Amadeo Bordiga

Notes élementaires sur les étudiants et le marxisme de gauche authentique

(«le prolétaire»; N° 488; Mars-Avril 2008)

 

Nous publions ci-dessous un article d'Amadeo Bordiga publié au début de mai 1968. C'est une critique des positions défendues alors notamment par le PC italien, selon lesquelles les étudiants étaient devenus un nouveau facteur autonome de l'histoire, voire une nouvelle classe sociale, qui se mettait à la tête de la lutte pour le changement social. L'éclatement du mai étudiant français quelques semaines plus tard, allait puissamment alimenter des positions antimarxistes de ce type pendant des années.

Nous reviendrons ailleurs sur l'analyse de ce mouvement et la critique de son idéologie. Nous renvoyons déjà les lecteurs à notre brochure sur mai 68 qui regroupe divers articles, tracts et manifestes diffusés par le parti à cet époque.

 

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Les mouvements étudiants ne peuvent présenter une histoire ou une tradition historique.

A l'époque des révolutions bourgeoises libérales, qu'elles soient républicaines ou seulement constitutionnelles, les agitations ou les organismes étudiants n'eurent pas d'actions ou d'objectifs autonomes. Les groupes d'étudiants de l'époque se joignaient aux révolutionnaires bourgeois, patriotes ou carbonaristes, et parfois, comme en Italie à Curtatone et Montanara, ils ont combattu dans les rangs des organisations indépendantistes. En France il est certain que les étudiants de l'époque figuraient parmi les assaillants de la Bastille et parmi les sans-culottes, ainsi que parmi les soldats des armées révolutionnaires sous le commandement de l'ex-étudiant de l'école militaire Napoléon Bonaparte. Dans ces cas comme dans d'autres, la seule classe autonome, dirigeant les révolutions et aspirant au nouveau pouvoir, était la grande bourgeoisie financière et entrepreneuriale.

Aujourd'hui, en ce 1968 pourrissant, la défense de l'autonomie d'un mouvement étudiant par les faux communistes successeurs de Staline, n'est rien de plus qu'une nouvelle confirmation de la profondeur de leur enlisement dans les sables mouvants de la trahison et du reniement. Définitivement tombés dans les bas-fonds du pire révisionnisme social-démocrate, alléchés par la perspective d'obscènes manoeuvres électorales, ils ont élaboré une thèse absurde selon laquelle les étudiants constitueraient une classe sociale; ils considèrent même comme une gauche extrémiste de ces mouvements incohérents, les éléments qui se réclament de la Chine de Mao et qui défendent sur le plan théorique à propos de l'Etat, la formule du «pouvoir ouvrier».

Puisque les faux communistes d'aujourd'hui, héritiers de Staline ici comme à Budapest, Varsovie ou Prague prétendent représenter la classe ouvrière et même le centre d'une répugnante et grossière unité organisationnelle et parlementaire, nous qui sommes les seuls à être restés fidèles à la doctrine originelle et invariante du marxisme, nous avons bien le droit de considérer comme dignes de leur face cornue et de leur estomac correspondant, la déglutition impassible et la digestion de l'absurde théorie selon laquelle les bandes d'étudiants plus ou moins enflammées par l'idée de sécher les cours, de pendre les profs et de tricher aux examens, formeraient une classe sociale à qui il faudrait adresser cette honteuse apostrophe: «Allez-y les jeunes! Aujourd'hui, c'est à vous de jouer, nous vous offrons à vil prix, en livres sterlings ou dollars ultradévalués, le premier rôle dans la révolution mondiale que nous avions toujours revendiqué pour le prolétariat rouge».

Le marché est truqué parce que ce n'est pas une classe sociale que constituent les étudiants des universités et d'ailleurs ainsi que les couches qui se pressent derrière eux, intellectuels et écrivains, artistes, histrions de toute espèce en qui se cristallise la dégénérescence de la société bourgeoise: écrivassiers, barbouilleurs, hurleurs enroués, diffuseurs de fausses nouvelles; alors que c'est une classe véritable que la classe ouvrière qu'une bande de proxénètes dénude pour la prostituer en la vendant sur le marché.

Selon Marx, le prolétariat est une classe non seulement parce que sans son travail il n'est pas possible de produire ces marchandises dont le total forme la gigantesque richesse de la société capitaliste, qu'il s'agisse de biens de consommation ou de biens d'équipement; mais parce que le prolétariat en plus de produire tout, se reproduit aussi lui-même, c'est-à-dire réalise la production des producteurs. C'est dans ce sens que Marx a voulu introduire dans sa doctrine moderne le terme classique utilisé vingt siècles auparavant par les romains de l'antiquité pour désigner les membres de la plèbe laborieuse de leur époque: prolétaires.

En poursuivant la comparaison entre le prolétariat fécond qui devrait aujourd'hui démissionner de l'histoire face aux étudiants qui s'agitent pour prendre sa place, il serait ici facile de faire de l'humour à la lecture des informations sur les étudiants des campus français ou des collèges américains pour qui la principale revendication révolutionnaire semble être la liberté sexuelle.

Les ouvriers des deux sexes peuvent en s'accouplant engendrer de nouveaux ouvriers pour les armées du travail du futur, alors que jusqu'à preuve du contraire les étudiants n'engendrent pas automatiquement de nouveaux étudiants, même dans les pays où il a été généreusement accordé aux enfants d'ouvriers et de paysans la liberté de faire des études.

Les classes stériles ne peuvent rien demander à l'histoire; la terrible Bastille à laquelle semblent s'être attaqués les étudiants français, est le mur d'enceinte édifié par le ministère de l'Education pour protéger les quartiers des étudiantes (véritable gynécée moderne) des incursions de leurs collègues masculins, sans doute pas poussés par le devoir de donner naissance à de nouvelles générations d'étudiants, ni par la conviction que la conquête du pouvoir de reproduction fasse partie de la conquête du pouvoir politique. Mais si nous voulons considérer y compris les classes qui ont précédé l'odieuse bourgeoisie capitaliste, il est facile de voir que pour ce qui est de leur dynamique historique, la question de la reproduction doit toujours être pris en compte.

Dans la société féodale, les serfs de la glèbe étaient les géniteurs des futurs serfs, de la même façon que les privilèges de leurs exploiteurs, l'aristocratie féodale, se transmettaient de père en fils.

Et au sommet de cette société, le principe héréditaire s'appliquait également au plus haut degré pour le monarque autocrate. L'histoire nous rappelle que le seigneur féodal cherchait par le légendaire jus primae noctis, le droit de cuissage, à disposer pour son plaisir personnel des filles vierges de ses malheureux serfs.

Quand apparaît la bourgeoisie moderne, Marx, en même temps qu'il analyse sa dynamique historique et sociale, stigmatise ses moeurs déjà fustigées par la noblesse féodale vaincue. Les nouveaux venus bourgeois, tout en continuant hypocritement à professer l'idéal de la famille féodale catholique, non seulement convoitent les ouvrières et leurs filles, mais comme l'écrit le Manifeste, trouvent leur plus grand plaisir à séduire mutuellement leurs épouses.

Aujourd'hui dans cette société humaine toujours plus dissolue, et surtout dans la conscience impuissante qu'elle a d'elle-même, on voit non seulement des théorisations qui font des étudiants une classe sociale, mais on entend même parler de lutte de générations, comme si la société était divisée en deux camps: les adultes et les jeunes.

Si nous voulions appliquer notre critère de la reproduction, nous pourrions nous amuser avec l'image fantastique d'une collectivité où les vieux engendreraient des vieux et les jeunes des jeunes, à l'encontre évidemment du principe biologique selon lequel ceux qui naissent les premiers se reproduisent aussi les premiers, et ceux qui arrivent à la fin de leur vie n'ont plus la capacité de le faire.

(à suivre)

 

Particommuniste international

www.pcint.org

 

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