HONGRIE - 1956
Avec le répugnant accouplement entre communisme et démocratie, ils ont tout démoli, ces chiens de renégats
(«le prolétaire»; N° 482; Oct.-Nov.-Déc. 2007)
A l’occasion de l’anniversaire de l’insurrection hongroise de 1956, le PCF a publié un communiqué qui est un chef d’oeuvre d’hypocrisie. On peut y lire qu’«une grande majorité du peuple hongrois réclamait la fin du stalinisme et la démocratisation de leur pays», que les manifestations «furent le début d’une grande révolte, qui, de l’armée aux conseils ouvriers des grandes usines de la capitale, des étudiants aux plus hauts dirigeants du pays, réclamait la liberté et le respect de la souveraineté du peuple hongrois», et qu’il s’agissait de «la faillite politique du système stalinien (...) une conception du communisme en tout point étrangère à celle qui est la nôtre. Le PCF qui s’est en effet toujours inscrit dans les combats du peuple de France pour la liberté, l’égalité, la fraternité reste plus que jamais mobilisé pour faire vivre notre idéal d’émancipation humaine».
Pas la moindre allusion à la position du PC à l’époque, à ses dénonciations virulentes des manifestants «fascistes», des «alliés de Hitler, les représentants de la réaction et du Vatican, que le traître Nagy avait installés au gouvernement» (1)! Mais si le PCF est obligé de cacher son passé, il est obligé aussi de cacher que «sa conception du communisme», démocratique, interclassiste, nationaliste, c’est-à-dire bourgeoise et anticommuniste, est aussi antiprolétarienne hier, quand il applaudissait la répression dans les pays de l’Est, soutenait les guerres coloniales et condamnait les grèves en France, participait au gouvernement de reconstruction de l’impérialisme français, qu’aujourd’hui où il sabote toutes les luttes et se prépare à nouveau à aller au gouvernement rendre au capitalisme les services que celui-ci lui demandera.
Mais il ne faut pas se tromper sur la nature et la portée de l’insurrection. Le quotidien «Le Monde» qui en tant que porte-parole officieux des milieux dirigeants de la bourgeoisie française s’y connaît en matière de révolution, s’enthousiasme pour la révolte hongroise d’il y a cinquante ans: «(...) Un demi-siècle plus tard, qu’a-t-on retenu de cette révolution assassinée, lors de laquelle un peuple, réconcilié avec lui-même, aura réussi en quelques jours à isoler l’Etat policier et à se former en conseils pour inaugurer une démocratie nouvelle? (...) L’un de ses aspects les plus remarquables tient dans la convergence entre un mouvement intellectuel contestataire et un mouvement ouvrier spontané, rencontre qui débouchera sur la formation d’innombrables comités révolutionnaires, chaque localité, chaque corps de métier se dotant de son propre conseil» (2).
On comprend que le grand quotidien se félicite de la réconciliation populaire et de la convergence des prolétaires inorganisés avec l’intelligentsia petite-bourgeoise, c’est-à-dire de la domination politique des premiers par la seconde. Les dirigeants des mouvements hongrois et polonais avaient en effet une orientation tout aussi bourgeoise, anticommuniste, que les impérialistes staliniens russes et leurs valets internationaux, résumée dans leurs objectifs de souveraineté nationale et de démocratie. L’insurrection hongroise n’était pas la première «révolution antitotalitaire» comme le proclamaient les confusionnistes de «Socialisme et barbarie», ni le début d’une révolution politique au sein d’un Etat ouvrier comme le prétendaient les trotskystes. C’était un mouvement qui ne pouvait échapper à l’ornière de l’interclassisme qui stérilisait les poussées ouvrières. La voie de l’émancipation prolétarienne n’est pas démocratique et nationale, mais classiste et internationale, et elle est impossible en l’absence du parti de classe.
Nous reproduisons ci-dessous un article d’Amadeo Bordiga écrit au moment même où se déroulaient ces dramatiques événements, et publié (anonymement, comme tous les textes du parti) sur Il Programma Comunista n° 22, 3-17/11/1956. Le lecteur appréciera la force de la dialectique marxiste qui seule permet d’allier la lucidité impitoyable de l’analyse des forces politiques et sociales en jeu, au refus d’un quelconque indifférentisme doctrinaire devant un tel mouvement.
* * *
Dans l’arène démocratico-populaire
Alors que la portion d’Europe passée dans la sphère américaine après la guerre paresse dans l’euphorie du régime parlementaire reconquis, dans la sphère russe le sous-sol social s’est mis à trembler de façon terrible, dévoilant l’idiotie de cette construction historiquement bâtarde qu’on appelle démocraties populaires.
Ceux qui applaudissent le courage des rebelles hongrois, le font au nom des mêmes idéaux: peuple, liberté, indépendance nationale, démocratie. Ceux qui applaudissent la répression impitoyable de l’insurrection le font au nom de la merveille du système des démocraties populaires au sein desquelles, selon eux, se construirait le socialisme.
Les opportunistes occidentaux classiques, légitimes héritiers des sociaux-traîtres de 1914 crient à tous les échos que le socialisme ne peut naître que dans un cadre démocratique - comme cela fut crié au parlement italien. Mais c’est précisément sous cette formule, sous ce drapeau, que leurs adversaires embarrassés, silencieux et en plein désarroi, les «communistes» indigènes, ont vanté les mérites des régimes polonais, hongrois et des autres «satellites». Où selon eux, il n’y a pas de pouvoir soviétique, pas de dictature du prolétariat, mais, originalité qui les place au premier rang des fameuses voies nationales, implantation de la construction du socialisme sur une base démocrato-populaire.
Le sang coule donc à flot; comme coulent à flot les misérables interpellations oratoires et journalistiques entre partisans d’un même idéal historique, de la même forme sociale de l’avenir.
Il est de règle que lorsque la lutte politique débouche sur le recours généralisé aux armes, les voies de l’histoire apparaissent clairement à l’humanité; les forces humaines se mobilisent alors de façon déterminée en faveur de la nouvelle organisation sociale en train de naître, ou contre elle.
Les félicitations ou les condamnations les plus prolixes sont émises aujourd’hui des côtés les plus divers et les plus inattendus; mais aucune perspective d’avenir n’apparaît clairement au milieu des fumées de la lutte et des incendies. Les uns attribuent le vigoureux mouvement hongrois à un complot provoqué par une Sainte-Alliance réactionnaire, voire féodale, tandis que les autres l’inscrivent parmi les plus grandioses épopées de l’humanité en lutte contre l’oppression; mais alors même qu’il est toujours en cours, ce mouvement ne se laisse pas si aisément classifier.
Les armes et les objectifs
L’appréciation marxiste de ce qui est en train de se passer au cours de ces jours tragiques ne peut se réduire à se prononcer pour l’une ou l’autre des forces armées qui s’affrontent; il ne suffit pas - ce qui doit être fait-, de prendre parti en faveur des rebelles et contre les «forces de l’ordre» hongroises et russes qui veulent les écraser dans une lutte à mort où des deux côtés personne n’hésite à recourir à la terreur. Souhaiter la victoire des révoltés dans la lutte difficile et sanglante n’implique pas de pousser la solidarité et l’enthousiasme pour leur mouvement jusqu’à y voir le retour complet à la voie communiste révolutionnaire, le rejet total de l’infâme vague de trahison opportuniste personnifiée par le stalinisme comme par l’antistalinisme du XXe Congrès russe.
Nous avons le devoir d’aller plus loin et de dire que, quel que soit le résultat de la profonde crise qui va ébranler toutes les instables «démocraties populaires» européennes, un tel retour est historiquement très lointain. La révolution ne vit pas d’illusions et d’extrémismes sentimentaux et vides.
Nous n’en sommes pas encore au retour à un mouvement indépendant de la classe ouvrière; il s’agit d’un mouvement interclassiste de travailleurs et de classes semi-bourgeoises qui ne va pas au delà des mots d’ordre hypocrites derrière lesquels se rangent les saboteurs du communisme révolutionnaire, de l’Internationale de Lénine. Il est impossible de le nier. Il faut regarder la vérité en face. Mais avec suffisamment de force dialectique pour comprendre et accepter le fait historique que ce n’est que par là que peut passer la reprise de la lutte révolutionnaire. C’est pour l’heure un retour en arrière, un retour à un stade de lutte qui apparaissait déjà dépassé il y a plus d’une trentaine d’années, et qui au fond reprend les schémas et les alignements quarante-huitards. Mais on ne peut hésiter dans le choix entre l’adoption de ces orientations dans le cadre corrupteur des manoeuvres politiciennes et parlementaires et leur réapparition sur le terrain de la lutte courageuse et héroïque les armes à la main.
Si nous avons le devoir de ramener à leur base de classe et d’intérêts sociaux les mouvements qui poussent les insurgés d’aujourd’hui jusqu’aux sacrifices les plus désespérés, cela n’empêche pas que c’est une bonne nouvelle qui nous vient de la Hongrie ensanglantée: les grandes capitales savent encore devenir des volcans de lutte comme il y a cent ans; les techniques ultramodernes des polices d’Etat et des armées peuvent être combattues par des civils presque sans armes qui, pour des raisons de classe pas du tout aussi claires que nous le voulions et l’espérions, arrachent armes et soldats des mains des forces de répression; et pas seulement en raison de la renaissance d’objectifs nationaux et patriotiques, si est exact le fait glorieux et riche de promesses internationalistes au vrai sens du terme, que des détachements de soldats russes auraient retourné leurs armes et seraient passés du côté des révolutionnaires. Les possibilités techniques de briser la force paralysante de la machinerie d’Etat moderne depuis l’extérieur (ce dont le révisionnisme antimarxiste avait commencé à douter à partir de 1890, en s’appuyant mensongèrement sur le vieux Friedrich Engels demeuré toujours fièrement insurrectionnaliste) existent toujours aujourd’hui, à l’époque des chars de combat, de l’aviation et des armements atomiques. Varsovie, Berlin-Est, Poznan, en ont donné des preuves éclatantes, bien qu’encore malheureuses. Pour la première fois nous avons vu dans un cadre national surgir de terre l’armée irrégulière d’une insurrection; et si celle-ci n’arrive pas à prendre le pouvoir, ce sera par défaut d’organisation politique bien plus que militaire, et précisément à cause d’une base de classe que des déterminations plus fortes que toute volonté rendent incertaine et vulnérable aux basses et honteuses manoeuvres des puissances de l’Ouest et de l’Est.
Miroir déformant
Mais nous ne pouvons malheureusement pas en rester là. Puisque le caractère tragique des heures qui s’écoulent n’est pas propice à de longues dissertations, et même si cela peut sembler une froide opération à nos rares camarades communistes internationalistes, jetons quelques coups d’éclair dialectiques sur le processus concret en comparant la Pologne et la Hongrie et sur la façon - plus risible encore qu’infâme - dont les renégats italiens, ces mafieux de la politique, l’ont accueilli avec des grimaces de pleureuses et des excuses de gamins pris en faute.
L’«Unita» répète tous les jours que l’insurrection hongroise est une provocation et qu’elle tend à restaurer un régime non seulement bourgeois, parlementaire et capitaliste libéral (dont en théorie et en pratique ils sont les partisans déclarés, selon les thèses qu’ils ont pissées pour leur Congrès imminent - à moins qu’il faille l’annuler?), mais même un régime fasciste à la Horthy ou féodal à la Estherazy (3). Evidemment, ces gens-là sont incapables de réaliser que même lors la guerre civile en Russie, Lénine dénonçait la menace d’un retour au pouvoir des capitalistes et propriétaires terriens bourgeois; et que nous avons enterré l’épouvantail du féodalisme en rejetant les boniments des sociaux-patriotes anti-allemands ou anti-russes sur l’éclatement de la première guerre mondiale. Ils ne peuvent comprendre, ces écrivassiers Eduqués par trente ans de cours universitaires où, comme on voit, ils n’ont pas seulement appris l’art de la trahison des principes, mais aussi celui très précieux de se faire protéger de la plus idiote façon par l’ennemi, ces écrivassiers ne peuvent pas réaliser que de Dioclétien à Néron, de Torquemada à Radetsky ou à Stolypine et mille autres encore, il n’y a pas eu dans l’histoire de répression qui n’ait utilisé la découverte de provocateurs comme prétexte à des massacres.
Le 28 octobre encore, cette feuille se fait téléphoner de Budapest à Varsovie par un correspondant assez fou pour la signer, la bonne nouvelle qu’on espère liquider dans la nuit les derniers groupes d’insurgés. Si tel est le sort de celui qui se bat avec le fusil, quel sera l’avenir avec ces moyens-là, de celui qui se bat avec la plume?
Mais dans son numéro du 27 octobre, le même journal reproduisait sur deux pages complètes, le discours de Gomulka, discours vraiment notable avec un ton d’indépendance auquel nous n’étions en vérité plus habitués. L’évolution en Pologne est différente: nous en sommes aux discours, pas aux fusillades et aux bombardements comme en Hongrie. Si Gomulka se trouvait derrière une barricade et non à une tribune, il ne nous serait pas permis de démontrer, comme nous allons le faire tout de suite mais de façon sommaire, que par rapport à lui nous devons nous positionner comme devant un ennemi ouvert. Le marxisme fait la distinction entre la polémique qui utilise les discours et celle qui utilise les armes: à certaines périodes, il conclut de façon diamétralement opposée dans les deux cas; c’est ainsi qu’en 1863 il se solidarisa sans conditions avec les insurgés polonais dans leurs objectifs qui n’étaient que patriotiques et bourgeois - et leurs idéologues démocrates, qu’à Londres il accablait de mépris et de sarcasmes. Mais il y a une autre différence entre la Pologne et la Hongrie: le dirigeant déposé là «à la manière stalinienne» (la plus stupide des explications pour tout un drame historique) ne va pas au gouvernement pour appliquer un programme aussi nettement anti-russe - et pour nous nettement opposé au véritable communisme; il y va pour prendre en charge la répression de la révolte, comme ce sale Nagy avec ses compères et ses hommes de main. Il ne nous intéresse pas d’établir une différence entre les deux types et de proférer des banalités sur la soif de «revenir» au pouvoir, mais de confronter les deux phases si différentes d’un développement étroitement analogue
Mesquinerie polonaise
Dans ce que le journal
italien rapporte du discours de Gomulka, en le reprenant à son compte, relevons
tout d’abord le long passage sur l’insurrection de Poznan; il démontre
indéniablement que n’y prirent part aucun de ces agents de l’impérialisme
étranger comme le prétendait à ses lecteurs l’«Unita» pour justifier le
massacre des ouvriers d’usine. Ceux-ci étaient descendus dans la rue pour un
motif strictement économique de classe.
La conclusion de Gomulka, orateur et polémiste efficace sans aucun doute, est
inattaquable: «les agents impérialistes et les provocateurs peuvent exister et
exercer leur activité en tous lieux et à tout moment, mais ils ne peuvent jamais
et nulle part décider de l’attitude de la classe ouvrière. (...) S’ils le
pouvaient (...) les ennemis de la Pologne et du socialisme auraient un tâche
bien plus facile (...) ». En outre, non camarade Gomulka (même si tu n’es pas
encore flic professionnel), le socialisme comme doctrine et action ne serait que
du vent.
Poznan, comme le processus lui-même l’a démontré, a été un pur mouvement de classe, et les prolétaires en furent les protagonistes autonomes. Mais ce fut un mouvement local, qui posa sans doute des revendications de classe, mais qui n’avaient pas un rayon national et ne posaient pas le problème du pouvoir politique. Le mouvement hongrois, s’il l’emportait, aurait sur Poznan l’avantage de dépasser les limites locales et économiques, mais le défaut d’être hybride du point de vue de sa base de classe.
Le mouvement que représente Gomulka a le défaut d’être pacifique et non pas insurrectionnel; et s’il ne se produit pas de nouveaux événements brisant la sourde voie démocratique, nous avons le droit de critiquer à fond sa victoire.
Politiquement, les revendications de son programme sont ouvertement de démocratie parlementaire, il n’y a pas besoin de citations. Le gouvernement bourgeois actuel est un gouvernement bourgeois.
Socialement, il est vraiment un gouvernement démocratico-populaire, alors que le précédent était démocratico-populaire programmatiquement. Le mouvement en Pologne, dit Gomulka, s’appuie sur trois couches sociales: ouvriers, paysans et étudiants. Les étudiants ne sont pas une classe, ni les intellectuels, mais ce troisième terme signifie petite-bourgeoisie et bourgeoisie. Un tel gouvernement ne l’est pas plus que ne le serait un gouvernement Guy Mollet ou Saragat (4).
Economiquement, les positions polonaises sont désastreuses d’un point de vue marxiste. Dans l’agriculture, le leitmotiv de la déstalinisation ne peut avoir d’autre sens que de reculer à un stade inférieur à celui atteint sous Staline. La dissolution des coopératives (analogues aux kolkhozes russe est préconisée si les paysans veulent se partager la terre, ce qui serait en train de se faire, les armes à la main, dans la campagne hongroise.
Dans la nouvelle organisation agraire, trois formes sont admises: la petite entreprise paysanne, la coopérative volontaire et des entreprises de type capitaliste, qui se défend d’être une entreprise de koulaks. Voilà quelles sont les erreurs que corrigent ceux qui renient Staline: les derniers faibles vestiges d’un semi socialisme potentiel. Mais au moins on y voit plus clair: la base historique de démocratie populaire ne signifie pas édification du socialisme, mais reconstruction d’un capitalisme déclaré.
Dans la question de l’industrie, nous sommes en plein dans les erreurs complètes, dans les blasphèmes antimarxistes de Staline en 1952. Nous avons pu les épingler dans le «Dialogue avec Staline» et en établir à l’avance les bases doctrinales, qui nous ont permis en 1956 dans le «Dialogue avec les morts» de démontrer que le XXe Congrès, au lieu de les condamner pour revenir au marxisme, avait reculé encore sur des positions antisocialistes.
Pour Gomulka, il s’agit de faire renaître une économie industrielle basée sur la loi de la valeur et sur la baisse des «coûts de production» afin que les entreprises deviennent rentables. Nous avons fait la démonstration ad abudantiam que c’est là l’inverse de la «construction» du socialisme. Remarquons ici seulement combien il est démagogique de s’excuser auprès des ouvriers de l’industrie de ne pas pouvoir augmenter les salaires, quand on a comme programme de diminuer les coûts de production. C’est le même programme que celui des thèses pour le VIIIe Congrès du parti italien qui veulent le beurre et de l’argent du beurre.
Conclusion. Gomulka est un ennemi et preuve est faite de la thèse historique selon laquelle qui va vers la démocratie libérale va vers le capitalisme et tourne le dos au socialisme.
Période historique magyare
En Hongrie se battent les étudiants bourgeois, les paysans, les ouvriers. Il est clair que ces derniers sont au premier rang dans la lutte, qu’ils en supportent le poids le plus grand, que l’insurrection a comme meilleur rempart la grève générale de usines et des services publics et que sa force militaire, quelle que soit l’issue de la lutte, se base sur les énergies de la classe laborieuse.
Le programme du mouvement, il n’y a pas à en douter malgré l’insuffisance des informations, n’est pas comparable à celui qui fut victorieux en 1919: dictature du prolétariat, terreur sociale contre les propriétaires bourgeois des usines et de la terre.
Au centre du programme actuel se trouve l’indépendance nationale, la libération de la Hongrie des troupes étrangères, la constitution d’un gouvernement à base parlementaire avec liberté d’action pour tous les partis. Le classique bobard de la construction du socialisme - le pire piège contre-révolutionnaire à l’époque actuelle - ne fait pas partie du programme des insurgés, bien que la force ouvrière soit la plus importante parmi eux. Il ne serait même pas dans le programme du rétablisseur de l’ordre Nagy (5), si ce dernier a, comme il paraît, formé un gouvernement de font national avec des partis antisocialistes. Du reste en Pologne aussi le programme de Gomulka - qui n’arriverait peut-être pas à mener une répression sur ordre de Moscou - contient des invitations aux partis populaires et paysans.
Nous ne devons pas nous faire des illusions: la magnifique insurrection hongroise lutte pour une Hongrie libérale, parlementaire et bourgeoise.
En 1848, les ouvriers peu nombreux luttaient sur les barricades pour le même résultat, atteint tardivement et après de longues batailles. Pour Marx et pour nous, c’était une lutte sainte et un résultat révolutionnaire, la voie historique par laquelle il fallait nécessairement passer pour aller au socialisme.
Aujourd’hui les ouvriers hongrois sont bien plus nombreux, ils ont une bien plus grande importance dans le pays. Mais la situation historique les a contraint à choisir les mêmes alliés. Leur lutte est patriotique et nationale, et nous n’avons pas le droit de la présenter comme une lutte pour des objectifs de classe et pour le socialisme.
Cependant il ne faut pas oublier la distinction fondamentale entre les fronts unis dans les manoeuvres politiques et ceux qui naissent dans la lutte armée. Même dans ces conditions, l’intérêt général de la classe ouvrière et du communisme international est du côté des insurgés en armes.
L’énorme recul des objectifs pour lesquels la classe ouvrière est obligée à verser son sang, est la conséquence de l’épouvantable extermination de la force révolutionnaire mondiale dont les différentes étapes au cours de ce siècle portent les noms, parmi mille autres moins connus, de Staline, de Tito, de Kroutchev, de Gomulka, de Rákosi, de Geroë, de Nagy et ainsi de suite sans nous abaisser à citer des noms de pays latins.
La collaboration entre ouvriers et petits bourgeois est une formule rétrograde, mais elle garde encore une dignité historique si elle a pour objet une systématisation nationale bourgeoise et si elle paye cet étape historique au prix du sang.
Elle est nulle, vide et ignoble quand elle se fait passer dans les pays largement développés pour un moyen de passer du capitalisme au socialisme, quand elle noie la perspective de Marx et de Lénine de la dictature révolutionnaire dans les basses manoeuvres électorales et parlementaires. Et le fracas des mitraillettes ne permet pas de donner une meilleure appréciation des résistances pendant la guerre: ce n’était pas des épisodes de guerre civile mais des actes de complicité avec les armées étatiques en conflit et elles ont représenté un nouveau pas terrible dans la dégénérescence de la formation classiste du prolétariat.
Pour les communistes, il n’y a pas d’étrangers
Laissons de côté le sordide épisode de l’association des Nenni, toujours avides d’empocher le fric des prix décernés par les partis ou les pouvoirs dictatoriaux, avec ceux qui combattent la dictature du prolétariat au nom des valeurs éternelles du charlatanisme libéral. Parmi les pénibles écrits et déclarations des hommes de main les plus endurcis de la grande bande contre-révolutionnaire, on trouve la déclaration de la Confédération du Travail contre l’emploi de troupes étrangères, c’est-à-dire soviétiques, c’est-à-dire du pays qui paye les prix de la paix, et la reconnaissance que ces troupes sont utilisées contre les travailleurs.
Il est difficile de savoir qui mériterait la palme de l’hypocrisie la plus totale, entre ceux qui saluent l’insurrection et ceux qui applaudissent à sa répression - et qui sont membres du même parti!
A l’époque de la guerre russo-polonaise de 1920 les communistes authentiques comptaient sur l’intervention de la glorieuse armée russe en Pologne pour soutenir le mouvement de ces camarades bolcheviks parmi les plus valeureux contre l’oppression maintenue par les agents, alors bien réels, de ces défenseurs éternels de la liberté que sont la France et l’Angleterre.
Si en Hongrie des agents du capitalisme mondial travaillaient vraiment à une contre-révolution bourgeoise et s’il existait encore en Russie une armée rouge de classe, il faudrait se réjouir de son action.
Seuls ceux qui, comme nous, considèrent cette armée comme étant une armée impériale d’Etat utilisée partout contre les objectifs prolétariens et socialistes, ont le droit de condamner ses violences.
Du calme, l’avenir est gris
Si les informations selon lesquelles les forces soviétiques ont été contraintes de reculer et de partir devant l’acharnement des insurgés, sont véridiques, nous ne pouvons que nous réjouir de la démonstration historique que les plus formidables appareils de domination peuvent être ébranlés, et qu’une audacieuse insurrection peut se répandre comme une épidémie d’un capitale à une autre, comme ce fut le cas autrefois, en 1848. Mais les marxistes révolutionnaires ne peuvent partager la satisfaction des bourgeoisies du monde entier, on ne peut plus heureuses qu’à l’avant-garde de l’approbation se trouvent tous les socialistes opportunistes pour revêtir leur basse besogne d’un lambeau de ce drapeau du socialisme qui à l’Ouest comme à l’Est a servi à égarer les masses depuis quarante ans.
La joie de la principale place-forte du capitalisme, l’Amérique, qui soulagée de la perspective d’ennuis en série, va utiliser le répit pour s’adonner au rock and roll politique de ses élections présidentielles charlatanesques, avec la perspective de gains importants dans l’investissement de capital offert en cadeau aux pays rompant le rideau de fer, cette joie exprime le succès de la pire force de la contre-révolution.
Les communistes pro-russes s’en aperçoivent péniblement, eux qui n’avaient pas bronché quand Moscou avait lié leur sort à celui de l’Amérique, et que celle-ci fit la fortune de leurs bandes européennes.
Ils ne peuvent plus avouer l’erreur des erreurs: avoir cru conserver la force matérielle, tout en laissant s’évanouir l’énergie vitale de la fidélité aux principes de la doctrine. Mais combien de temps faudra-t-il aux prolétaires pour comprendre que le même reniement des principes se trouve dans le programme de la nouvelle Hongrie, «libre», et par conséquent bourgeoise, admirable pour sa courageuse combativité mais déplorable du point de vue de la doctrine sociale?
En Italie aussi les misérables renégats du marxisme et du léninisme ont repris le mot d’ordre de la Hongrie révoltée à leurs maîtres: indépendance nationale! Mais ils n’ont jamais acquis la doctrine dialectique de Lénine: nous, communistes, nous brisons la chaîne des nations parce que c’est le seul moyen pour faire disparaître le nationalisme, forme historiquement utile uniquement pour réaliser des résidus de révolution bourgeoise.
Peut-être les renégats ont-ils eu le courage de crier après Budapest qu’en Italie et en Occident aussi, il y a des troupes d’occupation et des formes de colonisation? Ils ne le pouvaient pas car ce sont précisément ces forces qui leur ont ouvert la porte des ministères à Rome, et ils ont trop répandu l’opium du culte de la démocratie. Opium qui intoxique la Hongrie et l’Italie, bien que celle-ci soit aujourd’hui aussi lâche qu’un mouton.
Le mouvement hongrois, aussi admirable soit-il, n’est pas le nôtre. Et il n’ouvre pas l’ère nouvelle que nous attendons.
* * *
Au moment d’aller à l’imprimerie, nous apprenons que les troupes soviétiques rentrent en Hongrie et que le gouvernement Nagy s’adresse à l’ONU en protestant contre la nouvelle intervention militaire russe. L’article a été écrit avant ces derniers événements, mais son orientation reste entièrement valable. Les troupes russes ne reviennent pas en Hongrie pour «rétablir un régime socialiste» puisque les mots d’ordre et le programme russes sont les mêmes que ceux des Hongrois - démocratico-populaires, interclassistes, nationaux - mais pour défendre avec la brutalité sans retenue de tout impérialisme, les positions impériales menacées du capitalisme soviétique. Dans cette immense tragédie, les ouvriers hongrois sont doublement victimes du reniement stalinien de l’essence du mouvement révolutionnaire prolétarien: ils se sont sacrifiés dans un mouvement violent non classiste mais national-démocratique; ils seront peut-être écrasés (mais ils n’ont pas encore dit leur dernier mot) par les blindés nationaux-démocratiques. Puisse leur sang être inscrit dans le grand livre de la vengeance prolétarienne - pour la révolution de demain.
(1) Déclaration du BP du PCF, publiée par «l’Humanité» du 5/11/1956. Aujourd’hui la version selon laquelle l’insurrection hongroise a été une «contre-révolution fasciste» est encore propagée par des nostalgiques du stalinisme, comme le groupe social-patriote PRCF qui publie «Initiative communiste».
(2) cf «Le Monde», rubrique littéraire du 26/10/2006.
(3) Horthy était le chef du régime fasciste allié à Hitler. Estherazy était le plus grand propriétaire terrien de Hongrie avant la confiscation des terres par le régime stalinien; il venait d’être libéré par les insurgés, comme tous les prisonniers politiques.
(4) Guy Mollet et Saragat étaient les dirigeants des partis socialistes français et italien.
(5) Imre Nagy qui jouissait d’une réputation de libéral parmi les dirigeants staliniens hongrois après un bref passage au gouvernement, avait été propulsé au pouvoir par les russes dans l’espoir qu’il réussisse à calmer les choses. Son premier acte officiel avait été de décréter la loi martiale (par la suite il affirmera que sa signature avait été extorquée). Mais son troisième gouvernement en quelques semaines, qui avait trop cédé aux aspirations nationales, sera renversé par les troupes russes revenant dans le pays après l’avoir quitté; il sera condamné à mort et exécuté pour «trahison» par ceux-là même qui l’avaient installé au gouvernement!