En 1936, le Front Populaire au secours du capitalisme français

( «le prolétaire», N° 480,  Mai-Juin 2006 )

 

 

Lors de la révolte des banlieues de cet automne, nous écrivions que elle était l’annonce de futures tempêtes sociales. Il n’a pas fallu attendre bien longtemps pour voir se vérifier cette prévision.

Les luttes de ce printemps ont entièrement confirmé notre analyse: les contradictions sociales qui ne cessent de s’aiguiser depuis des années déterminent à un certain moment des flambées de lutte, des explosions sociales, qui ouvrent à leur façon la voie difficile de la reprise de la lutte de classe. Les révolutionnaires marxistes doivent les comprendre et les apprécier à leur juste valeur dans leur dynamique historique, sans les «condamner» au nom de schémas abstraits d’une lutte prolétarienne pure ni les encenser en l’état en y prenant pour ce qu’elles ne sont pas et ne peuvent pas être aujourd’hui. La reprise prolétarienne, qui s’accompagnera inévitablement de la tendance à s’organiser en parti de classe, n’est encore qu’une perspective lointaine, tant restent forts les obstacles sur cette voie comme les dernières luttes l’ont montré une fois de plus.

 

Nous n’entendons pas revenir ici sur la genèse du Front Populaire, sur le tournant que cette orientation nouvelle a représenté pour le PCF, un parti qui se proclamait encore communiste et internationaliste, un parti né pour combattre dans la classe ouvrière l’emprise du réformisme démocratique et patriotique qui avait entraîné les prolétaires dans la boucherie impérialiste au nom de l’union sacrée entre les classes (1). Il suffira de rappeler que si le 15 mars 1935, Maurice Thorez, son secrétaire général déclarait dans un discours au parlement: «Nous ne permettrons pas qu’on entraîne la classe ouvrière dans une guerre de défense de la démocratie contre le fascisme» (une telle guerre n’étant en réalité rien d’autre qu’une guerre interimpérialiste), moins d’un mois plus tard il fallait dire l’inverse. En effet l’URSS venait de signer avec Laval, chef du gouvernement français et futur dirigeant fasciste un «traité d’assistance» entre les deux Etats, où il était précisé: «Monsieur Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sécurité». Ce ralliement définitif au patriotisme était scellé le 14 juillet 1935 lors d’un grand «rassemblement populaire» où les dirigeants du parti socialiste, du parti communiste et du parti radical (le grand parti bourgeois du centre) prononçaient cet écoeurant serment qui signifiait l’enterrement de la lutte de classe: «Nous faisons le serment de rester unis pour défendre la démocratie, pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour mettre nos libertés hors d’atteinte du fascisme. Nous jurons en cette journée qui fait revivre la première victoire de la République, de défendre les libertés démocratiques conquises par le peuple de France, de donner le pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et, au monde, la grande paix humaine».

Face à la perspective toujours plus pressante d’une nouvelle guerre mondiale, le gouvernement de l’URSS qui avait cessé d’être prolétarien et l’Internationale communiste à ses ordres ne pouvaient réagir en reprenant les orientations révolutionnaires de Lénine (défaitisme révolutionnaire) et en attisant la lutte de classe, mais en suivant la voie directement opposée: soutien au militarisme des pays alliés et adhésion à une nouvelle union sacrée en vue de la guerre. Encore fallait-il faire accepter cette nouvelle orientation à un prolétariat où existaient des traditions antimilitaristes que le PCF lui-même (avec plus ou moins de bonheur) avait entretenues et propagées, par exemple lors de l’occupation de la Ruhr en 1923 ou lors de la guerre du Rif en 1925. Ce fut l’oeuvre du Front Populaire, qui réussit à canaliser politiquement la grande poussée ouvrière dans une adhésion totale à l’antifascisme démocratique, le préparant ainsi politiquement et idéologiquement à la participation à la guerre mondiale. Et parmi les partis du Front Populaire, le PCF, en raison de la confiance dont il jouissait parmi les couches ouvrières les plus combatives, pouvait seul réussir à mener jusqu’au bout cette oeuvre antiprolétarienne, lui seul pouvait assurer les fondements d’une union nationale, pro-capitaliste, pro-impérialiste et belliciste par définition.

Mais ce que les politiciens du Front Populaire n’avaient pas prévu, c’est que la victoire électorale allait déclencher une vague de grèves sauvages. Encouragé par la victoire électorale de ce qu’ils considéraient comme «leurs» partis, les ouvriers se sentirent assez forts pour entrer directement en lutte contre un patronat qui depuis une quinzaine d’années avaient multiplié ses exactions. La crise économique aggravée par la politique déflationniste du gouvernement avait durement frappé les prolétaires: selon les statistiques, le tiers des travailleurs touchaient un salaire inférieur au minimum vital!

Sans attendre le bon déroulement du mécanisme constitutionnel, sans aucune consigne syndicale ou autre, les grèves avec occupation des entreprises commencèrent dès début mai au Havre, pour la réintégration d’ouvriers licenciés pour avoir chômé le premier mai (2). A la suite du succès de ce premier conflit, les ouvriers de l’aviation de la région parisienne se mettent en grève, «sur le tas» comme on disait alors, le 14 mai, suivis par ceux de Toulouse le lendemain. Le 28 mai la grève éclate chez Renault et les 30.000 ouvriers entraînent à leur suite dès le lendemain la quasi-totalité des industries métallurgiques parisiennes. Au gouvernement Sarraut encore en fonction qui se demande s’il faut employer la force pour déloger les grévistes, les patrons répliquent immédiatement: «Non, surtout pas cela, pas d’usage de la police. Nous risquons le conflit sanglant. C’est du sang qui rejaillira sur nous et cela nous interdira peut-être de reprendre la direction de nos usines». Les patrons de la sidérurgie ont d’autant plus de raison d’éviter un recours à la force que les dirigeants «communistes» affirment au même Sarrault: «Nous obéissons à une double préoccupation; d’abord éviter tout désordre; ensuite obtenir que des pourparlers s’engagent le plus tôt possible en vue d’un règlement rapide du conflit». Le patronat met comme conditions à l’ouverture de ces pourparlers la reprise préalable du travail et la fin des occupations.

Acceptant ces conditions, la CGT (dont la direction est aux mains des staliniens et des socialistes) fait cesser le samedi 30 l’occupation de Renault. Répliquant aux journaux de droite qui évoquent le spectre d’une grève révolutionnaire, le quotidien du PCF, «L’Humanité», écrit le même jour: «les ouvriers parisiens, appliquant une méthode nouvelle et pacifique font la grève sur le tas pour vaincre la mauvaise volonté et l’illégale attitude [des patrons]. Pas de violences! Pas de mouvement de rue! De l’ordre, une discipline admirable, pas une déprédation dans l’usine! Le drapeau tricolore fraternise sur l’usine avec le drapeau rouge (...). Non, ni le gouvernement de demain, ni la grève d’aujourd’hui n’ont un caractère révolutionnaire!». Il y a à ce moment près de 70.000 grévistes en région parisienne, et tout le monde s’attend à ce que suivant l’exemple de Renault, les ouvriers reprennent partout le travail dès lundi, jour où devraient commencer les négociations.

Mais c’est au contraire une véritable avalanche d’occupations qui va se produire pendant toute la semaine, gagnant au fil des jours la province qui entre massivement en grève. Le 2 juin la CGT condamne dans un communiqué la séquestration des patrons qui se produit dans différentes entreprises: ils «doivent rester libres d’entrer et de sortir des établissements». Le 3 juin les journaux du PS et du PCF publient une déclaration de la CGT qui se dit résolue «à maintenir le mouvement dans le cadre, la discipline et la tranquillité du début» et prête à y mettre un terme dès que les revendications seront satisfaites. Le 4 juin, jour où le nouveau gouvernement entre en fonction, la Fédération de la métallurgie CGT lance un appel affirmant son respect pour la propriété privée qui est une condamnation implicite des occupations. Le 5, «L’Humanité» recommande aux ouvriers de maintenir l’ordre et la discipline à tout prix. Malgré les discours de Léon Blum appelant les travailleurs à faire confiance au nouveau gouvernement, le nombre des grévistes s’élève alors à un demi-million avec l’entrée en lutte des mineurs du Nord qui occupent les puits ou des travailleurs des imprimeries qui empêchent la sortie des journaux bourgeois. Samedi 6, tandis que le tout nouveau ministre de l’Intérieur socialiste affirme qu’il maintiendra l’ordre, la Fédération CGT du Bâtiment et des Travaux publics lance un mot d’ordre de grève générale du secteur pour le lundi qui suit; en réalité il y a déjà des milliers de grévistes et il s’agit de prendre la tête du mouvement pour le contrôler. Même chose dans le Nord et le Pas-de-Calais où, alors que la grève est effective dans de très nombreux puits, la Fédération des mineurs CGT appelle aussi à la grève générale pour le lundi sans craindre de déclarer qu’elle le fait «pour maintenir l’ordre et le calme, et faciliter la tâche du gouvernement»! Un peu partout les directions syndicales s’efforcent de prendre en marche le train des grèves en cours, tandis qu’elles s’efforcent avec succès de dissuader d’autres corporations de suivre le mouvement: services publics, électricité.

Le dimanche 7 juin «L’Humanité» publie un n° spécial sous le titre: «Il faut faire vite!». «Ceux qui sortent de la légalité sont les patrons, agents d’Hitler, qui ne veulent à aucun prix la réconciliation des français et poussent les ouvriers à la grève»! Le mouvement de grève menace de prendre des proportions imprévisibles et pour les partis du Front Populaire comme pour les patrons il faut en finir au plus vite. «Ce matin-là, [raconte un témoin], Jouhaux [leader de la CGT] venait de dire, une fois de plus, que la seule conduite à adopter était de donner l’impression à l’opinion publique que la CGT n’avait pas perdu le contrôle des réactions ouvrières et qu’elle seule pourrait ramener le calme» lorsque le ministre de l’Intérieur se présenta au siège du syndicat pour lui annoncer qu’une réunion était organisée à Matignon avec le patronat. Après une rapide négociation, des accords étaient signés dans la soirée du dimanche. Le lundi tous les journaux du Front Populaire crient à la victoire.

Mais les travailleurs ne sont pas si facilement convaincus; dans de nombreux secteurs les accords sont repoussés par les grévistes. C’est le cas dans la métallurgie parisienne, fer de lance du mouvement, où les délégués des grévistes refusent aux cours de deux assemblées successives de cesser la grève en dépit de la pression des dirigeants syndicaux. Les grèves s’étendent même en début de semaine, notamment dans le Nord ou dans la région de Bordeaux où les elles ne commencent que le 8. Le 10 juin les patrons de la métallurgie s’inquiètent: «Les établissements industriels se préoccupent vivement de la constatation confirmée dans la journée d’hier que le personnel ouvrier n’a pas accepté d’emblée les bases de règlement du conflit (...) alors que l’unanimité des dirigeants a manifesté son adhésion à ces mêmes bases». Le nombre de grévistes, parmi lesquels on compte des milliers d’ouvriers agricoles occupant les fermes, atteint les deux millions. Des grèves d’ouvriers agricoles éclatent en Afrique du Nord, ou de graves affrontements se produisent avec les colons. Le ministre de l’Intérieur agite le spectre de «provocateurs armés» et achemine sur la région parisienne, dans le Nord et dans les régions touchées par les grèves agricoles des pelotons de gardes mobiles. Soutenant implicitement cette politique, le Bureau Politique du PCF du 10 juin, après avoir affirmé sa solidarité aux grévistes (c’est bien le moins!) «se félicite que les travailleurs, dans leur action légitime, réalisent le mot d’ordre du parti concernant la réconciliation française. Il adresse son salut chaleureux aux travailleurs catholiques et Croix de Feu [organisation fasciste qui le 11 essaye dans le XVIe d’organiser une milice pour assurer la liberté du travail!] qui, avec les socialistes et les communistes, luttent ensemble et arborent dans les usines, ateliers et bureaux le drapeau tricolore de nos pères et le drapeau rouge de nos espérances, réconciliés par le PC; (...) Le B.P. nie que les gardes mobiles et l’armée soient hostiles aux travailleurs en grève». Partis du Front Populaire et Directions syndicales font le forcing pour pousser à la reprise, tandis que le patronat est souvent obligé de céder des miettes supplémentaires. Le 12 juin «L’Humanité» publie le fameux «il faut savoir terminer une grève» de Thorez. Celui-ci met les points sur les i: «il n’est pas question de prendre le pouvoir actuellement». La poursuite du mouvement peut être dangereuse car «nous risquerions en certains endroits de nous aliéner quelques sympathies des couches de la petite-bourgeoisie et des paysans de France. Alors?... alors il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas encore été acceptées (...) afin de ne perdre aucune force et notamment de ne pas faciliter les campagnes d’affolement et de panique de la réaction». Le même jour l’hebdomadaire trotskyste «La lutte Ouvrière» qui titrait: «le pouvoir aux ouvriers» est interdit et l’Union des Syndicats de la Seine publie un communiqué pour interdire l’accès des entreprises occupées aux personnes non munies d’un mandat syndical: «Dans toutes les boîtes où les conflits ont été réglés par des accords (...) le travail doit continuer normalement si les engagements pris sont respectés par les patrons, sans tenir compte des tentatives de débauchage exercées par des éléments sans mandat ni responsabilités. [La CGT demande] que tout soit mis en oeuvre pour que soit conservé au mouvement revendicatif son caractère d’ordre et de discipline».

A partir du 13 juin la reprise du travail commence à s’amplifier, parfois à la suite de nouvelles concessions patronales le mouvement durera dans certains endroits jusqu’au début de l’été et, en septembre, une nouvelle petite vague d’occupations reprendra, en général contre le non respect par les patrons des accords conclus. Mais la gigantesque vague de lutte du prolétariat était brisée.

Les patrons avaient dû faire des concessions substantielles: augmentations de 10 à 20% des salaires, semaine de 40 heures, congés payés. Mais ces concessions n’étaient que temporaires. Dès l’automne, le gouvernement de Front Populaire décrétait la «pause» des réformes, dévaluait la monnaie provoquant une hausse de 30% du coût de la vie qui annulait les augmentations salariales et mettait en place une législation pour «encadrer» les grèves. Le recours à la police contre les grévistes commença dès octobre. En mars 1937, le gouvernement faisait donner la police contre une manifestation antifasciste à Clichy, faisant 5 morts et des centaines de blessés. En décembre 37 la police intervint pour déloger les grévistes des usines Goodrich. Mais devant une foule ouvrière de près de 30.000 personnes accourue pour les défendre, les gardes mobiles durent battre en retraite. Ce furent finalement les bonzes staliniens qui réussirent à faire reprendre le travail au bout de 15 jours aux grévistes sans qu’ils n’aient rien obtenu; dans les mois qui suivirent les différentes grèves furent ainsi systématiquement sabotées par le PC, le PS et les bonzes syndicaux.

En 1938 un nouveau gouvernement, dirigé par les radicaux mais qui comprenait plusieurs ministres socialistes et où Blum était vice-président du Conseil, adopta des décrets-loi qui revenaient sur la plupart des concessions de juin 36, dont la semaine des 40 heures, au nom des besoins de la «défense nationale». Pour calmer le mécontentement croissant dans les rangs ouvriers, les dirigeants syndicaux appelèrent à contrecoeur à une grève générale contre ces décrets. Sans aucune préparation, sans mots d’ordre et alors que certaines structures syndicales s’y opposaient ouvertement, cette grève générale était condamnée d’avance au fiasco. Les patrons en profitèrent pour licencier les travailleurs les plus combatifs, tandis que la démoralisation et la passivité l’emportaient parmi la classe ouvrière, alors même que les menaces de guerre se faisaient toujours plus pressantes. Le Front Populaire avait bien rempli sa tâche de réduire le prolétariat à l’impuissance, plus rien ne s’opposait au déclenchement d’un nouveau conflit guerrier.

En définitive, la seule victoire de juin 36, c’est la bourgeoisie qui l’a remportée, en écartant la menace prolétarienne contre le capitalisme, en s’assurant du ralliement indéfectible des tous les partis et syndicats ouvriers à la défense contre-révolutionnaire de l’ordre bourgeois, dans la paix comme dans la guerre. Cela valait bien la concession de quelques miettes de ses profits...

 


 

(1) Le lecteur peut se reporter à l’article: «Le tournant des Fronts populaires ou la capitulation du stalinisme devant l’ordre établi», Programme Communiste n° 72 et 73 ainsi qu’aux «Leçons du Front Populaire 1936», Le Prolétaire n° 227 et 228, «Il y a 60 ans le Front Populaire faisait avorter la lutte prolétarienne», Le Prolétaire n° 437.

(2) Toutes les données ainsi que les citations sont tirées des ouvrages suivants: G. Lefranc, «Juin 36. L’explosion sociale», Archives Gallimard 1976; J. Danos, M. Gibelin, «Juin 36», Ed. Maspero 1972; D. Guérin, «Front Populaire, révolution manquée», Maspero 1972.

 

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