Italie

La révolte des travailleurs immigrés de Rosarno

(«le prolétaire»; N° 495; Déc. 2009 - Janv. - Févr. - Mars 2010)

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Le 7 janvier dernier deux travailleurs agricoles africains venus en Calabre pour la récolte des oranges étaient blessés par des coups de feu tirés d’une voiture. Cet énième exaction raciste déclenchait la colère de centaines de prolétaires immigrés; ils se réunissaient spontanément pour manifester à Rosarno, petite ville de 15 000 habitants au centre de cette région qui produit des oranges et autres mandarines grâce à leur travail. Les manifestants se heurtaient aux forces de l’ordre, incendiaient des poubelles, des voitures, brisaient des vitrines.

 Le lendemain, de véritables ratonnades étaient organisées par des habitants contre les travailleurs immigrés; quelques uns étaient renversé par des voitures, d’autres frappés à coups de bâtons. Une centaine de personnes armées de bâtons et de barres de fer dressaient un barrage autour de l’usine désaffectée où logeaient de nombreux immigrés; certains charriant des bidons d’essence et des massues. Pendant ce temps 2000 travailleurs immigrés manifestaient encore dans la ville, sans heurts cette fois. Finalement les forces de police envoyées en nombre évacuèrent plus d’un millier de prolétaires immigrés; bien que beaucoup n’aient même pas été payés par leurs patrons, la plupart avaient accepté de partir car rester c’était risquer leur vie...

Les événements de Rosarno ont eu beaucoup de retentissement en Italie. Les partis gouvernementaux ont incriminé l’immigration «illégale» et ils utilisent la révolte pour justifier de nouvelles lois xénophobes; leur objectif est bien entendu d’attiser les divisions entre travailleurs italiens et étrangers et d’accuser ces derniers de représenter une menace pour l’ordre, la paix civile et la collaboration entre les classes. Certains médias ont décrit les événements comme un «affrontement entre deux armées de pauvres diables» (1), beaucoup mettent ces événements sur le dos des organisations mafieuses très présentes dans la région.

Mais il s’agit en fait d’une authentique révolte prolétarienne contre une exploitation bestiale qui est de règle dans ce secteur agricole depuis toujours, quel que soit l’implication plus ou moins grande des organisations légales ou illégales bourgeoises pour imposer l’exploitation capitaliste.

 

Les réactions des groupes  dits de «Gauche communiste»

 

Si la plupart des partis d’extrême gauche ont affirmé leur solidarité avec les prolétaires africains de Rosarno, ils l’ont en fait le plus souvent sur un mode démocratique, voire humanitaire; cela ne peut pas étonner venant de groupes qui ont abandonné dans les faits tout principe classiste pour se couler dans la vie démocratique bourgeoise. Mais quelles ont été les réactions des organisations qui se réclament de la «Gauche communiste»?

Pour le CCI, les événements de Rosarno sont «un produit du désespoir» (2), ces événements ayant consisté selon lui en... «violents affrontements entre travailleurs immigrés et locaux»! Après avoir repris, comme il l’avoue ingénument, cette analyse complètement mensongère à la presse bourgeoise internationale, le CCI reste perplexe: «La misère est très loin d’expliquer» pourquoi une partie de la population s’est lancée dans une vendetta raciste «ni d’ailleurs pourquoi ces immigrés attaqués s’en sont pris aux biens des habitants des alentours» (!). En bon social-pacifiste, le CCI n’arrive pas à comprendre pourquoi, surexploités, attaqués, traités comme des chiens, continuellement sujets aux exactions racistes, les travailleurs immigrés n’aient pas sagement protesté en respectant scrupuleusement la propriété privée des bourgeois et petits-bourgeois racistes...

Il n’y aurait qu’une explication à ces comportements incompréhensibles: «le désespoir, l’absence totale de perspective»; et le CCI cite comme preuve le témoignage publié par un journal italien d’un africain qui affirme avoir «eu honte» de la violence qui a éclaté lors de la manifestation.

Mais on peut trouver d’autres témoignages dans la presse. Par exemple celui d’un des «leaders» spontanés du mouvement qui quitte la ville avec 70 centimes en poche: «Vous savez combien de fois on m’a traité sans raison de Marocain de m...? Nous sommes des hommes et pas des animaux, on n’a pas le droit de nous tirer dessus. Maintenant ça suffit, nous demandons des droits!» (3).

Se révolter contre l’injustice et des conditions inhumaines n’est pas une manifestation de désespoir et d’absence de perspectives; la révolte est au contraire le premier pas nécessaire pour combattre le désespoir et l’absence de perspectives. C’est ainsi qu’un projet de grève nationale des travailleurs immigrés pour le premier mars a vu le jour sur la lancée de la révolte de Rosarno. Quelles que soient les limites de cette initiative et les manoeuvres des organisations collaborationnistes, il est de fait que les travailleurs immigrés, grâce à leur révolte, se trouvent face à la perspective de la renaissance de la vieille tradition des grandes luttes des travailleurs agricoles en Italie.

Le CCI ne condamne peut-être pas ouvertement la révolte des immigrés de Rosarno, mais il la dénigre autant qu’il peut, ce qui revient au même. Une nouvelle fois cette organisation qui se prétend révolutionnaire prend un attitude ouvertement anti-prolétarienne (4) face à un épisode de révolte violente. Comment caractériser autrement en effet, le fait de mettre sur le même plan les travailleurs révoltés contre leur surexploitation et les bandes lancées à la chasse au noir (5)? Nous ignorons s’il se trouvait d’authentiques prolétaires parmi ces centaines de pogromistes, mais si c’était le cas, ils agissaient exclusivement en tant que nervis des propriétaires et bourgeois locaux. Refuser de le voir, le cacher en fait, n’est possible qu’à des gens passés de l’autre côté de la barricade, du côté des adversaires du prolétariat.

 

*   *   *

 

 Voyons maintenant ce qu’il en est pour les organisations qui affirment se situer dans la continuité de notre parti.

Sans tomber dans une attitude aussi répugnante que celle du CCI, mais en affirmant au contraire une solidarité rhétorique avec la révolte de Rosarno, aussi bien «Il Programma Comunista» qu’ «Il Partito» ont cependant jugé bon de rajouter immédiatement la condamnation de principe d’une grève des travailleurs immigrés.

«Il P.» écrit ainsi: «Celui qui, aujourd’hui, proclame vouloir lutter en dehors de la lutte syndicale (...) en proposant des grèves des seuls travailleurs immigrés, impossibles à réaliser et condamnées à l’échec dès le départ, contribue uniquement à une désorientation et une confusion supplémentaire encore plus grave. La voie obligatoire est celle de la reconstruction de l’organisation syndicale de classe, organisée territorialement comme dans la traditions des Bourses du Travail (...). Un mouvement qui ne prend pas ses distances avec des révoltes comme celles des travailleurs agricoles de Rosarno et leur sacro-sainte réaction aux fusillades patronales, mais les fait siennes et qui se pose sérieusement l’objectif d’un mouvement de lutte toujours plus vaste, culminant dans la grève générale pour imposer les véritables objectifs immédiats de la classe ouvrière: - Réduction du temps de travail sans réduction de salaire! - Salaire garanti aux chômeurs! - Augmentation des salaires, plus importante pour les catégories les moins bien payées! - Droits de citoyenneté pour les travailleurs immigrés!» (6).

Les revendications immédiates des travailleurs immigrés de Rosarno et d’ailleurs (égalité de salaires entre travailleurs italiens et immigrés, régularisation des sans-papiers, fin des harcèlements policiers et patronaux, logement décent, etc.) ne semblent donc pas faire partie des véritables objectifs immédiats de la classe ouvrière selon les florentins d’ «Il P.», qui ont seulement inscrit des équivoques «droits de citoyenneté» à la place de la revendication classique de l’ «égalité des droits» pour tous les prolétaires!

Mais en outre opposer la perspective de grèves des seuls travailleurs immigrés - jugées impossibles! - à la nécessité de reconstruire au préalable le syndicat de classe qui pourra demain organiser la grève générale, revient tout simplement à s’opposer aux luttes - sans aucun doute locales, partielles, mais réelles - qui se mènent dès aujourd’hui. L’exemple de la France montre que les travailleurs immigrés, de plus sans-papiers, sont parfaitement capables de mener seuls des grèves longues et dures, même en l’absence du syndicat de classe ou de la solidarité effective des travailleurs français.

Faut-il condamner ces grèves et en général ces luttes parce qu’elles sont «en dehors de la lutte syndicale» (?), parce qu’elles ne suivent pas la voie obligatoire décrétée par «Il P.»?

L’organisation prolétarienne pour la lutte immédiate - le syndicat de classe - ne pourra naître et se construire qu’au feu des luttes et grèves qui éclateront spontanément contre l’aggravation de l’exploitation, et non sur la base d’un schéma abstrait qui rejette tout ce qui ne rentre pas dans son moule. Le schématisme d’ «Il P.» le condamne à se mettre en travers du cours réel de la lutte de classe...

«Il Programma Comunista» a pris en substance la même position qu’ «Il Partito»: opposition à une grève de travailleurs immigrés, mais de façon beaucoup plus nette et violente. «Lancer le mot d’ordre de la “grève des travailleurs immigrés” signifie se situer sur la voie de la trahison» (!) écrit-il en effet dans un petit article intitulé: «Oui à la grève générale des prolétaires de toute origine, localité, catégorie! Non à la grève des seuls travailleurs immigrés!» (7). Et il explique que «Pour être victorieuse y compris seulement sur le plan immédiat, la riposte [à la détérioration des conditions prolétariennes] ne peut être que la reprise de la lutte de classe ouverte et intransigeante, opposée à toute séparation et ghettoïsation, à toute division à l’intérieur de cette énorme armée qui ne fait que croître de façon démesurée à mesure qu’avance la crise et qui s’appelle prolétariat mondial!».

«Il PC» affirme ainsi que toute lutte partielle, toute lutte de groupes de travailleurs plus combatifs ou simplement poussés à se battre en raison de circonstances particulièrement intolérables, non seulement ne sert à rien tant que n’éclate pas la mythique grève générale, mais constitue une trahison de la lutte de classe! Aucun groupe ou secteur particulier de la classe ouvrière ne devrait entrer en lutte pour défendre ses conditions de vie ou de travail tant que tout le prolétariat du pays (ou du monde entier?) n’est pas prêt à lutter aussi, sous peine d’augmenter la «fragmentation» du prolétariat!

Ce que nous avons là, c’est une vision tout à fait idéaliste de la situation de la classe ouvrière, qui serait déjà prête à passer à la lutte de classe générale. Les professeurs autoproclamés en lutte de classe d’ «Il PC» ont oublié tous les critères matérialistes d’analyse des phénomènes sociaux; ils ont oublié que la maturation de la conscience classiste au sein du prolétariat ne peut arriver d’un coup et pour tous. Ils ne savent pas que c’est un phénomène ardu et contradictoire, qui ne peut pas ne pas diviser le prolétariat en secteurs «avancés» et «arriérés» sur la base des expériences de lutte, des victoires et des défaites, de l’influence matérielle des forces liées à la bourgeoisie; et, à l’inverse, de l’intervention du parti de classe, indispensable pour combattre cette influence et aller vers l’unité de classe. Intoxiqué depuis des générations par la drogue de l’interclassisme démocratique, encore entravé par les mille liens de la collaboration des classes, encore inconscient de sa propre force potentielle, comment le prolétariat dans son ensemble pourrait-il s’être soudainement converti à la nécessité de la lutte de classe générale?

Ce qui éclate, derrière les phrases creuses d’exaltation des prolétaires de Rosarno, c’est une hostilité sans fard d’ «Il PC» à une possible lutte d’un secteur particulièrement exploité, maltraité et méprisé du prolétariat en Italie. S’opposant à un tel épisode de lutte prolétarienne, «Il PC», comme les autres groupes que nous avons évoqué, cède ainsi à la pression des préjugés chauvins et «aristocratiques» omniprésents dans la société bourgeoise: c’est la triste et inévitable conséquence de l’abandon des principes et des orientations authentiquement marxistes.

Nos camarades ont pris à l’inverse une position réellement de classe: nous donnons ci-contre de larges extraits d’une de leurs prises de position (publiée sur «Il Proletario» n°6).

 


 

(1) Cf Il Corriere della Sera, 9/1/2010. Le grand quotidien de la bourgeoisie milanaise décrit aussi une scène de chasse au noir où les policiers sauvent un jeune immigré; puis il donne la parole à un des nervis racistes qui se plaint: «au début la police nous a demandé notre aide pour réprimer la révolte et maintenant elle nous matraque. Qu’est-ce qu’on doit faire?»

(2) Révolution Internationale n°409 (février 2010).

(3) cf Il Corriere..., Ibidem.

(4) Le CCI oppose dans son article les événements de Rosarno provoqués par le «désespoir» à une grève des ouvriers du bâtiment de la raffinerie Total de Lindsey (Grande Bretagne) qui, elle, serait «comme une lueur d’espoir». Il s’agissait dans ce cas d’un véritable problème de concurrence entre ouvriers de différentes nationalités qui avait éclaté au début de 2009 après que les patrons aient accordé un contrat portant sur 300 emplois à une compagnie italienne employant des ouvriers italiens et portugais.

Les travailleurs britanniques déclenchèrent une grève sauvage, en reprenant le slogan du premier ministre: «Les emplois en Grande-Bretagne aux travailleurs britanniques». La grève s’arrêta après que les grévistes aient obtenu qu’une centaine d’emplois soient réservés aux ouvriers anglais. En juin une nouvelle grève sauvage, accompagnée par des grèves de solidarité (y compris de travailleurs polonais) dans d’autres raffineries, obligea la direction à annuler sa décision de licencier une partie des grévistes de janvier. Les slogans chauvins furent alors beaucoup moins présents qu’au début de l’année.

La comparaison du CCI entre ces deux événements tout à fait dissemblables se base sur le fait qu’il prend les petits bourgeois racistes de Rosarno pour des prolétaires!

(5) Les racistes de Rosarno appellent «noirs» aussi bien les nord-africains que les véritables noirs.

(6) cf Il Partito Comunista n°339. Ce groupe (dont le centre se trouve dans la ville de Florence) est issu d’une scission de notre parti au début des années 70 sur la question syndicale et l’appel à la reconstruction du syndicat de classe est leur leitmotiv.

(7) cf Il Programma Comunista n°1/2010. Ce groupe que nous avons souvent critiqué est issu de la crise du parti au début des années 80.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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