Les difficultés de la démocratie au miroir des élections régionales

(«le prolétaire»; N° 496; Avril-Mai-Juin 2010)

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Les élections sont un moment-clé de la vie politique bourgeoise. D’abord c’est principalement par les élections que les différentes formations politiques mesurent leurs poids respectifs et obtiennent postes et responsabilités correspondantes dans les structures politiques de l’appareil d’Etat bourgeois, ce qui leur permet ensuite de favoriser tel ou tel groupe d’intérêts particuliers et d’en retirer des bénéfices en termes d’influence politique au sens large (quand ce n’est pas en monnaie sonnante et trébuchante!). Pour les partis bourgeois, de gauche ou de droite, les élections sont une affaire sérieuse!

Mais surtout, et c’est ce qu’il faut rappeler sans cesse, le mécanisme électoral, fondement du système démocratique bourgeois, a pour but la préservation de l’ordre établi. Sa fonction est de dévier les antagonismes entre les classes inévitablement suscités par le capitalisme, sur le terrain, inoffensif pour lui, de la compétition électorale entre partis censés représenter des alternatives différentes, censés défendre ou non les travailleurs. La domination de classe de la bourgeoisie semble avoir disparu dans un régime démocratique; les exploités y sont libres de voter pour des partis qui les représentent de façon que, une fois arrivés pacifiquement «au pouvoir», sans peut-être la supprimer complètement, ils agissent au moins pour freiner et atténuer l’exploitation.

Mais à chaque fois qu’une telle victoire électorale est remportée, il se passe la chose curieuse que les partis victorieux se mettent à trahir allégrement leurs promesses, soutiennent les exploiteurs et l’exploitation ou, au mieux, en ne se décident pas à les attaquer. C’est là la démonstration pratique que la domination bourgeoise, la dictature de la classe des capitalistes, s’exerce toujours, y compris quand quelques politiciens de gauche, «socialistes» ou «communistes» arrivent au sommet de l’appareil d’Etat. Le problème n’est pas en effet que ces partis ou ces politiciens soient des «vendus» aux capitalistes (ce qui est déjà l’expression de la puissance de ces derniers): il suffirait alors d’en choisir d’autres, «honnêtes» et «sincères». Le problème est qu’il est impossible de mettre fin à la domination bourgeoise sans briser l’Etat qui en est le pilier fondamental. L’Etat n’est pas un instrument neutre et au dessus des classes; c’est un appareil historiquement édifié, renforcé et perfectionné par la bourgeoisie pour la servir; il ne veut ni ne peut rien faire d’autre que d’assurer la défense des rapports de production capitalistes contre toutes les tentatives de les remettre en cause. Il est impossible de supprimer ces rapports de production sans remplacer la dictature (camouflée ou non) des exploiteurs par la dictature des exploités (qui, elle ne se camouflera pas); autrement dit, sans détruire l’Etat bourgeois et le remplacer par l’Etat (ou semi-Etat, selon Engels) prolétarien. Cet Etat lui-même sera voué à disparaître au fur et à mesure que disparaîtront le capitalisme et les antagonismes de classe.

La lutte prolétarienne ne peut donc se dérouler au sein des institutions étatiques, c’est-à-dire prendre la forme de la lutte électorale. S’il s’agit d’une lutte réelle et non un simulacre, elle se mène en dehors et contre les institutions politiques de l’Etat bourgeois, sur le terrain de l’affrontement direct entre les classes, à commencer par la lutte de résistance gréviste pour finir par l’insurrection, lorsque la période est objectivement révolutionnaire.

Bien évidemment, tant que régne parmi les travailleurs la croyance en l’impartialité de l’Etat, la bonté de la démocratie bourgeoise et l’efficacité de la lutte électorale, il est très difficile qu’ils s’engagent dans la lutte réelle, la lutte de classe, qui est bien plus coûteuse en énergie et efforts de tout type. Cette croyance, qui est en définitive la croyance en la collaboration des classes, n’est pas alimentée uniquement par la redoutable efficacité du gigantesque et multiforme appareil de propagande bourgeois qui dès le plus jeune inculque aux prolétaires les bienfaits de la démocratie et de la civilisation bourgeoises; elle repose surtout sur la base matérielle des avantages, maigres mais bien réels, concédés aux prolétaires, sur la base des améliorations, limitées mais régulières, de leur condition, au moins dans les pays capitalistes les plus riches.

Tant que le capitalisme est en pleine croissance et que ses profits ne cessent d’augmenter, il préférera toujours lâcher ce qui n’est pour lui que des miettes pour maintenir la paix sociale et enchaîner le prolétariat à la collaboration de classe en entretenant tout un réseau d’organisations réformistes et d’amortisseurs sociaux.

Mais que reviennent les jours difficiles, que la croissance laisse la place à la récession, que les profits deviennent moins assurés, et le capitalisme arrête ses concessions, reprend ce qu’il avait autrefois concédé et dégrade les conditions de vie et de travail des prolétaires. C’est précisément ce qui se passe depuis des années et qui ne manque pas de s’accentuer avec la crise actuelle: il suffit de voir ce qui se passe en Grèce, en Roumanie ou en Espagne, ce qui est annoncé en France, en Italie ou en Allemagne.

Mais du coup, en sapant ces bases matérielles, le capitalisme affaiblit l’influence sur le prolétariat de l’idéologie et de la pratique démocratiques ce qui, à terme, ne peut qu’avoir des effets positifs sur les possibilités de reprise de la lutte de classe. Nous avons déjà souligné ce phénomène, les dernières élections nous en fournissent une nouvelle démonstration.

 

«La démocratie ne fait plus recette»

 

Les commentateurs ont souligné la victoire du PS et la défaite du parti gouvernemental, mais ils n’ont pu manquer de relever que le véritable vainqueur a été l’abstention, celle-ci ayant atteint un record pour des élections régionales: 53,7% au premier tour (48,9% au second tour) contre 39,16% au premier tour de 2004 (34,3 au second). Sans doute une partie des abstentionnistes étaient des électeurs de droite, les «déçus du sarkozysme».

 Mais l’essentiel de l’abstention a été le fait d’électeurs prolétariens comme le démontre son niveau dans les quartiers ouvriers et populaires (les quartiers dits «difficiles» ou «défavorisés» dans le jargon de la sociologie bourgeoise), parfois égal ou supérieur à 70%: 31% de votants à Clichy-sous-Bois, 18% dans un quartier populaire de Roubaix (1), 16 à 18% dans des quartiers équivalents de Toulouse, de la banlieue lyonnaise, etc. Dans ces quartiers, «on serait tenté de croire que la démocratie ne fait plus recette» conclut un quotidien toulousain (2).

L’extrême gauche «trotskyste» ou supposée telle (le NPA se garde bien de reprendre cette appellation), n’a pas bénéficié d’un vote «protestataire» comme elle a pu le faire dans d’autres circonstances; les amis de Besancenot ont enregistré un score de 2,85% quand LO n’a atteint que 1,09%. Et si on regarde en voix, on constate que ces partis n’ont réussi à mobiliser qu’un faible nombre de ceux qui votaient pour eux autrefois (3). Il est significatif qu’ils aient eux aussi pâti du discrédit qui a frappé, au moins partiellement, le mécanisme électoral: tout se passe comme si les prolétaires avaient compris que ce n’étaient que des figurants comme les autres dans le théâtre politique bourgeois...

Que dit LO de son maigre résultat aux élections (le NPA, lui n’ayant fait d’autres commentaires publics qu’un communiqué laconique pour exprimer sa déception; sa déliquescence politique est telle que chaque région était libre de choisir son orientation: difficile alors de dresser un bilan...)?

Ceci: «Nous avons participé à ces élections pour qu’en cette occasion, aussi défavorable que soit la période, se fasse entendre un courant qui se revendique des intérêts politiques de la classe ouvrière et qui ne cache pas son identité communiste. Même si une part croissante de l’électorat populaire et en particulier les travailleurs en activité ou au chômage choisit l’abstention pour exprimer son écoeurement devant le jeu des partis politiques, il nous appartient de représenter une expression consciente des intérêts politiques des exploités. L’avenir pour les classes exploitées n’est pas dans l’apolitisme» (4).

C’est l’aveu que la politique se résume pour LO à la politique bourgeoise, aux luttes électorales! D’autre part, à ses élections comme à toutes les autres, LO n’a en aucune façon défendu une identité communiste et les intérêts politiques des exploités; elle a défendu des propositions intégralement réformistes, c’est-à-dire mensongères, complètement opposées aux nécessités de la lutte prolétarienne.

Comment appeler en effet sa revendication de l’interdiction des licenciements autrement que de la poudre aux yeux?

Comment caractériser sa revendication de l’expropriation des banques avec la savoureuse perle suivante: «si le fonctionnement de l’économie a besoin des banques, elle n’a pas besoin des banquiers», ou de la publicité des décisions des grandes entreprises («il faut que les décisions des grandes entreprises soient rendues transparentes et vérifiables par toute la population»!) (5) sinon comme du réformisme le plus plat, refusant de remettre en cause, même simplement au niveau des mots, la société actuelle et faisant disparaître le prolétariat dans «toute la population»?

En ce qui concerne plus particulièrement l’abstention, les électoralistes indécrottables de LO pontifient:

«Peu importe au fond pour la classe dominante que les exploités, dégoûtés de la politique des grands partis après une multitude de déceptions, se détournent de toute politique» (6).

Si les exploités se détournent de toute politique, la classe dominante ne peut que se frotter les mains, au contraire. Mais ce qui l’inquiète, c’est qu’aujourd’hui ils se détournent de la politique bourgeoise (en dépit aussi des efforts des LO et compagnie!).

C’est ce qui ressort en tout cas d’un article du «Monde» qui estime que l’abstention en banlieue est peut-être «plus grave que les émeutes» (7); «là où les émeutes de 2005 avaient été provoquées par quelques milliers de jeunes (...) le refus de voter est un signal de défiance vis-à-vis du politique envoyé par plusieurs centaines de milliers d’habitants, Français (sic!), adultes, qui ont symboliquement brûlé les urnes, jugées inutiles». «Comment comprendre ce retrait de la vie démocratique?» s’interroge le quotidien. «Comment se fait-il qu’aucune force politique syndicale ou associative n’arrive à représenter ces populations?»..

Et il y répond en évoquant un «sentiment d’abandon» des habitants, causé par le chômage, la ghettoïsation et... la présence trop importante d’immigrés!

Le grand quotidien bourgeois ne peut évidemment écrire que la détérioration de la situation prolétarienne est un phénomène général, indépendant de la couleur de peau ou de la situation géographique, causé par le capitalisme lui-même qui dans sa recherche toujours plus pressante de l’amélioration de ses taux de profit, aggrave l’exploitation, l’oppression et la répression.

Il ne peut écrire que les forces politiques ou syndicales réformistes ont, du coup, d’autant plus de mal à jouer leur rôle, non de «représentation» mais de canalisation et d’encadrement des populations prolétariennes.

Il ne peut comprendre ce «retrait» de la vie démocratique parce qu’il est la conséquence inévitable de l’aiguisement des tensions sociales, lui-même prémisse de futurs affrontements entre les classes.

Qu’on ne s’y trompe pas, pourtant: la démocratie, malheureusement, fait encore recette, contrairement aux alarmes des bourgeois. Les difficultés plus grandes qu’elle rencontre pour duper les prolétaires sont le signe d’un affaiblissement du contrôle de la classe ouvrière par la bourgeoisie et ses valets réformistes de gauche et d’extrême-gauche, elles ne signifient pas encore que le prolétariat est sur le point de reprendre à grande échelle le chemin de la lutte de classe: l’abstentionnisme massif actuel n’est pas encore l’anti-électoralisme révolutionnaire. Il s’agit néanmoins d’un signe des temps prometteur: l’avenir est à la lutte prolétarienne!

 

 


 

(1) cf «Nord Eclair», 6/5/10. Le quotidien régional relate une réunion municipale consacrée à la question de l’abstention. Un rapport sur cette question y a été présenté qui «fait froid dans le dos»; entre autres choses il relève le haut niveau des non-inscrits sur les listes électorales: à Roubaix, 52% des habitants n’étant même pas inscrits, le nombre de votants n’a été que de 13,5%... Le journal écrit: «plus on est pauvre, moins on vote. (...) Plus on est jeune, plus on s’abstient» (6,5 % des moins de 25 ans votant aux 2 tours).

(2) cf «La Dépêche», 16/3/10. Le quotidien ajoute: «Mettre un bulletin dans l’urne [dans ces quartiers] paraît tragiquement inutile. De l’indifférence, de la déception, peut-être même parfois de la révolte... voilà ce que dit ce vote qui n’en est pas un».

(3) LO reconnaît avoir obtenu un des plus faibles résultats électoraux de son histoire: 204 000 voix. Son score maximum avait été atteint aux élections présidentielles de 1995 et 2002 où plus d’un million six cent mille personnes ont voté pour sa candidate. LO ne recueillait plus que 488 000 voix aux présidentielles de 2007, 218 000 aux législatives qui ont suivi et 206 000 aux européennes de 2009. Cette érosion continue ne peut manquer de susciter des problèmes pour une organisation qui fait de la participation électorale l’essentiel de son activité politique...

(4) cf «Lutte de classe» n° 127 (avril 2010).

(5) cf «Lutte de classe» n° 126;

(6) cf «Lutte...» n° 127.

(7) cf «Le Monde», 25/3/10.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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