais aussi pour toutes les autres raisons que nous avons exposées en traitant de la signification historique du fascisme. Du point de vue social, le fascisme ne représente pas un bouleversement. Il ne possède aucun programme nouveau; il ne représente même pas la négation historique des vieilles méthodes de gouvernement de la bourgeoisie; il représente seulement l’achèvement logique et dialectique complet de la phase précédente de gouvernements bourgeois dits démocrates et libéraux.

Nous nous dressons résolument contre l’affirmation mille fois répétée des fascistes selon laquelle leur prise du pouvoir constituerait une révolution. Dans ses discours, Mussolini dit: nous avons accompli une révolution. Nous répliquons: il n’y a eu aucune révolution, aucune lutte, aucune terreur révolutionnaire, parce qu’il n’y a pas eu de «conquête du pouvoir» au sens propre, ni d’anéantissement véritable de l’ennemi. Alors Mussolini répond par un argument qui, du point de vue historique, est assez ridicule: nous avons encore le temps pour cela, nous pouvons toujours compléter notre révolution. Seulement la révolution ne peut être mise au frigidaire, même par le plus puissant et le plus audacieux des chefs. Ce n’est pas avec des arguments pareils que l’on peut repousser notre critique. On ne peut dire: c’est vrai, ces faits sont exacts, mais on peut y remédier à n’importe quel moment. Naturellement, il est toujours possible qu’éclatent de nouvelles luttes. Mais la marche sur Rome n’a été ni une bataille ni une révolution. Et si l’on objecte qu’il y a pourtant eu un changement insolite dans le gouvernement, un coup d’Etat, je ne m’attarderai pas sur ce point, parce que la question se réduit en dernière analyse à un jeu de mots. Même quand nous parlons simplement de coup d’Etat; nous désignons un changement de gouvernement qui ne se limite pas à un changement pur et simple de personnes, à un simple remplacement de l’état-major ou pouvoir, mais qui élimine de façon violente le type de gouvernement jusque-là en place. Or cela le fascisme ne l’a pas fait. Il a beaucoup discouru contre le parlementarisme; sa théorie était antidémocratique et antiparlementaire. Mais dans l’ensemble, son programme social n’est rien d’autre que le vieux programme démocratique mensonger, c’est-à-dire qu’une simple arme idéologique pour le maintien de la domination de la bourgeoisie. Le fascisme est devenu très rapidement parlementaire - avant même la prise du pouvoir. Il a gouverné pendant un an et demi sans dissoudre la vieille chambre qui était composée en grande majorité de non-fascistes et pour le reste d’antifascistes. Avec la souplesse qui caractérise les politiciens bourgeois, cette chambre s’est empressée de se mettre à la disposition de Mussolini pour légaliser sa position et lui accorder tous les votes de confiance qu’il lui plairait de demander. Le premier cabinet Mussolini lui-même (il revient lui-même continuellement sur ce fait dans ses «discours de gauche») n’était pas purement fasciste, mais comprenait des représentants des plus importants partis bourgeois (parti de Giolitti; parti Populaire, de la gauche démocratique). Il s’agissait donc d’un gouvernement de coalition. Voilà ce qu’a engendré le prétendu coup d’Etat. Un parti qui comptait 35 députés à la Chambre a pris le pouvoir et a occupé la grande majorité des postes de ministres et de sous-secrétaires.

Au reste, il faut signaler un fait historique très important qui ne s’est pourtant pas produit pendant la marche sur Rome: je veux parler de l’occupation de toute l’Italie par les fascistes, occupation favorisée par le cours des événements et qui peut être géographiquement étudiée. La prise du pouvoir par Mussolini ne fut que la reconnaissance d’un rapport de forces antérieurement créé. Tous les gouvernements qui avaient été au pouvoir (surtout celui de Facta) avaient laissé le champ libre au fascisme. C’est lui qui gouvernait l’Italie; il avait les mains complètement libres et pouvait disposer de l’appareil d’Etat. Le gouvernement Facta ne s’est maintenu que pendant deux mois, en attendant le moment où le fascisme jugerait convenable d’assumer officiellement le pouvoir.

C’est pour cette raison que nous avons employé le terme de «comédie». En tous cas, nous maintenons pleinement qu’il ne s’est pas agi d’une révolution. Il y a bien eu un changement dans les forces dirigeantes de la bourgeoisie, mais ce changement a été préparé et accompli peu à peu. Il ne marque aucune modification du programme de la bourgeoisie italienne, ni sur le plan économique et social, ni même sur celui de la politique extérieure. En effet, la grande force de choc de la prétendue révolution fasciste, que ce soit après ou avant la marche sur Rome, n’a pas résidé dans l’emploi officiel de l’appareil d’Etat, mais dans la réaction illégale tacitement soutenue par la police, les administrations municipales, la bureaucratie et l’armée. Cet accord tacite, il faut le souligner énergiquement, était déjà total avant la prise du pouvoir par les fascistes.

Dans ses premiers discours à la Chambre, Mussolini a dit: je pourrais vous faire chasser de cette salle par mes troupes. J’en ai le pouvoir, mais je ne le fais pas. La Chambre peut continuer à exercer ses fonctions, si elle est prête à collaborer avec moi. Eh bien, l’énorme majorité de la vieille Chambre s’est soumise bien volontiers aux ordres du nouveau chef.

On peut établir qu’après la prise du pouvoir, les fascistes n’ont introduit aucune législation nouvelle. Sur le plan de la politique intérieure, aucune loi d’exception n’a été promulguée. Certes, il y a eu des persécutions politiques dont nous reparlerons; mais officiellement, les lois n’ont pas été modifiées et il n’y a pas eu de décrets exceptionnels du type de ceux que les gouvernements bourgeois ont promulgués dans le passé aux époques révolutionnaires, comme par exemple sous Crispi et Pelloux qui se défendirent pendant un certain temps contre les partis révolutionnaires et leurs dirigeants par l’état de siège, les tribunaux militaires et les mesures répressives.

Le fascisme continue au contraire à employer contre les forces prolétariennes la même méthode qu’avant la prise du pouvoir. Il a même déclaré que ses troupes d’assaut illégales seraient dissoutes dès que les autres partis en auraient fait autant. En réalité, les organisations fascistes de combat n’ont disparu en tant qu’organisations extérieures à l’Etat que pour se voir intégrées à celui-ci comme «Milice nationale». Tout comme avant, cette force armée reste à la disposition du parti fasciste et de Mussolini en particulier. Elle représente une nouvelle organisation absorbée officiellement dans l’appareil d’Etat. C’est le pilier du fascisme.

La question de savoir s’il faut laisser cette organisation disparaître ou non reste à l’ordre du jour. Peut-on exiger du fascisme qu’il use de moyens constitutionnels en politique intérieure au lieu d’utiliser ces nouveaux organes? Naturellement, il n’a pas encore reconnu les vieilles normes du droit constitutionnel et la Milice reste l’adversaire le plus à craindre pour tous ceux qui aspirent à abattre le pouvoir fasciste.

Sur le plan judiciaire il n’existe pas chez nous de lois d’exception. Quand, en février 1923, des milliers de communistes italiens furent arrêtés, on crut que le fascisme commençait une campagne judiciaire contre nous, qu’il prendrait des mesures énergiques et ferait prononcer les sentences les plus graves. Mais la situation se développa très favorablement et nous fûmes jugés sur la base des vieilles lois démocratiques. Le code pénal italien (oeuvre du représentant de l’extrême-gauche bourgeoise, le ministre Zanardelli) est extrêmement libéral et laisse ouvertes de nombreuses possibilités; surtout dans le domaine des délits politiques et d’opinion, il est modéré et élastique. Il nous fut donc facile de prendre la position suivante: «nous comprendrions parfaitement que le fascisme se débarrasse de ses adversaires et prenne des mesures dictatoriales contre nous. Il a parfaitement raison de nous juger et de nous condamner parce que nous sommes communistes et que notre but est de renverser le gouvernement existant par une action révolutionnaire; mais du point de vue juridique, ce que nous faisons n’est pas défendu. Certes, d’autres choses sont interdites, mais vous ne possédez aucune preuve de la prétendue conjuration et de la prétendue association de malfaiteurs sur laquelle repose l’accusation». Non seulement nous avons soutenu ce point de vue, mais il nous a valu l’acquittement du tribunal parce qu’il était absolument impossible de nous condamner sur la base des lois en vigueur.

Nous pûmes alors constater que l’appareil judiciaire et policier n’était nullement à la hauteur de sa tâche du point de vue fasciste. Le fascisme s’était emparé de l’appareil d’Etat, mais il n’avait pas été capable de le transformer à ses propres fins. Il n’entendait pas se débarrasser des chefs communistes par voie de procès. Il avait ses cadres, ses propres organisations terroristes, mais sur le terrain de la justice, il ne croyait pas avoir besoin d’armes nouvelles. Cela démontre à mon avis une nouvelle fois que pour lutter contre le prolétariat, les garanties que la justice libérale offre à la bourgeoisie sont complètement insuffisantes. Il est vrai que dans de telles circonstances, notre défense elle-même a dû passer par des voies légales, mais si l’adversaire se trouve en possession d’une organisation illégale grâce à laquelle il pourrait résoudre la question de façon bien différente, ces garanties démocratiques perdent pour lui toute signification

Le fascisme continue la vieille politique des mensonges démocratiques de gauche, de l’égalité de tous devant la loi, etc... Cela ne l’empêche pas de se livrer à de graves persécutions contre le prolétariat, mais en ce qui concerne les procès purement politiques contre les dirigeants du prolétariat révolutionnaire, le fascisme n’a rien ajouté de nouveau au système classique des gouvernements démocratiques bourgeois. Or une révolution est toujours caractérisée par la transformation des lois politiques.

Je traiterai maintenant de façon brève les événements advenus après la conquête du pouvoir par le fascisme.

Avant tout, quelques mots de la situation économique en Italie. Les fascistes continuent à répéter que la crise économique de 1920-21 a fait place à la prospérité depuis qu’ils sont au pouvoir. Ils prétendent que, depuis deux ans, cette situation s’est stabilisée, que l’équilibre économique a été rétabli, que l’ordre a été restauré et que l’ensemble de la situation s’est notablement amélioré. Tels seraient les avantages du fascisme pour toutes les classes sociales, les bénédictions dont tout le peuple italien lui serait redevable. Cette thèse officielle est appuyée par une mobilisation de grand style de toute la presse et par tous les moyens dont dispose un parti solidement installé au pouvoir. Mais elle n’est rien d’autre qu’un mensonge officiel. En Italie, la situation économique est actuellement mauvaise. Le cours de la lire n’a jamais été plus bas depuis la fin de la guerre: elle vaut à peine 4,3 cents américains... Le fascisme n’est pas parvenu à améliorer la situation. Il est vrai que selon Mussolini, le cours de la lire serait tombé encore plus bas s’il n’était pas au pouvoir, mais on ne peut prendre cet argument au sérieux.

Les fascistes prétendent en outre avoir rétabli l’équilibre du budget. C’est vrai du point de vue matériel: il est notoire qu’avec les bilans d’Etat, on peut démontrer tout ce qu’on veut. De toutes façons, les fascistes n’ont pas démenti les techniciens de l’opposition qui ont démontré, chiffres en mains, que si le prix du charbon n’avait pas baissé par rapport à 1920-21 et si les dépenses de guerre n’avaient pas été enregistrées d’une façon nouvelle du point de vue purement comptable, le déficit de l’Etat apparaîtrait aujourd’hui très supérieur à celui de 1920-21.

Quant aux indices économiques, ils révèlent une aggravation générale de la situation. Il est vrai que le nombre des chômeurs reste très inférieur à celui de 1920, et surtout de 1921, qui était énorme, mais pendant les derniers mois, le chômage a recommencé à augmenter et la crise industrielle n’a pas été définitivement surmontée. Dans le domaine des affaires, la situation est extrêmement tendue et le commerce connaît de graves difficultés, comme le montre la statistique des faillites qui ont considérablement augmenté par rapport aux dernières années. L’indice du coût de la vie dans les grandes villes a lui aussi augmenté. Bref, il est clair que l’ensemble de la situation économique en Italie s’aggrave et n’est nullement stabilisée. Sous la pression de la bourgeoisie tout ce que le fascisme a réussi à produire est seulement une stabilité extérieure. Les indices officiels montrent que tout ce qui a été obtenu est exclusivement le fruit de cette terrible pression exercée sur le prolétariat, que tout ce qui a été réalisé l’a été aux dépens de la classe prolétarienne et dans l’intérêt exclusif de la classe dominante. On ne doit pas oublier que l’existence même de cette pression impitoyable laisse présager une explosion des classes qui ont été sacrifiées à la tentative faite par le fascisme pour rétablir la situation économique dans l’intérêt exclusif de la grande bourgeoisie.

J’en viens maintenant à l’attitude du gouvernement fasciste envers les ouvriers. J’ai déjà noté que les grands procès politiques intentés contre nous ont donné la preuve de l’insuffisance de l’appareil judiciaire de l’Etat fasciste. Mais de graves persécutions contre le prolétariat ont eu lieu dès qu’on a été en mesure d’accuser nos camarades non de délits considérés par le code comme «politiques», mais de délits de droit commun. De nombreux heurts se sont produits et continuent à se produire entre fascistes et prolétaires, surtout communistes, et il y a chaque fois des morts et des blessés des deux côtés. Il est notoire que longtemps encore après la conquête du pouvoir par le fascisme, une complète impunité était assurée aux fascistes qui avaient tué des ouvriers, même lorsqu’il existait contre eux des preuves accablantes. Par contre, les ouvriers qui blessaient ou tuaient des fascistes pour se défendre étaient condamnés aux peines les plus graves. L’amnistie qui vient d’être prononcée est à l’avantage exclusif de ceux qui ont commis des délits de droit commun à des fins nationales: c’est une amnistie pour les assassins fascistes, tandis que les délinquants qui ont agi dans un but antinational, c’est-à-dire qui ont combattu contre le fascisme, doivent s’attendre aux peines les plus terribles. C’est donc une pure amnistie de classe.

Une autre amnistie a réduit les peines atteignant 2 à 3 ans, mais il faut savoir que nos camaracles ont presque toujours été condamnés à 10, 15 et 20 ans de détention. Des centaines et des centaines d’ouvriers et de camarades italiens sont actuellement en prison parce qu’ils n’ont pas pu passer à temps la frontière après les combats armés avec les fascistes auxquels ils ont participé et que les fascistes avaient presque toujours provoqués. Le gouvernement actuel exerce ainsi la répression la plus féroce contre la classe ouvrière. Celle-ci ne peut même pas tenter de se défendre contre la terreur fasciste sans que la justice intervienne immédiatement contre elle d’une façon qui ne diffère pas des procès politiques classiques pour «trahison». Juridiquement, toutes les garanties permettant au parti communiste, au mouvement anarchiste, etc... d’exister subsistent tout comme avant. Qu’y a-t-il d’impossible en théorie?

Les choses vont de même en ce qui concerne la presse. Officiellement, la liberté de presse reste en vigueur. Tous les partis sont autorisés à publier leurs organes, mais bien qu’il n’existe pas de dispositions officielles dans ce sens, les questeurs peuvent empêcher la parution d’un journal. Jusqu’à maintenant seuls des journaux communistes ont été interdits. Notre quotidien Il Lavoratore de Trieste l’a été en application d’une loi autrichienne encore en vigueur dans cette ville. Ainsi, les vieilles lois autrichiennes sont employées contre les révolutionnaires que, pendant la guerre, on dénonçait comme complices de l’Autriche à cause de leur défaitisme.

Il faut signaler aussi le système connu qui consiste à faire supprimer des journaux, persécuter leurs rédacteurs ou saboter les associations de journalistes par des bandes armées et qui rend impossible la publication de la presse prolétarienne. Encore aujourd’hui, nos journaux, de même que les organes de l’opposition, sont souvent détruits ou brûlés lorsqu’ils arrivent à destination.

Le gouvernement fasciste exerce aussi une terrible pression sur les syndicats. Les ouvriers sont contraints par la force à entrer dans les syndicats fascistes. Les sièges des syndicats rouges ont été détruits. Malgré cela, les fascistes n’ont pas réussi à rassembler les masses dans leurs organisations et les chiffres d’adhérents qu’ils publient relèvent du bluff. En réalité, le prolétariat est aujourd’hui syndicalement inorganisé. Parfois, les masses participent à des mouvements dirigés par les fascistes, mais c’est seulement parce qu’elles n’ont pas d’autre possibilité de faire la grève en général. Certains ouvriers, certaines catégories qui dans leur grande majorité ne sont pas partisans des syndicats fascistes et qui votent contre eux et pour les candidats révolutionnaires lors des élections aux commissions internes, sont obligés d’adhérer au syndicat fasciste pour pouvoir même seulement essayer de lutter contre la bourgeoisie. Il en résulte un grave conflit au sein du mouvement syndical fasciste. Celui-ci ne peut empêcher les grèves et est entraîné dans la lutte contre les organisations fascistes d’entrepreneurs. Ce conflit au sein des organisations fascistes et gouvernementales se résout toujours au préjudice des ouvriers. De là un mécontentement et une crise graves que les chefs du mouvement syndical fasciste n’ont pas pu dissimuler dans les réunions de ces derniers mois. Leur tentative d’organiser le prolétariat industriel s’est donc soldée par un échec complet. Leur action tend à créer un prétexte, d’ailleurs superflu, pour freiner l’activité des syndicats libres et pour perpétuer la désorganisation du prolétariat.

Dernièrement, le gouvernement a pris des mesures contre les syndicats libres en décrétant que le travail d’organisation et d’administration internes des syndicats devait être contrôlé par l’Etat. C’est là un fait très grave, mais il ne change rien à la situation, puisque le travail des syndicats libres était déjà presque complètement paralysé par d’autres mesures.

Les syndicats libres continuent à exister, de même que les Bourses du Travail, les fédérations de métier, etc... mais il est absolument impossible de dire quel est actuellement le nombre de leurs adhérents, même là où ils ont réussi à garder le contact avec les masses, car la perception des cotisations et la propagande sont presque impossibles. Jusqu’à maintenant, il n’a pas été possible de reconstituer les cadres des organisations syndicales en Italie. Mais le grand avantage du fascisme résiderait justement selon lui dans le fait qu’il n’y a plus de grèves: pour la bourgeoisie et pour les philistins de la classe moyenne, c’est là le point décisif.

On prétend qu’en 1920, quand le fascisme n’existait pas, des masses d’ouvriers descendaient tous les jours dans les rues, tantôt pour une grève, tantôt pour une manifestation, tantôt pour des bagarres, tandis qu’aujourd’hui, il n’y a plus ni grèves, ni agitations, le travail se poursuit sans interruptions dans les usines et l’ordre et la paix règnent. C’est là le point de vue patronal.

Cependant, il y a toujours des grèves, et au cours de celles-ci des incidents dignes d’être mentionnés se sont produits, qui résultaient des rapports entre syndicats fascistes, ouvriers révolutionnaires, gouvernement et patrons. La situation est profondément instable. La lutte de classe continue, comme une série d’événement significatifs en témoigne. Malgré tous les obstacles, il n’y a pas de doute qu’elle continue à se développer. L’action du gouvernement fasciste est aussi dirigée contre les ouvriers des entreprises d’Etat. Par exemple, les cheminots sont soumis à une véritable terreur. Un grand nombre d’entre eux a été licencié, parmi lesquels, en premier lieu, les membres actifs d’organisations révolutionnaires, les syndicats de cheminots comptant parmi ceux dont la direction était de loin le plus à gauche. Le gouvernement a procédé de même dans une série d’autres entreprises dépendant de l’Etat.

Les fascistes répètent continuellement qu’ils ont accordé aux prolétaires une grande conquête, la journée de 8 heures, et ils demandent dans quel autre grand Etat le gouvernement a promulgué une loi semblable. Or l’application de cette loi est soumise à des clauses qui annulent le principe de la journée de 8 heures. Même en l’appliquant à la lettre, on pourrait imposer une journée de travail très supérieure à huit heures. En outre, la loi n’est pas appliquée. Avec l’approbation des syndicats fascistes, les patrons font ce qu’ils veulent dans les entreprises. D’ailleurs, le prolétariat italien avait déjà conquis la journée de 8 heures avec ses organisations, et certaines fédérations professionnelles avaient même obtenu un temps de travail plus court. Il ne s’agit donc pas d’un «cadeau» que le fascisme aurait fait au prolétariat italien. En réalité, on peut dire que si le chômage augmente, c’est que les patrons obligent les ouvriers à travailler beaucoup plus de 8 heures. Les autres «conquêtes» ne méritent même pas d’être citées. Les ouvriers qui s’étaient déjà assuré certains droits, une certaine liberté de mouvement et d’agitation dans les usines, subissent maintenant une discipline de fer. L’ouvrier italien travaille aujourd’hui sous le knout.

Tous les chiffres dont on dispose montrent que les salaires ont énormément diminué après avoir momentanément atteint un niveau correspondant au renchérissement des denrées de première nécessité, qui coûtent aujourd’hui 4 à 5 fois plus qu’avant-guerre. Le niveau de vie des ouvriers a beaucoup baissé. S’il est vrai que l’«ordre» a été rétabli dans les usines, c’est un ordre réactionnaire, dans l’intérêt exclusif de l’exploitation patronale. Certains exemples le montrent bien. Bien que dirigée par des opportunistes notoires comme Giuletti (ou précisément pour cette raison), l’organisation des travailleurs maritimes avait réussi jusqu’à un certain point à résister au pouvoir fasciste et à survivre à la marche sur Rome. A côté de cette organisation existait une coopérative de dockers appelée «Garibaldi», qui, pour le nouveau contrat qui devait être signé entre le gouvernement et les armateurs, avait l’intention de faire des offres très avantageuses. Pour les grands armateurs, c’était là une concurrence dangereuse, qui les aurait obligés à faire à leur tour des offres moins rentables pour eux. Qu’ont-ils fait? Un groupe des rois de la navigation a donné un ordre au gouvernement fasciste qui s’est empressé de l’exécuter: sous prétexte d’un conflit provoqué par les autorités locales, il a fait occuper par la police les bureaux de la coopérative et l’a contrainte à interrompre son activité.

La situation est très compliquée, mais il est clair que l’appareil d’Etat fasciste est au service des groupes capitalistes qui luttent contre la classe ouvrière. Toute la vie du prolétariat, toute la vie industrielle en Italie prouvent de la façon la plus claire que chez nous s’est réalisée la forme la plus extrême de développement du gouvernement en organe dirigeant et comité d’affaires des capitalistes. On peut signaler les mêmes phénomènes à propos des ouvriers agricoles. Je donnerai pour exemple la grève des «mondines» des rizières de la Lomellina. Cette grève avait été déclenchée avec l’approbation du syndicat fasciste, mais elle se heurta à la terreur de toute la réaction dressée contre elle: les grévistes furent attaquées par la police et la milice, c’est-à-dire par les organes du gouvernement fasciste, et le mouvement fut écrasé dans le sang. Il existe des centaines d’exemples semblables qui donnent une image de la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le prolétariat italien. La politique syndicale fasciste permet aux ouvriers d’essayer de lutter, mais à peine le conflit a-t-il éclaté entre ouvriers et patrons, que le gouvernement intervient avec brutalité pour protéger l’exploitation capitaliste.

Quels sont maintenant les rapports entre le fascisme et les classes moyennes? Toute une série de faits prouve que celles-ci sont déçues. Au début, elles voyaient dans le fascisme leur propre mouvement et l’aube d’une nouvelle époque historique. Elles croyaient que le temps de la domination de la grande bourgeoisie et de ses chefs politiques était révolu, sans que celui de la dictature prolétarienne - la révolution bolchévique qui les avait fait trembler en 1919 et 1920 - fût encore venu. Elles croyaient que la domination des classes moyennes, de ceux qui avaient fait la guerre et remporté la victoire, était près de s’instaurer; elles s’imaginaient pouvoir créer une puissante organisation pour prendre en mains la direction de l’Etat. Elles voulaient mener une politique autonome pour défendre leurs intérêts, une politique dirigée à la fois contre la dictature capitaliste et contre la dictature prolétarienne. La faillite de ce programme est prouvée par les mesures du gouvernement fasciste qui frappent durement non seulement le prolétariat, mais ces classes moyennes qui s’imaginaient avoir instauré leur propre pouvoir, leur propre dictature et qui s’étaient même laissées entraîner à des manifestations contre le vieil appareil de domination bourgeois qu’elles croyaient abattu grâce à la révolution fasciste. Les mesures gouvernementales du fascisme montrent qu’il est au service de la grande bourgeoisie, du capital industriel, financier et commercial et que son pouvoir est dirigé contre les intérêts de toutes les autres classes...

Ses mesures dans la question du logement, par exemple, frappent toutes les classes sans distinction. Pendant la guerre, un moratoire imposait aux propriétaires de logements certaines limitations dans l’augmentation des loyers. Les fascistes l’ont supprimé. Il est vrai qu’après avoir rétabli une liberté illimitée dans ce domaine, ils ont été obligés de promulguer une nouvelle loi limitant les droits de propriétaires de logements. Mais cette loi est purement démagogique et son but se limite à apaiser la colère suscitée par la première loi. Jusqu’à maintenant, la pénurie de logements reste énorme. On peut en dire autant de la réforme de l’école, «la plus fasciste de toutes les réformes» comme l’a définie Mussolini, qui a été préparée par le célèbre philosophe Gentile. Du point de vue technique, c’est une réforme qui doit être prise au sérieux. Pour résoudre la question sur de nouvelles bases, un travail vraiment remarquable a été accompli. Mais la tendance de cette réforme est entièrement aristocratique: elle rend impossible aux fils d’ouvriers, de gens sans moyens, de petits-bourgeois de recevoir une bonne instruction. Seules les familles qui peuvent payer les frais élevés de l’enseignement à leurs fils auront le privilège de la culture. C’est pourquoi la classe moyenne et la petite bourgeoisie ont accueilli cette réforme avec une grande mauvaise humeur, en particulier les enseignants et les professeurs, dont les conditions économiques ont encore été aggravées et qui sont soumis à une discipline plus stricte.

Un autre exemple: pour réformer la bureaucratie, le fascisme a procédé à une révision des traitements des fonctionnaires selon le principe suivant: diminution des salaires les plus bas, augmentation de ceux des fonctionnaires supérieurs. Cette réforme a provoqué elle aussi du ressentiment contre le gouvernement fasciste dans le personnel subalterne de l’Etat.

Nous ne pouvons traiter à fond ici la question des impôts, mais la fiscalité fasciste démontre clairement le caractère de classe du gouvernement. Ce dernier voulait remettre le budget en équilibre, mais il n’a pris aucune mesure contre les capitalistes: pour augmenter les recettes, il a seulement accru les charges pesant sur le prolétariat, sur les consommateurs, sur la classe moyenne et la petite bourgeoisie.

Une des principales causes du mécontentement réside dans la façon dont le fascisme a traité la population agricole, les petits fermiers, etc... S’il est l’ennemi juré du prolétariat industriel, il a aggravé de façon non moins sensible les conditions de vie de la classe paysanne. Les gouvernements précédents avaient déjà pris des dispositions pour réglementer l’impôt foncier, mais celles-ci n’avaient pas été appliquées. Le ministre fasciste De Stefani a veillé, lui, à leur application de façon si draconienne qu’une charge fiscale réellement insupportable pèse sur toute la petite propriété terrienne et même sur les revenus des petits paysans, fermiers et travailleurs agricoles. Cette charge a été rendue encore plus pesante par les impôts municipaux et provinciaux qu’autrefois les administrations locales socialistes avaient réglementés dans un sens anticapitaliste et favorable aux ouvriers. Aujourd’hui, au contraire, les impôts sur le bétail et les autres taxes rendent plus difficile que jamais la vie des petits paysans. Récemment, l’impôt sur le vin a été légèrement diminué pour apaiser le mécontentement dans les campagnes. Mais tous ces impôts continuent à représenter une charge terrible pour la population agricole.

Je donnerai seulement l’exemple d’un camarade de la délégation italienne qui est lui-même petit paysan. Pour une superficie de 12 hectares dont il est en partie propriétaire et qu’il loue pour l’autre partie, et qui lui rapporte 12.000 lires, il doit payer un impôt de 1.500 lires, c’est-à-dire de 12,5 %. Il est facile d’en déduire ce qu’il faudrait tirer de la terre pour assurer l’existence d’une famille et du personnel!

Dans le Sud, il s’est produit un phénomène qui mérite d’être noté. L’année dernière, la vendange avait été excellente. Les prix ont énormément baissé, et cette année le vin se vend à des prix très bas. Les fermiers, qui sont très nombreux dans cette région, déclarent qu’ils ne réalisent plus aucun bénéfice. En effet, là où, en dehors de la vigne, on pratique d’autres cultures, les fermiers comptent en général sur ces autres productions pour couvrir bien ou mal leurs coûts de production et c’est la viticulture qui leur fournit de quoi vivre. Mais avec le prix actuel du vin, les impôts et les coûts de fabrication du vin, il ne leur reste plus rien. Les prix de vente sont égaux aux coûts de production. Le paysan et sa famille, n’ayant plus de quoi vivre, sont contraints à s’endetter, à demander des avances aux petits-bourgeois des centres ruraux ou aux grands propriétaires et donc, dans ce dernier cas, à hypothéquer leur terre. Immédiatement après la guerre, la loi interdisait l’augmentation des loyers de fermage. Les fascistes ont abrogé cette loi, et les loyers que les petits fermiers doivent aujourd’hui payer aux propriétaires fonciers ont augmenté de 100 à 400 %. Même les clauses relatives au partage de la récolte entre propriétaires et locataires ont été radicalement modifiées au détriment de ces derniers. Pour vivre, le petit propriétaire est contraint à vendre une partie de sa terre, ou à renoncer à la parcelle qu’il avait achetée moitié au comptant, moitié à tempérament. Aujourd’hui, s’il ne peut pas payer, il perd immédiatement soit le terrain, soit l’argent déjà versé. Une véritable expropriation des petits propriétaires est en train de se produire. Ayant acheté la terre à des prix élevés après la guerre, ils ne possèdent actuellement plus d’argent liquide et ils sont contraints de la revendre à des prix inférieurs. Cette expropriation authentique par les grands propriétaires est un phénomène qui tend toujours plus à se généraliser. Toutes les mesures du gouvernement fasciste dans ce domaine ont eu pour seul résultat d’aggraver les conditions de vie du prolétariat agricole.

Dans le passé, les socialistes conduisirent une agitation avec laquelle nous ne pouvions pas être pleinement d’accord: ils cherchaient à faire exécuter par le gouvernement de grands travaux de bonification pour occuper les travailleurs et les salariés agricoles et combattre le chômage en allégeant le marché du travail dans les campagnes. Le gouvernement fasciste a suspendu ces travaux pour rétablir l’équilibre du budget. Un grand nombre de travailleurs agricoles a donc été jeté sur le marché, la misère dans les campagnes s’est accrue et les conditions de vie du prolétariat rural se sont aggravées d’autant.

Le mécontentement est directement dirigé contre le gouvernement. Les fascistes ont beaucoup parlé du parasitisme des vieilles coopératives rouges qui exploitaient systématiquement l’Etat grâce à une pression sur le Parlement en faveur des travaux publics; mais aujourd’hui, ils font exactement la même chose. Ils cherchent avec leurs coopératives fascistes (presque tout l’ancien appareil socialiste est passé dans leurs mains) à conduire une politique analogue dans l’intérêt de la nouvelle bureaucratie fasciste.

Les conditions dans lesquelles le fascisme a jeté la paysannerie sont telles qu’aujourd’hui cette classe reconnaît dans le gouvernement une puissance hostile à ses intérêts et prend peu à peu une attitude de lutte à son égard. On a déjà des exemples de révoltes paysannes armées contre les impôts et les administrations municipales fascistes. C’est là un fait extrêmement important, qui caractérise bien la situation.

Après ces remarques sur la politique sociale du fascisme, je passerai à d’autres secteurs, et en particulier à la politique fasciste dans le domaine religieux. Elle constitue un bon exemple de sa versatilité théorique. A l’origine, pour exploiter certains états d’esprit traditionnels dans les couches moyennes et chez les intellectuels, le fascisme s’était donné un programme anticlérical et avait combattu le parti populaire catholique pour miner son influence dans les campagnes. Dans une seconde période, entrant en concurrence avec le parti populaire, le fascisme est devenu le parti officiel de la religion et du catholicisme. C’est un fait à noter du point de vue historique et théorique. Le Vatican fait une politique pro-fasciste. Il a accepté avec satisfaction les concessions que le gouvernement fasciste lui a faites en améliorant les conditions de vie du clergé et en rétablissant l’enseignement religieux. Mussolini qui, en Suisse, avait édité une bibliothèque antireligieuse (une série de fascicules à 5 sous démontrant l’inexistence de Dieu et rappelant les méfaits des papes, l’histoire de la femme élue au trône pontifical et toutes les autres sottises dont on s’est servi pendant des siècles pour obscurcir le cerveau des travailleurs), Mussolini en personne invoque aujourd’hui le Père Eternel chaque fois qu’il le juge opportun et proclame qu’il gouverne l’Italie «au nom de Dieu».

L’opportunisme politique du Vatican dissimule pourtant un antagonisme fondamental qui apparaît au contraire clairement dans les rapports entre fascistes et membres du parti populaire (qui constitue une espèce de démocratie chrétienne): l’idée catholique en tant que telle est opposée au fascisme parce qu’il représente une divinisation de la patrie et de la nation qui, du point de vue catholique, constitue une hérésie. Le fascisme voudrait faire du catholicisme une affaire nationale italienne. Mais l’église catholique pratique une politique fondamentalement internationale, universelle, pour étendre son influence politique et morale par-dessus toutes les frontières. Ce contraste extrêmement significatif est momentanément résolu par un compromis.

Passons maintenant brièvement à la politique extérieure du fascisme. Les fascistes prétendent qu’avant leur arrivée au pouvoir l’Italie était dans une situation internationale très défavorable, qu’elle était méprisée par tous, mais que depuis qu’elle a un gouvernement fort, on la traite tout différemment et que sa situation internationale a profondément changé. Les faits démontrent que le fascisme n’a pu que continuer la politique extérieure traditionnelle de la bourgeoisie italienne. Matériellement, rien n’a changé. Après avoir joué sa carte principale lors du célèbre épisode de Corfou, Mussolini a renoncé à des coups de force de cette sorte, il est revenu à la raison, il a été accueilli dans les rangs des diplomates orthodoxes et il s’est bien gardé de répéter cette première erreur dans les autres questions. Les grands journaux anglais et français écrivent que Mussolini est un homme politique très habile et qu’après l’expédition de Corfou, qui était de l’enfantillage, il est devenu très sage et très prudent. En réalité, la politique internationale de Mussolini est une politique de second rang, la seule que l’on puisse faire actuellement en Italie, puisque dans la lutte des grandes puissances mondiales, celle-ci joue un rôle subalterne. Dans la question des réparations et dans le conflit franco-allemand, Mussolini a toujours pris une attitude intermédiaire qui n’a exercé aucune influence dans un sens ou dans l’autre sur le rapport des forces existant. Son attitude oscillante a été accueillie avec satisfaction tantôt par l’Allemagne, tantôt par la France, tantôt par la Grande-Bretagne.

Il est vrai que le fascisme a pu modifier et même renverser le rapport des forces à l’intérieur de l’Italie. Mais il n’a pu réaliser la même chose à l’échelle internationale parce qu’il n’a aucune influence sur les rapports entre les Etats. En l’absence de ses présuppositions historiques et sociales, on ne peut parler sérieusement aujourd’hui d’un impérialisme italien.

Certains faits mettent en lumière l’extrême modestie à laquelle Mussolini est contraint dans sa politique extérieure. La question de Fiume a été réglée par un compromis avec la Yougoslavie succédant aux menaces de guerre contre elle. Là aussi, le nationalisme impérialiste a dû céder devant la réalité internationale. Le fait qu’il ait dû reconnaître aussi la Russie soviétique montre que la prise du pouvoir par le fascisme lui a permis de pratiquer une politique d’extrême-droite en Italie, mais non de l’étendre à l’échelle internationale.

Quelle impression cette reconnaissance a-t-elle faite sur le prolétariat italien? Ce dernier a une éducation révolutionnaire assez bonne et il ne s’est pas laissé abuser par la campagne de presse fasciste qui, après avoir reproduit toutes les calomnies contre les bolchéviks, et toutes les fables qui courent sur la Russie s’est mise tout à coup sur commande à écrire tout le contraire, c’est-à-dire qu’il ne s’agit plus d’une révolution communiste, que le bolchevisme est liquidé et que la Russie est un pays bourgeois comme un autre, qu’entre l’Italie et la Russie il existe des intérêts communs, que la Russie et l’Italie fasciste peuvent parfaitement collaborer. Le fascisme a même tenté d’accréditer cette thèse grossière: nous sommes en présence de deux révolutions, de deux dictatures, de deux exemples de la même méthode politique d’élimination de la démocratie, qui par nature doivent aboutir à des actions parallèles. Mais cette explication n’a suscité que de l’hilarité. N’ayant pas su éviter une évolution défavorable du commerce extérieur, les capitalistes italiens avaient intérêt à entrer en contact avec la Russie pour trouver de nouveaux marchés.

Le prolétariat italien y a vu une preuve de la faiblesse du fascisme, non de la Russie soviétique. Je suis pourtant obligé de relever que la juste interprétation politique de cet événement international de première importance par le prolétariat italien a été troublée par un incident déplaisant; certains camarades russes ont fait des déclarations qui allaient trop loin dans l’explication de cet acte politique, des déclarations d’amitié envers l’Italie qui pouvaient être interprétées en faveur de l’Italie officielle et du grand duce Mussolini, ce qui devait nécessairement provoquer un certain malaise dans le prolétariat persécuté par les fascistes. Sans ce faux pas, tout le reste aurait été parfaitement compris par le prolétariat révolutionnaire d’Italie.

Venons-en maintenant aux rapports entre l’appareil du parti fasciste et l’appareil de l’Etat sous le nouveau gouvernement. Ces rapports ont soulevé des problèmes très épineux qui ont provoqué une crise grave et des frictions continuelles dans les rangs fascistes eux-mêmes. La vie intérieure des organisations fascistes a été depuis le début très agitée. Il s’agit d’ailleurs d’une organisation très vaste englobant 700.000 adhérents et où les conflits sont donc naturellement inévitables. Mais l’âpreté et la violence des contradictions internes du mouvement fasciste en Italie sont exceptionnelles. Au début, le problème des rapports entre parti et Etat fut résolu de façon très défectueuse, en doublant les autorités étatiques par des commissaires politiques tirés des rangs du parti et exerçant une certaine influence sur les fonctionnaires, c’est-à-dire disposant du pouvoir réel. Cela provoqua des frictions qui obligèrent à réviser cette méthode d’organisation et à rendre ses anciens droits à l’appareil d’Etat en éliminant les commissaires fascistes. Mais la crise n’a été surmontée qu’à grand peine et elle n’est pas définitivement résolue parce que deux courants se sont formés dans le mouvement fasciste. L’un tend à la révision du fascisme extrémiste, veut revenir à la légalité et déclare: nous avons le pouvoir, nous avons notre grand chef politique Mussolini, nous pouvons donc gouverner en nous contentant des moyens normaux et légaux; tout l’appareil d’Etat est à notre disposition, c’est nous qui formons le gouvernement, notre duce jouit de la confiance de tous les partis, donc le parti n’a plus besoin de s’immiscer directement dans les questions d’administration. Ce courant voudrait renoncer à la lutte violente, aux moyens illégaux et revenir aux rapports normaux. Il cherche à attirer Mussolini à lui en l’isolant des éléments fascistes extrémistes. Ces derniers se recrutent parmi les chefs locaux et on les désigne du terme abyssin de «ras». Les «ras» sont pour la dictature locale des troupes d’occupation fascistes dans toute l’Italie, et même pour une «seconde» vague de terreur contre les opposants. Un de leurs représentants caractéristiques est le député Farinacci qui a récemment proposé la peine de mort pour les antifascistes. Entre ces deux extrêmes, c’est-à-dire entre la tendance qui dit: si Mussolini lui-même reconnaît que la révolution n’est pas encore accomplie, alors il faut la compléter, il faut commander «cinq minutes de feu» pour anéantir définitivement tous les ennemis du fascisme, et l’autre tendance qui voudrait un rapprochement entre le fascisme et certains opposants et jusqu’à des réformistes comme certains dirigeants de la C.G.T., Mussolini a jusqu’alors maintenu un certain équilibre en faisant d’habiles concessions tantôt aux uns, tantôt aux autres. Il a rétabli les fonctionnaires dans leurs anciens droits, mais il n’entend pas renoncer aux organisations indépendantes de l’Etat qui font la force du fascisme et qui lui permettent de se défendre contre des attaques révolutionnaires.

Le fascisme n’a pas dissous le Parlement. L’ancienne chambre a voté plusieurs fois la confiance à Mussolini, elle lui a accordé les pleins pouvoirs et tout ce qu’il demandait en plus. Mais le fascisme a voulu modifier le droit électoral. En Italie, les élections se faisaient à la proportionnelle. Le fascisme voulait s’assurer la majorité. A mon avis, cela aurait été possible même avec l’ancien système. Même avec la proportionnelle, le fascisme aurait obtenu la même chose qu’aujourd’hui. Avec la nouvelle loi électorale, la liste rassemblant la majorité des voix et obtenant en tout les 25 % des suffrages exprimés a droit aux deux tiers des sièges dans le nouveau parlement. Cela signifie qu’un quart des votes effectifs suffit pour occuper les deux tiers des sièges, à condition naturellement qu’une autre liste n’obtienne pas les 26 ou 27 % des suffrages. La liste nationale majoritaire comprenait 375 noms. En réalité, donc, ces députés ont été élus par Mussolini puisqu’on était par avance certain qu’elle réunirait plus de 25 % des voix. Les candidatures donnèrent lieu à une véritable et ardente bataille au sein du parti fasciste. Environ 10.000 «ras» fascistes avaient l’ambition de devenir un des 375 élus, mais on n’avait même pas pu réserver à des fascistes toutes les candidatures de la liste.

Dans les élections, le fascisme a appliqué une double tactique. Dans le Nord, où les organisations fascistes sont très fortes, tout compromis a été repoussé et seuls des candidats fascistes ont été présentés. Dans le Sud, où son organisation est beaucoup plus faible, le fascisme s’est vu contraint à un compromis avec certaines personnalités politiques de l’ancien régime et une place importante leur a été faite sur la liste nationale. Ainsi, les candidats furent en partie des hommes nouveaux sortis des rangs du parti fasciste et en partie des personnalités politiques traditionnelles.

Pendant les élections, la terreur fasciste n’est notoirement pas allée jusqu’à empêcher l’opposition d’exercer son droit de vote. Le gouvernement a manoeuvré avec une certaine habileté parce qu’il savait qu’en empêchant l’opposition de voter, il aurait enlevé tout sens politique aux élections. Il s’est donc limité à influencer les résultats en sa faveur. Mussolini dit maintenant: «les élections ont eu lieu; l’énorme majorité a voté pour nous; ce consensus de l’énorme majorité légalise notre pouvoir; on ne peut parler de la domination d’une minorité». Pour juger des résultats des élections, il faut distinguer nettement entre le Nord et le Sud. Dans le Nord, le fascisme est fortement organisé surtout dans les campagnes, mais aussi dans les villes industrielles. Il pouvait donc surveiller ses électeurs et contrôler si les membres du parti votaient conformément aux ordres, c’est-à-dire supprimer presque complètement le vote secret. Les fascistes ont certes combattu sans pitié leurs adversaires, mais en définitive, ils ont dû les laisser voter, parce qu’ils comptaient sur leur force. C’est pourquoi, dans le Nord, ils n’ont obtenu qu’une très faible majorité, à peine plus de 50 %...; dans certaines villes comme Milan, on sait parfaitement que la liste fasciste a recueilli moins de voix que les listes d’opposition.

Dans le Sud, au contraire, la liste fasciste a recueilli une imposante majorité. Le nombre total des votes dans toute l’Italie a été de 7,3 millions, dont 4,7 pour les fascistes, c’est-à-dire la moitié, plus presqu’un million. Cette énorme majorité a été obtenue grâce au Sud où le fascisme ne peut compter sur des organisations solides. C’est là l’aspect le plus curieux de la chose.

A l’exception de certains districts qui ont connu des conflits agraires comparables à ceux de la vallée du Pô, le Sud n’a jamais connu de véritable mouvement fasciste. Là-bas, il s’est implanté de la façon suivante: après la venue du fascisme au pouvoir, les cliques bourgeoises locales ont cru bon d’adhérer au parti pour garder l’appareil administratif en mains et continuer à l’exploiter. Lors des élections, les représentants des listes d’opposition ont été persécutés, des escouades fascistes ont été organisées et on leur a remis des certificats électoraux mis à la disposition des administrations communales, et chaque membre de ces escouades a voté 30, 40 et jusqu’à 50 fois. Etant données ces circonstances, Mussolini s’est vu contraint à cette affirmation extraordinaire: le Sud de l’Italie a sauvé la patrie, le Sud dispose de forces plus aguerries dans la lutte contre la démocratie révolutionnaire, le Sud ne s’est pas laissé entraîner sur la mauvaise voie en 1919-20, etc... Il a ainsi complètement révisé son interprétation politique précédente qui reconnaissait dans le Nord la partie la plus avancée et civilisée du pays et le soutien le plus solide de l’Etat. Dans ses derniers discours, il revient, il est vrai, à cette vieille théorie, oubliant de mettre ses paroles en accord avec les résultats statistiques officiels des élections. Dans le Sud, le fascisme est extrêmement faible; on peut même dire que dans l’affaire Matteotti, le Sud s’est prononcé unanimement contre le gouvernement. Ce fait important montre par quels moyens artificieux le fascisme se maintient au pouvoir.

Etudions maintenant les autres partis qui ont participé aux élections. Avant d’aborder les partis pro-fascistes, je veux mentionner le parti nationaliste qui aujourd’hui se confond officiellement avec le parti fasciste. Le parti nationaliste existait bien avant qu’on parle du fascisme; il a exercé une grande influence sur le développement de ce dernier et c’est lui qui lui a fourni le misérable bagage théorique qu’il possède. L’aile droite des libéraux, dirigée par Salandra, s’est elle aussi totalement unie au fascisme; ses membres ont été candidats sur la liste fasciste; d’autres personnalités et groupes «libéraux», qui ne se sont pas présentés sur les listes fascistes, ont présenté parallèlement à celles-ci des listes purement fascistes afin d’arracher si possible quelques-uns des sièges réservés à la minorité. A côté des listes officielles et de ces listes parallèles, il y eut des listes libérales officieusement appuyées par le gouvernement et d’autres qui, comme celle de Giolitti, n’étaient pas ouvertement antifascistes et que le gouvernement a laissées conquérir des sièges en s’abstenant de les combattre.

En ce qui concerne l’opposition, il faut souligner la défaite des partis parlementaires entre lesquels s’était traditionnellement divisée la «démocratie» et qui dans le passé avaient eu un grand nombre de députés. Bonomi (social-réformiste d’extrême-droite) n’a pas été réélu. Di Cesare et Amendola n’ont sauvé qu’un petit groupe d’adhérents après la lutte acharnée que le gouvernement a menée contre eux, et surtout contre le second. Même le parti populaire a subi une grave défaite. Dans l’ancienne Chambre, il était allé jusqu’à participer au gouvernement fasciste; son attitude a toujours été équivoque, et il n’a rompu ouvertement avec Mussolini qu’en luttant contre la nouvelle loi électorale; celui-ci s’est alors débarrassé des ministres «populaires». La crise qui s’en est suivie a contraint le chef du parti, Don Sturzo, à se démettre officiellement de sa charge, mais il continue à diriger la politique du parti. Cela a provoqué une scission. Un groupe de populaires nationaux s’est détaché du parti et s’est prononcé pour la liste fasciste. La masse du parti continue à suivre Don Sturzo. L’extrême-gauche dirigée par Migliori s’est détachée, elle aussi, menant à la campagne une agitation qui, parfois, s’est rapprochée de celle des organisations révolutionnaires. A l’intérieur du parti, l’influence des grands propriétaires terriens reste prépondérante sous la forme du centre conciliateur de Don Sturzo, mais le mouvement populaire a reçu de durs coups.

Un autre petit parti digne d’être noté a participé aux élections: c’est le parti paysan qui a présenté ses propres listes dans deux ou trois circonscriptions. Ce parti est composé de petits paysans insatisfaits qui, ne voulant confier la représentation de leurs intérêts à aucun des partis existants, ont préféré former un parti autonome. Il se peut que ce mouvement ait de l’avenir. Il est peut-être appelé à prendre une importance nationale. Le petit parti républicain qu’il faut considérer en partie comme un parti prolétarien a une attitude plutôt confuse, mais fait une opposition assez énergique au gouvernement fasciste. Il a conquis deux nouveaux sièges au Parlement puisqu’il a 7 députés dans la nouvelle Chambre contre 5 dans l’ancienne.

Il faut maintenant considérer les trois partis qui sont sortis du vieux parti socialiste traditionnel: le parti socialiste unitaire, le parti socialiste maximaliste et le parti communiste. On sait qu’avant leur scission, ces partis détenaient ensemble 150 sièges. Aujourd’hui les unitaires (réformistes) en ont 24, les maximalistes 22 et les communistes 19. Les communistes ont présenté une liste commune avec la fraction «terzinternationaliste» du parti maximaliste sous le drapeau de l’unité prolétarienne. On peut dire que le parti communiste est le seul de tous les partis d’opposition qui non seulement soit retourné au parlement avec des forces intactes, mais qui ait conquis de nouveaux sièges. En 1921, il en avait 15, aujourd’hui 19. Il est vrai qu’un des mandats est contesté et que nous ne resterons peut-être que 18, mais c’est là un détail.

En dehors des petites listes des irrédentistes allemands et des Slaves annexés à l’Italie, il y a un parti né il y a quelques années en Sardaigne qui revendique sinon la séparation complète de l’Italie, du moins une large autonomie régionale. Il s’agit d’un mouvement visant à la décentralisation de l’Etat, à un relâchement des liens entre la Sardaigne et l’Italie et il peut engendrer des mouvements analogues dans d’autres régions dont la situation est encore pire. Il semble que ce soit déjà le cas en Basilicate. Le mouvement a certains rapports avec le mouvement purement intellectuel de Turin qui publie la revue Révolution libérale défendant les thèses du libéralisme et en partie du fédéralisme. Ce groupe fait une opposition énergique au fascisme et a rassemblé un certain nombre de sympathisants parmi les intellectuels. Comme on voit, l’opposition est divisée en un grand nombre de petits groupes.

Il faut citer également quelques courants politiques qui n’ont pas participé aux élections. C’est par exemple le cas du mouvement dirigé par D’Annunzio et qui attend un signal de son chef pour entrer en action. Mais l’attitude de D’Annunzio a été plutôt contradictoire ces derniers temps, et il observe pour l’instant le silence. Son mouvement a son origine dans le mouvement des classes moyennes et des combattants qui ne voulaient pas se soumettre à la mobilisation officielle par la grande bourgeoisie et qui, étant donné que le fascisme reniait son programme pour s’orienter dans un sens nettement conservateur, se sont retirés à l’écart. Il faut citer également le mouvement de l’«Italie libre», c’est-à-dire l’opposition antifasciste au sein des organisations d’anciens combattants dont l’influence tend à croître de façon sensible. Un autre mouvement antifasciste qui se livre à une intense activité est la franc-maçonnerie. Les loges franc-maçonnes ont traversé une crise grave, face au fascisme. Il s’est même produit une scission, du reste sans grande importance: il s’agissait d’isoler du mouvement franc-maçon un petit groupe d’opposition qui s’était déclaré pro-fasciste.

Les fascistes ont fait campagne contre la franc-maçonnerie. En tant que fasciste, Mussolini a fait approuver la même décision à l’égard de la franc-maçonnerie qu’en 1914 lorsqu’il était socialiste: il l’a fait déclarer incompatible avec son mouvement. La franc-maçonnerie n’a pas manqué de répondre énergiquement à ces attaques. Elle a accompli à l’étranger, dans les milieux bourgeois, une oeuvre notable de clarification contre le fascisme par sa propagande contre la terreur qu’il exerce. Elle fait la même chose, en Italie même, dans la petite bourgeoisie et parmi les intellectuels où les francs-maçons sont très influents et ce travail a une certaine importance.

Le mouvement anarchiste ne joue pas aujourd’hui de rôle notable dans la politique Italienne. Comme on voit, les divers courants d’opposition à la puissante majorité fasciste forment un tableau très compliqué.

Cette opposition a une certaine force dans la presse, mais que représente-t-elle sur le terrain de l’organisation politique et militaire, c’est-à-dire en ce qui concerne la possibilité pratique d’une attaque contre le fascisme dans un avenir prévisible? Sur ce terrain, elle ne représente presque rien. Certains groupes, comme les républicains et les francs-maçons, voudraient bien, il est vrai, faire croire qu’ils possèdent une organisation antifasciste illégale, mais il ne faut pas prendre ces allégations au sérieux. La seule chose sérieuse est le fort courant d’opposition dans l’opinion et dans la presse. L’opposition bourgeoise dispose d’une presse assez importante et certains journaux de large diffusion prennent une attitude d’hostilité sinon d’opposition ouverte au fascisme. Le «Corriere della Sera» de Milan et la «Stampa» de Turin influencent l’opinion - surtout dans la moyenne bourgeoisie - dans le sens d’une opposition tenace, quoique discrète. Tout cela prouve que le mécontentement contre le fascisme s’est accru depuis qu’il a pris le pouvoir.

Bien qu’il soit difficile de définir et de classer les divers groupes d’opposition, on peut tracer une frontière très nette entre l’état d’esprit du prolétariat et celui de la classe moyenne.

Le prolétariat est antifasciste par conscience de classe. Il voit dans la lutte contre le fascisme une grande bataille destinée à renverser radicalement la situation et à remplacer la dictature du fascisme par la dictature révolutionnaire. Le prolétariat veut sa revanche, non au sens banal et sentimental du terme, mais au sens historique. Le prolétariat révolutionnaire comprend d’instinct qu’au renforcement et à la prédominance de la réaction, il faut répondre par une contre-offensive des forces d’opposition; il sent que l’état de choses actuel ne pourra être radicalement changé que par une nouvelle période de dures luttes et, en cas de victoire, qu’à l’aide de la dictature prolétarienne. Il attend ce moment pour rendre à l’adversaire de classe, avec une énergie décuplée par l’expérience faite, les coups qu’il lui faut aujourd’hui subir.

L’antifascisme des classes moyennes a un caractère moins actif. Il s’agit, il est vrai, d’une forte et sincère opposition, mais cela n’empêche pas cette opposition d’être fondée sur une orientation pacifiste: on voudrait de tout coeur rétablir en Italie une vie politique normale, avec pleine liberté d’opinion et de discussion... mais sans coups de matraque, sans emploi de la violence. Tout doit retourner à la normale, les fascistes aussi bien que les communistes doivent avoir le droit de professer leurs convictions. Telle est l’illusion des couches moyennes qui aspirent à un certain équilibre des forces et à la liberté démocratique.

Entre ces deux états d’esprit qui naissent du mécontentement suscité par le fascisme, il faut faire une nette distinction, car le second présente pour notre action des difficultés qu’il ne faut pas sous-estimer.

Même la bourgeoisie au sens étroit nourrit aujourd’hui des doutes sur l’opportunité du mouvement fasciste, préoccupations dont les deux derniers organes de presse plus haut cités sont, jusqu’à un certain point, les porte-parole.

Ceux-ci se demandent: est-ce la méthode juste? N’est-elle pas exagérée? Dans notre intérêt de classe, nous avons créé un certain appareil qui devait répondre à certaines exigences. Mais ne va-t-il pas outrepasser les fonctions que nous lui attribuions et les buts que nous lui fixions? Ne sera-t-il pas contraint à faire plus qu’il n’est bon? Les couches les plus intelligentes de la bourgeoisie italienne sont pour une révision du fascisme et de la contrainte réactionnaire qu’il fait peser sur la société par crainte que celle-ci ne porte à une explosion révolutionnaire. Naturellement, il est dans le strict intérêt de la bourgeoisie que ces couches de la classe dominante mènent dans la presse une campagne contre le fascisme pour le ramener sur le terrain de la légalité, pour en faire une arme plus souple et plus docile de l’exploitation de la classe ouvrière. Tout en exprimant leur enthousiasme pour les résultats obtenus par le fascisme, pour le rétablissement de l’ordre bourgeois et la sauvegarde de son fondement, la propriété privée, ces couches sont favorables à une habile politique d’apparentes concessions au prolétariat. Cet état d’esprit est de grande importance.

Par exemple, le sénateur Agnelli, directeur de la principale firme automobile italienne et capitaliste le plus puissant du pays, est un libéral. Mais quand, comme cela est arrivé à certains de nos camarades, on surestime ce fait, on se heurte immédiatement à la résistance des ouvriers de Fiat qui assurent que dans leur entreprise règne exactement la même réaction que dans les usines dirigées par des capitalistes personnellement membres du parti fasciste. Agnelli est un magnat intelligent, et il sait qu’il est dangereux de provoquer les masses ouvrières; il se souvient des moments pénibles par lesquels il est passé quand les ouvriers occupèrent ses usines et y hissèrent le drapeau rouge; c’est pourquoi il donne au fascisme des conseils bénévoles pour qu’il conduise la lutte contre le prolétariat de façon plus habile. Evidemment, le fascisme n’est pas sourd à de tels conseils.

Avant l’affaire Matteotti, le fascisme s’orientait vers la gauche. A la veille de l’assassinat, Mussolini avait tenu un discours dans lequel, se tournant vers l’opposition, il disait: «Vous formez la nouvelle Chambre. Nous n’aurions pas eu besoin d’élections; nous aurions pu exercer dictatorialement le pouvoir, mais nous avons voulu nous adresser au peuple lui-même, et vous devez reconnaître qu’aujourd’hui, le peuple a répondu en nous donnant son adhésion pleine et entière, et une majorité écrasante». Ce fut précisément Matteotti qui le contesta en déclarant que du point de vue démocratique et constitutionnel, le fascisme avait subi une défaite, que le gouvernement avait été mis en minorité, que sa majorité était artificielle et trompeuse. Le fascisme ne reconnut naturellement pas le fait. Mussolini répliqua: «Sur la base des chiffres officiels, nous avons la majorité. Je m’adresse à l’opposition. On peut faire opposition de deux façons. D’abord à la façon des communistes; à ces messieurs, je n’ai rien à dire. Ils sont complètement logiques. Leur but est de nous abattre un jour par la violence révolutionnaire et d’instaurer la dictature du prolétariat. Nous leur répondons: nous ne céderons que face à une force supérieure. Vous voulez vous hasarder à lutter contre nous? Très bien! Aux autres groupes d’opposition, nous disons: votre programme n’admet pas l’emploi de la violence révolutionnaire; vous ne préparez pas d’insurrection contre nous; que cherchez-vous donc? Comment pensez-vous vous emparer du pouvoir? La durée légale de la présente législature est de cinq ans. De nouvelles élections nous donneraient d’ailleurs le même résultat. Le mieux est donc d’en arriver à un accord avec nous. Peut-être avons-nous exagéré et dépassé la mesure. Nous avons usé de méthodes illégales que je m’efforce de réprimer. Je vous invite à la collaboration! Faites des propositions, exposez votre pensée! Nous trouverons un moyen terme». C’était là un appel à la collaboration avec tous les groupes d’opposition non révolutionnaires. Seuls les communistes étaient exclus de l’offre de Mussolini. Au reste, celui-ci a déclaré qu’une entente avec la C.G.T. serait possible parce que celle-ci ne se plaçait pas sur le terrain de la théorie démagogique de la révolution, parce que le bolchevisme allait maintenant être liquidé, etc...

Les choses en étaient là. Cette attitude montre la force que l’opposition antifasciste avait acquise. Le gouvernement se voyait contraint à un tournant à gauche. C’est alors qu’éclata la bombe. L’affaire Matteotti a complètement changé la situation en Italie. Un beau jour, le député réformiste Matteotti disparaît. Sa famille attend en vain son retour pendant deux jours, puis elle s’adresse à la police. Celle-ci prétend ne rien savoir. Après la publication de la nouvelle par les journaux, quelques témoins oculaires racontent qu’ils ont vu cinq individus attaquer Matteotti en pleine rue, l’entraîner de force dans une automobile et démarrer ensuite à toute vitesse. Une grande agitation s’empare de l’opinion publique. Peut-être Matteotti était-il retenu prisonnier? Peut-être s’agissait-il d’un retour à la terreur individuelle, à la politique de la matraque? Peut-être avait-on seulement voulu le contraindre à signer une déclaration. Etait-ce cela ou quelque chose de pire? Un assassinat, peut-être?

Sommé de répondre, Mussolini répondit immédiatement au nom du gouvernement qu’il rechercherait les coupables. Il y eut quelques arrestations, mais on ne tarda pas à comprendre que Matteotti avait été assassiné par une bande de fascistes en rapport avec l’organisation terroriste du parti. Les fascistes prirent alors la position suivante: il s’agit d’un geste regrettable du courant illégal que nous combattons et contre lequel Mussolini s’est toujours dressé. C’est un acte individuel, un délit de droit commun. Nous sanctionnerons les coupables. Mais l’opinion ne se contenta pas de ces apaisements. Toute la presse s’empressa de démontrer que l’initiative du délit n’avait pas pu être purement personnelle, que les assassins faisaient en réalité partie d’une ligue secrète, d’une espèce de bande noire qui avait déjà commis en d’autres occasions des délits analogues restés impunis parce qu’ils n’avaient pas eu le même écho que l’assassinat de Matteotti. Un nombre croissant de personnes furent mises en accusation, des personnalités du régime furent attaquées. On prouva que l’automobile en question avait été fournie par un organe fasciste extrémiste, le «Corriere italiano». On accusa un membre du directoire des quatre, Cesare Rossi; on accusa le sous-secrétaire d’Etat à l’intérieur, Aida Finzi. Plusieurs personnalités fascistes furent alors arrêtées.

Les antifascistes menèrent une violente campagne de presse. Ils demandèrent qui était responsable de l’assassinat, car bien que le cadavre n’ait pas encore été découvert, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait bien d’un assassinat. Etait-ce un délit dû au fanatisme politique, une vengeance pour le discours tenu par Matteotti contre le fascisme à la chambre des députés? S’agissait-il seulement d’une erreur d’interprétation des ordres donnés? A mon avis, cette hypothèse n’est pas du tout exclue. Il se peut qu’il ait été décidé de retenir Matteotti prisonnier pendant quelques jours, mais qu’en raison de sa résistance, les bandits qui l’avaient séquestré l’aient tué. S’agit-il au contraire de quelque chose d’encore plus suspect? On dit que Matteotti possédait certains documents sur la corruption personnelle de toute une série de membres du gouvernement fasciste et qu’il voulait les publier. Peut-être a-t-on voulu l’éliminer pour cette raison? Mais cette hypothèse n’est guère probable. Matteotti n’aurait certainement pas commis l’imprudence de porter sur lui de tels documents et, même s’il l’avait fait, il y en aurait des copies. Néanmoins au cours de la campagne de presse, il a été affirmé que le Ministère de l’intérieur était devenu un local d’affaires dans lequel les capitalistes italiens et étrangers pouvaient acheter quelques concessions du gouvernement. On a parlé des grosses sommes encaissées par de hauts-fonctionnaires, par exemple dans l’affaire Sinclair, c’est-à-dire lors de l’accord concédant à une firme étrangère le monopole de l’extraction du pétrole en Italie. On a dit aussi que le casino de Monte-Carlo avait versé une somme énorme pour obtenir la promulgation de la loi limitant le nombre des autorisations d’ouverture de maisons de jeu en Italie. A la suite de ces bruits, Finzi a été contraint par les fascistes à démissionner immédiatement. La question reste ouverte: s’agit-il d’un délit politique au sens strict, ou, d’un délit provoqué par la nécessité de contraindre au silence les témoins de la corruption morale du gouvernement fasciste? Quoi qu’il en soit, l’attitude de l’opposition bourgeoise et celle de l’opposition communiste face à ces deux possibilités sont tout à fait différentes.

Que dit l’opposition bourgeoise? Pour elle, il ne s’agit que d’une question judiciaire. Elle réclame du gouvernement la punition des coupables. Son point de vue est que le gouvernement ne peut se borner à établir qui sont les assassins, que la justice doit faire la lumière sur toute l’affaire, que même les personnalités haut-placées, voire les membres du gouvernement, impliquées dans l’affaire doivent être appelées à répondre de leurs actes. Par exemple, après la découverte de certaines coresponsabilités, le chef suprême de la police, le général De Bono, a été accusé et contraint de démissionner. Cela montre jusqu’à quel degré de la hiérarchie fasciste les responsabilités montent. De Bono reste pourtant un des principaux dirigeants de la Milice nationale. Donc, l’opposition bourgeoise considère toute la question comme une affaire judiciaire, une question de morale politique, de rétablissement du calme et de la paix sociale dans le pays. Elle considère qu’il faut en finir avec la terreur et la violence.

Pour nous, communistes, il s’agit au contraire d’une question politique et historique, d’une question de lutte de classe, d’une conséquence extrême, mais nécessaire, de l’offensive capitaliste pour la défense de la bourgeoisie italienne. La responsabilité de telles horreurs retombe sur tout le parti fasciste, sur tout le gouvernement, sur toute la classe bourgeoise d’Italie et sur son régime. Il est nécessaire de déclarer ouvertement que seule l’action révolutionnaire du prolétariat peut liquider une pareille situation. Une situation qui présente de tels symptômes ne peut pas être assainie par de simples mesures judiciaires, par le rétablissement de la loi et de l’ordre souhaité par les philistins. Pour un tel assainissement, il faut détruire d’urgence l’ordre constitué, il faut d’urgence procéder à une transformation complète que seul le prolétariat peut conduire à terme. Au début, les communistes se sont joints aux protestations de l’opposition parlementaire à la Chambre. Mais très vite, il a été nécessaire tracer une ligne de démarcation entre cette opposition et nous, et les communistes n’ont plus participé aux déclarations ultérieures des autres partis.

Même les maximalistes sont représentés dans le comité de l’opposition parlementaire. Nous devons signaler à ce propos un fait très caractéristique. Pour protester contre l’assassinat de Matteotti, le Parti communiste avait immédiatement proposé une grève générale dans toute l’Italie. Des grèves spontanées ayant déjà éclaté dans plusieurs villes, cette proposition communiste était tout à fait sérieuse et concrète. Avec l’approbation des maximalistes, les autres partis ont au contraire proposé comme seule action de protestation en l’honneur de Matteotti une grève de dix minutes. Malheureusement pour les réformistes, les maximalistes, la C.G.T. et les autres groupes d’opposition, la Confédération des industriels et les syndicats fascistes ont immédiatement accepté cette proposition et ont participé officiellement à la protestation qui, de ce fait, a naturellement perdu tout sens comme action de classe! Il est aujourd’hui bien clair que seuls les communistes ont fait une proposition qui aurait permis au prolétariat d’intervenir de façon décisive dans les événements.

Quelle perspective la situation actuelle offre-t-elle au gouvernement Mussolini? Avant les ultimes événements, nous étions obligés de constater qu’en dépit de tous les signes témoignant du mécontentement croissant suscité par le fascisme, l’organisation militaire et étatique de ce dernier était trop puissante pour qu’aucune force puisse travailler pratiquement à l’abattre dans un avenir proche. Le mécontentement allait croissant, mais on était encore loin de la crise. Les faits récents montrent avec éclat comment de petites causes peuvent avoir de grands effets. L’assassinat de Matteotti a accéléré de façon extraordinaire le développement de la situation, même si, de toute évidence, les prémisses de ce développement existaient déjà en puissance dans les conditions sociales. Le rythme de la crise fasciste s’est fortement accéléré, le gouvernement fasciste a subi du point de vue moral, psychologique et, dans un certain sens, aussi politique une défaite cuisante. Cette défaite ne s’est pas encore répercutée sur le terrain de l’organisation politique, militaire et administrative, mais il est clair qu’elle constitue le premier pas vers le dénouement ultérieur de la crise et vers la lutte pour le pouvoir. Le gouvernement a dû faire des concessions notables, telle que l’abandon du portefeuille de l’Intérieur au vieux chef nationaliste devenu fasciste Federzoni. Il a dû faire d’autres concessions encore, mais il n’en conserve pas moins le pouvoir. Dans ses discours au Sénat, Mussolini a dit ouvertement qu’il gardera son poste et se servira de tous les moyens gouvernementaux dont il dispose encore contre tous ceux qui l’attaqueront.

Selon les dernières nouvelles, la vague d’indignation dans l’opinion publique n’a pas encore diminué. Mais la situation objective est devenue plus stable. La Milice nationale, qui avait été mobilisée deux jours après l’assassinat de Matteotti, vient d’être démobilisée et ses membres renvoyés à leurs occupations habituelles. Cela signifie que le gouvernement considère que tout danger immédiat est écarté. Mais il est clair que des événements importants se produiront beaucoup plus vite que nous ne le prévoyions avant l’affaire Matteotti. Et il est tout aussi clair que la position du fascisme sera beaucoup plus difficile dans l’avenir et que la possibilité pratique d’actions contre le fascisme est aujourd’hui différente de ce qu’elle était avant les événements qui se sont produits.

Comment devons-nous nous comporter devant la situation nouvelle qui s’est inopinément ouverte? J’exposerai schématiquement ma position.

Le P.C. doit souligner le rôle indépendant que la situation en Italie lui assigne et lancer le mot d’ordre suivant: liquidation des groupes d’opposition antifasciste existants et remplacement de ceux-ci par l’action directe et ouverte du mouvement communiste. Nous vivons aujourd’hui des événements qui mettent le P.C. au premier rang de l’intérêt public. Après la prise du pouvoir par les fascistes, nos camarades ont été arrêtés en masse pendant un certain temps. Le fascisme se vanta alors d’avoir anéanti les forces communistes et bolchéviques, d’avoir complètement liquidé le mouvement révolutionnaire. Mais depuis quelque temps, et surtout depuis les élections, le parti donne des signes de vie trop évidents pour qu’on puisse encore croire à de pareilles affirmations. Dans tous ses discours, Mussolini est contraint de citer les communistes. Dans sa polémique sur l’affaire Matteotti, la presse fasciste doit se défendre quotidiennement et prendre position contre les communistes.

Cela attire tous les regards sur notre parti et sur le rôle particulier et indépendant qui lui incombe face à tous les autres groupes d’opposition qu’unit une étroite parenté. La position particulière que notre parti a prise trace une ligne de démarcation nette entre lui et les autres groupes. D’ailleurs, grâce aux expériences de la lutte de classes en Italie pendant et après la guerre et aux cruelles déceptions qu’elle a produites, la nécessité d’une liquidation complète de tous les courants sociaux-démocrates, de la gauche bourgeoise à la droite prolétarienne, est solidement enracinée dans la conscience du prolétariat italien. Tous ces courants ont eu la possibilité pratique d’agir et de s’affirmer. L’expérience a montré qu’ils sont tous insuffisants et incapables. L’avant-garde du prolétariat révolutionnaire, le parti communiste, est la seule qui n’ait jamais cédé.

Mais pour pouvoir faire une politique indépendante en Italie, il est absolument nécessaire qu’il n’y ait aucun défaitisme au sein du parti lui-même. Il ne faut pas aller raconter aux prolétaires italiens qui ont confiance dans le parti et dans ses efforts que les tentatives d’action faites jusqu’ici par les communistes n’ont été que des insuccès et qu’elles ont fait faillite. Si nous montrons dans les faits que le parti communiste sait organiser la lutte et appliquer une tactique autonome; si nous montrons dans les faits que le parti est le seul parti d’opposition encore vivant; si nous savons donner le mot d’ordre apte à indiquer une voie praticable pour l’attaque, nous remplirons avec succès notre tâche, qui est de liquider les groupes d’opposition, et en premier lieu les socialistes et les maximalistes. A mon avis, c’est dans ce sens que nous devons exploiter la situation.

Notre travail dans ce sens ne doit pourtant pas se limiter à la polémique. Nous devons faire un travail pratique pour la conquête des masses. Le but de ce travail est de regrouper unitairement les masses pour l’action révolutionnaire, de réaliser le front unique du prolétariat des villes et des campagnes sous la direction du parti communiste. C’est seulement en réalisant ce regroupement unitaire que nous aurons réalisé la condition qui nous permettra d’engager la lutte directe contre le fascisme. C’est un grand travail qui peut et qui doit être accompli en maintenant l’indépendance du parti.

Il est possible qu’à la suite de l’affaire Matteotti, le fascisme déchaîne une seconde vague de terreur contre l’opposition. Mais ce ne sera là qu’un épisode dans le développement de la situation. Peut-être assisterons-nous à une retraite de l’opposition, à un ralentissement de l’expression publique du mécontentement, à cause de cette nouvelle période de terreur. Mais à la longue, l’opposition et le mécontentement recommenceront à grandir. Le fascisme ne peut pas garder le pouvoir en exerçant longtemps une pression incessante. Il existe peut-être une autre possibilité: le regroupement de toutes les masses ouvrières sur l’initiative du P.C. qui donnerait le mot d’ordre de reconstituer les syndicats rouges. Peut-être sera-t-il possible demain de commencer ce travail.

Les opportunistes n’osent pas développer une telle action. Il y a en Italie des villes où l’on pourrait inviter avec un succès certain les ouvriers à rentrer dans les syndicats rouges. Mais ce retour serait le signal de la lutte, parce qu’il faudrait en même temps être prêts à se battre contre les fascistes: voilà pourquoi les partis opportunistes ne sont nullement pressés de reconstituer les organisations de masse du prolétariat. Si le P.C. est le premier à exploiter le moment favorable pour lancer ce mot d’ordre, il est possible que la réorganisation du mouvement ouvrier italien se fasse autour du Parti communiste.

Même avant la situation créée par l’affaire Matteotti, une attitude indépendante de notre part a été la meilleure manoeuvre que nous ayons pu effectuer. Aux élections, par exemple, même des non-communistes ont voté pour nos listes parce qu’ils voyaient, disaient-ils, dans le communisme l’antifascisme le plus clair et le plus radical, le refus le plus net de ce qu’ils haïssaient. L’indépendance de notre position est donc un moyen d’exercer une influence politique même sur les couches qui ne sont pas directement liées à nous. C’est précisément au fait que nous nous sommes présentés avec un programme sans équivoques que nous devons le grand succès de notre Parti aux élections, malgré l’offensive gouvernementale lancée surtout contre nos listes et contre notre campagne. Nous nous sommes présentés officiellement sur le mot d’ordre d’«unité du prolétariat», mais les masses ont voté pour nous parce que nous étions communistes, parce que nous déclarions ouvertement la guerre au fascisme, parce que nos adversaires eux-mêmes nous disaient irréconciliables. Cette attitude nous a valu des succès notables.

La même chose vaut pour l’affaire Matteotti. Tous les yeux sont tournés vers le Parti communiste qui parle un langage réellement différent de celui de tous les autres partis d’opposition. Il en résulte que seule une attitude absolument indépendante et radicale, aussi bien face au fascisme que face à l’opposition nous permettra d’exploiter les événements en cours pour abattre l’immense pouvoir du fascisme.

Le même travail doit être fait pour la conquête des masses paysannes. Nous devons élaborer une forme d’organisation de la paysannerie qui nous permette de travailler non seulement parmi les salariés agricoles, qui sont fondamentalement placés sur la même ligne que les salariés industriels, mais aussi parmi les fermiers, les petits agriculteurs, etc... à l’intérieur des organisations qui défendent leurs intérêts. La situation économique est telle qu’une pression, aussi grande soit-elle, ne peut empêcher la formation de semblables organisations. Il faut essayer de poser cette question face aux paysans petits-propriétaires, et présenter un programme clair contre l’oppression et l’expropriation dont ils sont l’objet. Il faut rompre complètement avec l’attitude ambiguë du parti socialiste dans ce domaine. Il faut utiliser les courants existants pour la formation d’organisations paysannes et les pousser sur la voie de la défense des intérêts économiques et politiques de la population rurale. Si en effet ces organisations se transformaient en appareils électoraux, elles tomberaient dans les mains d’agitateurs bourgeois, de politiciens et d’avocats de petites villes et de bourgades. Si au contraire nous réussissons à donner vie à une organisation de défense des intérêts économiques de la paysannerie (qui ne serait pas un syndicat, puisqu’en théorie l’idée d’un syndicat de petits propriétaires soulève une série d’objections), nous disposerions d’une association au sein de laquelle nous pourrions faire un travail de parti, dans laquelle nous pourrions faire pénétrer notre influence et qui servirait de point d’appui à un bloc du prolétariat urbain et rural sous la direction unique du Parti Communiste.

Il ne s’agit en aucune façon de présenter un programme terroriste. On a fabriqué des légendes sur nous. On a dit que nous voulions être un parti minoritaire, une petite élite et autres choses semblables. Nous n’avons jamais défendu une thèse pareille. S’il existe un mouvement qui, par sa critique et sa tactique, s’est inlassablement efforcé de détruire les illusions sur les minorités terroristes autrefois répandues par des ultra-anarchistes et des syndicalistes, c’est bien le nôtre. Nous nous sommes toujours opposés à cette tendance et c’est vraiment proférer des contrevérités que de nous présenter comme des terroristes ou des partisans de l’action de minorités armées héroïques!

Nous sommes néanmoins d’avis qu’il est nécessaire de prendre une position de principe claire sur la question du désarmement des bandes fascistes et de l’armement du prolétariat dont notre parti s’occupe aujourd’hui. Certes, la lutte n’est possible qu’avec la participation des masses. Dans sa grande masse, le prolétariat sait très bien que la question ne peut être résolue par l’offensive d’une avant-garde héroïque. C’est là une conception naïve qu’un parti marxiste ne peut que repousser. Mais si nous lançons dans les masses le mot d’ordre de désarmement des bandes fascistes et d’armement du prolétariat, nous devons présenter les masses elle-mêmes comme les protagonistes de l’action. Nous devons repousser l’illusion selon laquelle un «gouvernement de transition» pourrait être naïf au point de permettre qu’avec des moyens légaux, des manoeuvres parlementaires, des expédients plus ou moins habiles, on fasse le siège des positions de la bourgeoisie, c’est-à-dire qu’on s’empare légalement de tout son appareil technique et militaire pour distribuer tranquillement les armes aux prolétaires. C’est là une conception véritablement infantile! Il n’est pas si facile de faire la révolution.

Nous sommes absolument convaincus de l’impossibilité d’entreprendre la lutte avec seulement quelques centaines ou quelques milliers de communistes armés. Le P.C. d’Italie est bien le dernier à nourrir de pareilles illusions. Nous sommes fermement convaincus qu’on ne peut se dérober à la nécessité d’attirer les grandes masses dans la lutte. Mais l’armement est un problème qui ne peut être résolu que par des moyens révolutionnaires. Nous pouvons exploiter un ralentissement du développement du fascisme pour créer des formations prolétariennes révolutionnaires; mais nous devons nous débarrasser de l’illusion selon laquelle il serait un jour possible de s’emparer de l’appareil militaire et des armes de la bourgeoisie par une manoeuvre quelconque, c’est-à-dire de lier les mains à nos adversaires avant de passer à l’attaque contre eux.

Combattre une telle illusion qui, du point de vue révolutionnaire, invite le prolétariat à la paresse, n’est pas tomber dans le terrorisme. C’est au contraire une attitude vraiment marxiste et révolutionnaire. Nous ne disons nullement que nous sommes des communistes «d’élite» et que nous voulons bouleverser l’équilibre social par une action de petite minorité. Au contraire, nous voulons conquérir la direction des masses prolétariennes, nous voulons l’unité d’action du prolétariat; mais nous voulons tout autant utiliser les expériences faites par le prolétariat italien et qui enseignent que sous la direction d’un parti sans solidité (même si c’est un parti de masse) ou d’une coalition improvisée de partis, les luttes ne peuvent avoir d’autre issue que la défaite. Nous voulons la lutte commune des masses travailleuses des villes et des campagnes, mais nous voulons que ces luttes soient dirigées par un état-major - le parti communiste - ayant une ligne politique claire.

Tel est le problème qui se pose à nous.

La situation peut évoluer de façon plus ou moins compliquée, mais dès maintenant existent les conditions de mots d’ordre et d’une agitation par lesquels nous prendrons l’initiative de la révolution, déclarant ouvertement qu’il nous faudra passer auparavant sur les ruines des groupes d’opposition antifascistes existants. Le prolétariat doit être averti du fait que lorsque la prise du pouvoir par la classe ouvrière se présentera à nouveau à la bourgeoisie d’Italie comme un danger pressant, toutes les forces bourgeoises et social-démocrates s’uniront avec le fascisme. Telles sont les perspectives de lutte auxquelles nous devons nous préparer.

Pour finir, nous voulons ajouter quelques mots sur le fascisme en tant que phénomène international, en nous fondant sur les expériences faites par nous en Italie.

Nous sommes d’avis que le fascisme tend d’une certaine façon à se répandre également hors d’Italie. Dans des pays comme la Bulgarie, la Hongrie, et peut-être aussi l’Allemagne, des mouvements semblables ont probablement été appuyés par le fascisme italien. Il est certain que le prolétariat du monde entier doit comprendre et utiliser les leçons que le fascisme nous a données en Italie, pour le cas où des mouvements semblables se formeraient dans d’autres pays comme moyen de lutter contre les travailleurs; mais on ne doit pas oublier qu’il a existé en Italie des conditions particulières qui ont permis au mouvement fasciste de conquérir l’énorme force dont il y jouit. Parmi ces conditions, il faut noter avant tout l’unité nationale et religieuse. Or je crois qu’elles sont toutes deux indispensables pour la mobilisation des couches moyennes par le fascisme. L’unité nationale et religieuse est une base indispensable pour une mobilisation sentimentale. En Allemagne, l’existence de deux confessions et de diverses nationalités avec des tendances en partie séparatistes est un obstacle à la formation d’un grand parti fasciste. En Italie, le fascisme a trouvé des conditions exceptionnellement favorables: l’Italie comptant parmi les Etats vainqueurs, le chauvinisme et le patriotisme y avaient atteint un degré de surexcitation d’autant plus grand que les avantages matériels de la victoire s’étaient révélés plus faibles. La défaite du prolétariat est étroitement liée à ce fait. Les couches moyennes attendirent un peu afin de savoir si le prolétariat avait ou non assez de force pour vaincre. Quand l’impuissance des partis révolutionnaires du prolétariat fut devenue patente, elles crurent pouvoir agir de façon indépendante et s’emparer du gouvernement. Entre temps la grande bourgeoisie s’était arrangée pour lier ces forces à ses propres intérêts.

En raison de ces faits, je crois que nous ne devons pas nous attendre à un fascisme aussi déclaré que le fascisme italien dans d’autres pays c’est-à-dire à un mouvement unitaire des couches supérieures de la classe exploiteuse et à une mobilisation des grandes masses de la couche moyenne et de la petite bourgeoisie dans l’intérêt de ces dernières. Dans les autres pays, le fascisme se distingue de ce qu’il est en Italie. Il se limite à un mouvement petit-bourgeois ayant une idéologie réactionnaire proprement petite-bourgeoise et quelques formations armées, mais ce mouvement ne réussit pas à s’identifier complètement avec la grande industrie et surtout avec l’appareil d’Etat. Cet appareil peut fort bien se coaliser avec les partis de la grande industrie, des grandes banques et de la grande propriété terrienne, mais il reste plus ou moins indépendant de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie. Il est clair que le fascisme de ces pays n’en représente pas moins un ennemi pour le prolétariat, mais c’est un ennemi beaucoup moins dangereux que le fascisme italien.

A mon avis, la question des rapports avec un tel mouvement est parfaitement résolue: c’est une folie de penser à un lien quelconque avec lui, car il offre justement les bases d’une mobilisation politique contre-révolutionnaire de la masse semi-prolétarienne, et il menace gravement de pousser le prolétariat lui-même sur ces bases.

En général, nous pouvons nous attendre à ce qu’apparaisse hors d’Italie une copie du fascisme qui se croisera avec des manifestations de la «vague démocratique et pacifiste». Mais le fascisme prendra d’autres formes qu’en Italie. La réaction et l’offensive capitaliste des diverses couches en lutte avec le prolétariat ne s’y soumettront pas à une direction aussi unitaire.

On a beaucoup parlé des organisations antifascistes italiennes à l’étranger. Ces organisations ont été créées par des bourgeois italiens émigrés. A l’ordre du jour, il y a aussi la question du jugement que porte l’opinion publique internationale sur le fascisme italien, de la campagne menée contre lui par les pays civilisés. On va jusqu’à voir dans l’indignation morale de la bourgeoisie d’autres pays un moyen de liquider le mouvement fasciste. Les communistes et les révolutionnaires ne peuvent pas s’abandonner à des illusions sur la sensibilité démocratique et morale de la bourgeoisie des autres pays. Même là où existent encore aujourd’hui des tendances pacifistes et de gauche, on usera demain sans scrupules du fascisme comme d’une méthode de lutte de classe. Nous savons que le capital international ne peut que se réjouir des entreprises du fascisme en Italie, et de la terreur qu’il y exerce sur les ouvriers et les paysans. Pour la lutte contre le fascisme, nous ne pouvons compter que sur l’Internationale prolétarienne révolutionnaire. Il s’agit d’une question de lutte de classe. Nous n’avons pas à nous tourner vers les partis démocratiques des autres pays, vers des associations d’imbéciles et d’hypocrites comme la Ligue des Droits de l’Homme, car nous ne voulons pas faire naître l’illusion que ces partis et courants représentent quelque chose de substantiellement différent du fascisme, ou que la bourgeoisie des autres pays n’est pas en mesure d’infliger à sa classe ouvrière les mêmes persécutions et les mêmes atrocités que le fascisme en Italie.

Pour un soulèvement contre le fascisme italien et pour une campagne internationale contre la terreur qui règne dans notre pays, nous comptons donc uniquement sur les forces révolutionnaires d’Italie et d’ailleurs. Ce sont les travailleurs de tous les pays qui doivent boycotter les fascistes italiens. Nos camarades auxquels leur lutte a valu des persécutions et qui se sont enfuis à l’étranger participeront utilement à cette lutte et à la création d’un état d’esprit antifasciste dans le prolétariat international.

La réaction et la terreur qui règnent en Italie doivent susciter une haine de classe, une contre-offensive du prolétariat qui conduira au regroupement international des forces révolutionnaires, à la lutte mondiale contre le fascisme et contre toutes les autres formes de l’oppression bourgeoise.

 

Parti communiste international

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