Amadeo Bordiga

Notes élémentaires sur les étudiants et le marxisme de gauche authentique (fin)

(«le prolétaire»; N° 489; Mai-Juillet 2008)

 

 

Depuis la fin de la première guerre, en tant que marxistes professant la doctrine classique originelle, nous avons du nous élever plus d’une fois contre la théorisation artificielle par certains d’une nouvelle classe coïncidant plus ou moins avec les formes du pouvoir.

L’Amérique ultramoderne, toute gonflée d’avoir su exploiter depuis la fin de la première guerre mondiale une Europe désormais exsangue, où est né historiquement le pouvoir des capitalistes industriels, nous présente le mythe de la technocratie: ce ne seraient plus les riches ou les patrons des grandes entreprises qui dirigent, mais les scientifiques et les techniciens de tout niveau qui ne formaient jusqu’ici qu’une couche de fonctionnaires ou de complices des premiers.

Parcourons d’un bond tout l’intervalle historique entre la première guerre et la première révolution ouvrière, et l’intervalle géographique entre l’extrême occident et la grande Russie. Là, il était clair qu’une révolution de classe double avait jeté aux pieds du prolétariat triomphant et l’absolutisme féodal tsariste et le capitalisme qui avait essayé de prendre sa place. Cependant, même dans le camp des théoriciens marxistes - et, on l’aura compris, nous faisons ici allusion au grand Trotsky - des hésitations apparurent sur la question du pouvoir et de sa nature prolétarienne; une opposition ouvrière et marxiste russe affirmait que le pouvoir était tombé entre les mains d’une nouvelle classe qui n’était ni la bourgeoisie ni le prolétariat, mais qui semblait être la bureaucratie constituée à l’ombre du nouvel Etat.

Tout en se solidarisant avec la courageuse opposition trotskyste contre la maladie effective de la dictature communiste qui devint peu après le stalinisme, la gauche marxiste, que nous ne nous arrêterons pas à qualifier d’italienne, nia catégoriquement que la bureaucratie soit une classe sociale et qu’elle puisse s’emparer du pouvoir; elle considérait cette perspective comme fausse parce qu’elle rompait avec l’enchaînement historique classique et orthodoxe préconisé par Marx. Lors de l’affrontement entre le pouvoir de Staline et l’opposition généreuse de Trotsky et de tant d’autres héroïques camarades, ce furent malheureusement ces derniers qui succombèrent devant une force supérieure, et ces sinistres événements marquèrent la chute de la grandiose révolution. Ces prétendues nouvelles formes qui affirment être nées dans la puissante matrice de l’histoire, ne constituent donc pas un fait nouveau dont il faudrait discuter pour réfuter leurs caractères de classe: ce ne sont que des pseudo-classes; hier la bureaucratie ou la technocratie, aujourd’hui les étudiants ou les intellectuels, ou celle que nous pourrions appeler en souvenir de Molotov la culocratie (1), ne sont que des formes indistinctes et floues qui ne peuvent pas, comme les vraies classes, être annonciatrices de nouvelles perspectives historiques pour les collectivités humaines tourmentées.

 

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Revenons encore un moment à la méthode chronologique pour exposer l’évolution des rapports entre la jeunesse étudiante et le prolétariat socialiste, au moins pour ce qui est de l’Italie. Nous pouvons rappeler le premier socialisme de la fin du dix-neuvième siècle, quand le parti enregistrait l’adhésion du fameux écrivain Edmond De Amicis dont il conseillait aux jeunes l’ouvrage bien peu marxiste et révolutionnaire sur les «luttes civiles». De Amicis était pacifiste, il détestait la violence autant que Luther King dont le cadavre est encore chaud; la même mentalité pleurnicharde et doucereuse était partagée en Angleterre par les Fabiens et en France par les partisans de Malon contre qui Marx ne fut pas avare de traits féroces. Pour justifier son socialisme édulcoré, De Amicis essayait même dans un chapitre d’expliquer aux jeunes comme il le pouvait l’économie marxiste; mais c’était pour renvoyer ceux qui en avaient la possibilité à certains cours universitaires de l’époque, expliquant qu’ils y trouveraient de plus amples renseignements que dans ses faibles pages de vulgarisation.

En ce temps là, seule la Faculté de Droit comprenait un cours d’économie politique, naturellement selon des orientations que Marx aurait dites d’économie vulgaire; elle s’illustrait des noms de Pantaleoni, Loria, puis Einaudi, contre quelques uns desquels Engels eut à polémiquer. Evidemment, pour le bon socialiste à l’eau de rose De Amicis, pour qui Bissolati et Turati (2) étaient de dangereux subversifs, ces pâles cours universitaires d’économie étaient excessivement théoriques: il ne pouvait lui venir à l’esprit des sources plus autorisées.

En 1911 on célébra en Italie le cinquantenaire de l’unité nationale réalisée sous le drapeau de la monarchie de Savoie. Bien que dirigé alors par des éléments droitiers, le parti socialiste eut le mérite d’inciter le prolétariat à ne pas considérer comme siennes ces manifestations de gloire à la patrie bourgeoise, et en règle générale il refusa d’y envoyer ses représentants.

A l’inverse les étudiants italiens, plus ou moins encadrés par leurs professeurs, étaient en première ligne des manifestations tricolores. Du reste, lors des années précédentes et jusqu’à l’année tragique de 1898 (3), ils avaient applaudi aux monstrueuses expéditions coloniales, alors que le prolétariat socialiste avait su s’y opposer, y compris par de courageux affrontements de rue. Au tournant du siècle, il n’y avait donc rien de commun, mais complète antithèse entre étudiants et travailleurs italiens.

Le lecteur qui a la chance de faire partie de la jeune génération ne doit pas croire qu’il n’y avait pas de grèves étudiantes au début du siècle. Les problèmes de l’orientation de l’école étaient encore plus brûlants qu’aujourd’hui, étant donné la tradition récente de lutte du nouvel Etat laïque contre l’Eglise qui dominait toute l’organisation scolaire.

Alors que les travailleurs s’opposaient ouvertement à l’Eglise, sans pour autant idéaliser la fonction culturelle de l’Etat de classe moderne, les étudiants se détournaient de plus en plus es milieux et des institutions cléricales pour rejoindre les orientations bloccardes et franc-maçonnes de ce qui s’appelait alors la gauche populaire. Dans toute l’Europe, le bon bourgeois radical, de gauche, répétait comme une phrase sacrée les paroles de Victor Hugo: «Dans chaque village un homme tend un flambeau, le maître d’école, et un autre souffle dessus, le curé» (4)! Nous devons renvoyer à coups de pied dans les bras de la bourgeoisie les maîtres d’école et les curés.

 Dans toutes les agitations étudiantes on voyait des jeunes orateurs plus ou moins éloquents crier: «A bas les curés!». Ils haranguaient ainsi leur auditoire: «Si vous êtres royalistes, vous devez haïr les curés qui rêvent encore de vous prendre Rome; de même, si vous êtes républicains. Si vous êtes radicaux, vous devez être vous aussi anticléricaux. Peut-être êtes vous socialistes? Vous aussi vous devez venir dans la grande famille des ennemis des curés». Un peu plus tard, dans les premières années du siècle actuel, une grande lutte se déroula en France (ministère Combes) pour expulser curés, frères et moins de leurs dernières positions dans l’Ecole.

Au niveau (comme on dirait aujourd’hui) de la politique adulte, cette orientation laïcisante, franc-maçonne et d’unité populaire devint rapidement dominante, conduisant l’aile marxiste et révolutionnaire des partis prolétariens à la combattre comme un très grave danger. La correspondance entre les agitations étudiantes et la méthode bien connue des francs-maçons nous semble claire. Les maçons arrivaient à leur objectif de châtrer le mouvement ouvrier en promettant classiquement à leurs affiliés, surtout aux plus jeunes, des carrières faciles, prestigieuses et rémunératrices. Les jeunes ont toujours été les premiers à répondre à de tel appels, et ce phénomène avait et a toujours une portée notable. Il y a un demi siècle, ceux qui s’enthousiasmaient en entendant: «quelle splendide carrière tu feras, quand tu sera grand!» avaient encore leurs dents de lait; aujourd’hui, même les bébés connaissent le néologisme «percer».

 

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La gauche marxiste s’éleva bien vite contre les déplorables et coupables hésitations de la droite socialiste qui tendait à accepter les appels au «bloc» au parlement et dans les institutions locales; elle affirmait l’incompatibilité d’une politique de collaboration entre partis se réclamant de classes opposées. Cette opposition était plus nette en Italie que dans d’autres pays et cela permit mieux qu’ailleurs de défendre le prolétariat contre les influences idéologiques du radicalisme démocratique bourgeois qui, comme chacun sait, fut la cause de la catastrophe internationale d’août 14. En Italie, dans l’affrontement historique entre neutralistes et interventionnistes, les étudiants offraient un milieu favorable aux manoeuvres des fauteurs de guerre, sous la conduite parfois de leurs enseignants qui rappelaient les paroles du prophète fameux qui avait tonné sur le rivage de Quarto lors du «mai radieux» (5).

Nous pouvons voir dans ces événements les premières racines tant des vingt ans successifs du fascisme si diffamé que du nouveau bloccardisme dont la tête de turc n’est plus la soutane noire du curé, mais la chemise noire du milicien. La tromperie ne change pas au long de l’histoire, le danger est toujours le même: briser les frontières entre les classes réellement antagonistes qui sont toujours et partout la bourgeoisie patronal et le prolétariat travailleur.

Dans ce conflit désormais quais séculaire, nous avons toujours trouvé porteuses du piège le plus redoutable, les classes-fantôme, les fausses classes qui, comme aujourd’hui les intellectuels, s’offrent à jouer les entremetteurs et les escrocs pour escamoter la ligne historique inexorable qui mène à la victoire mondiale du prolétariat quand il parviendra dans tous les pays à sa dictature révolutionnaire.

 


 

(1) Molotov, qui représente l’achétype du bureaucrate soviétique et qui fut très longtemps le second de Staline, était appelé par celui-ci: «cul-de-plomb».

(2) Bissolati et Turati étaient des dirigeants socialistes réformistes.

(3) Pour ce qui est de l’année 1898 en Italie, voir l’article ci-contre.

(4) Cette sentence, attribuée à Victor Hugo, était reprise par nombre de publications anticléricales.

(5) En mai 1860, Garibaldi, le héros de la lutte pour l’unité nationale italienne, prit le départ du rivage de Quarto (dans les environs de Gênes) pour sa première expédition militaire contre le Royaume des Deux Siciles, au nom du roi Victor Emmanuel II.

Particommuniste international

www.pcint.org

 

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