Amadeo Bordiga - Sur le fil du temps

Précisions à propos de «Marxisme et Misère» et «lutte de classes et ‘offensives patronales’»

(«le prolétaire»; N° 505; Novembre-Décembre 2012)

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Cet article de Bordiga (paru anonymement comme tous les textes du parti), complète de façon lumineuse les deux Fils du Temps publiés précédemment sur nos colonnes: «Marxisme et Misère» et «Lutte de classes et “offensives patronales”». Il est paru sur le n°40/1949 de Battaglia Comunista, l’organe du Partito Comunista Internazionalista dont après la scission de 1952 notre parti est originaire. Sa première publication en français a eu lieu sur Le Prolétaire n°131 (17-30/7/72).

 

 

Le passage de Marx que nous avons cité sur le dernier «Fil du Temps» dit ceci dans sa traduction intégrale de l’allemand:

«Plus grande est la richesse sociale, c’est-à-dire le capital en fonction, la grandeur et l’énergie de son accroissement, donc, aussi, la masse absolue du prolétariat et la force productive de son travail, et plus s’accroît l’armée industrielle de réserve» (surpopulation relative). «Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital augmentant la force de travail disponible, la grandeur relative de l’armée industrielle de réserve s’accroit donc en même temps que les ressorts de la richesse. Mais plus cette armée de réserve grossit comparativement à l’armée active du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée, dont la misère est en raison inverse du tourment de son travail. Plus s’accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée et de l’armée industrielle de réserve, plus s’accroît aussi le paupérisme officiel» (c’est-à-dire reconnu par les autorités). «Voilà la loi générale, absolue, de l’accumulation capitaliste» (1).

C’est Marx qui souligne et il ajoute: «L’action de cette loi, comme de toute autre, est naturellement modifiée par des circonstances multiples, dont l’analyse n’a pas sa place ici». L’allusion se rapporte à l’étude du phénomène dans toute sa complexité développée dans les Livres II, III et IV, inachevés, du Capital de Marx, qui a donné lieu aux grandes polémiques entre Hilferding, Kautsky, Luxembourg, Boukharine, etc., sur l’accumulation.

L’application d’une loi simple au domaine plus vaste des phénomènes réels est courante dans la science et dans l’étude des modifications effectives; cela n’a rien à voir avec un abandon ou une modification de cette loi générale. Ainsi, par exemple, les lois de Kepler ou de Newton sur le mouvement des planètes ne sont pas contredites par les calculs des perturbations réciproques de leurs orbites dans le système solaire, où les planètes sont nombreuses et, où dans certains cas, l’attraction entre deux d’entre elles, en plus de l’attraction de chacune par la masse dominante du soleil, a des effets non négligeables.

De même que l’astre central et une planète ne seront jamais seuls, de même la classe capitaliste et la classe ouvrière industrielle ne seront jamais seules dans la société réelle.

C’est ainsi que dans ce même chapitre, Marx examine l’effet de l’existence des classes rurales sur le rapport qu’il a entrepris d’étudier, entre la diffusion du capitalisme et la composition de la classe ouvrière.

Il est important de souligner de toute façon qu’en aucun cas Marx n’étudie une société composée uniquement de capitalistes et de salariés. Une telle société est absurde et depuis Proudhon, les syndicalistes révolutionnaires de toute espèce et jusqu’aux plus récents «socialistes d’entreprise», tous ceux qui l’ont développée et étudiée, l’ont toujours fait en pure perte. La première loi du marxisme, la plus simple (et qui est toujours valable) considère les éléments suivants: la classe capitaliste – les travailleurs actifs et salariés – les travailleurs inactifs, mais qui ne peuvent pas sortir de la classe prolétarienne.

Marx expose tout le mécanisme des quantités étudiées dans sa prose d’une incomparable rigueur, sûr de rendre la théorie plus compréhensible pour les ouvriers que s’il avait adopté un appareil mathématique.

Rosa Luxembourg discute sur la répartition de la production entre capitalistes et ouvriers au moyen de déductions numériques. Boukharine adopte des formules algébriques.

Ce problème fera ailleurs l’objet d’études ultérieures; pour l’instant il nous faut modestement faire remarquer que les calculs doivent tenir compte de la surpopulation relative, qui fait partie du prolétariat, qui vit, et donc consomme des produits qui doivent être pris en compte, qu’ils viennent des formes inférieures et anormales de travail, de la vente de meubles et d’ustensiles achetés lorsqu’ils avaient un emploi, de la solidarité des non-possédants, et enfin des mesures toutes plus mesquines les unes que les autres, de la charité des riches et du réformisme légaliste. Ce qui paie en définitive, c’est toujours l’effort de la minorité ouvrière au travail, à travers le système complexe de l’économie moderne, privée, associée et publique.

Du reste, le Manifeste avait déjà dit qu’un des signes que la bourgeoisie doit crever, est qu’elle «ne peut plus régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui». Les répugnantes institutions du genre de l’E.R.P. sont un nouveau gage que «la chute de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont également inévitables».

 

*   *   *

 

Reprenons la description des couches de la population laborieuse que Marx situe avant sa loi générale, après s’être demandé: quel est l’effet du mouvement de l’accumulation capitaliste sur le sort de la classe salariée?

Les points fondamentaux de son exposé sont simples.

Mise à part la diminution du nombre des capitalistes et des entreprises et l’augmentation accélérée de l’importance économique de chacune (concentration, centralisation dont il est question dans la première partie du chapitre), l’accroissement du capital social, ou accumulation, détermine en général avec le progrès technique, une diminution du capital-salaires par rapport au capital total.

Cependant la masse du capital-salaires continue de manière générale à augmenter.

Dans une phase ascendante, d’expansion, de prospérité:

- le nombre de salariés employés dans l’industrie augmente;

- le taux des salaires augmente aussi;

- la productivité du travail augmente également.

Dans une phase descendante, de contraction, de crise périodique:

- le capital-salaires total augmente, mais trop lentement, ou reste stationnaire;

- le nombre des prolétaires continue à augmenter;

- le nombre de ceux qui ont un emploi diminue;

- il se forme et s’étend l’excédent relatif de la population ouvrière, ou armée de réserve.

Par conséquent, Marx divise la population ouvrière, la classe prolétarienne, dans les catégories suivantes:

1) Armée industrielle active, les ouvriers ayant un emploi.

2) Surpopulation flottante, ouvriers qui entrent et qui sortent des usines selon l’évolution de la technique et les modifications qu’elle entraîne dans la division du travail.

3) Surpopulation latente, ouvriers qui quittent la campagne pour l’industrie quand ils le peuvent, en raison de leur difficulté à vivre aux marges de l’économie agraire.

4) Surpopulation stagnante, qui n’est que rarement appelée par la grande industrie: travailleurs à domicile, ouvriers employés dans des activités marginales et pour un salaire très bas.

5) Paupérisme officiel: a) chômeurs chroniques, bien que capables de travailler; b) orphelins ou enfants des pauvres; c) invalides ou inaptes au travail, veuves, etc.

6) En dehors de la classe ouvrière, et dans ce qu’on appelle le «lumpenproletariat»: délinquants, prostituées, pègre.

Dès que le capitalisme apparaît et se développe, toute cette masse, du fait des processus d’expropriations, perd toute possibilité de vivre d’autre chose que de son salaire. Mais en réalité seule une minorité a la chance de toucher un salaire, le reste vit comme il peut. Les lois de la population des économistes bourgeois sont illusoires; en fait, moins ces diverses couches fluctuantes travaillent, plus leurs conditions de vie sont mauvaises et plus elles prolifèrent «comme certaines espèces animales faibles et continuellement pourchassées».

Avec ce rappel fondamental, prémisse nécessaire pour des analyses ultérieures de l’accumulation, le passage de Marx sur la loi absolue devient limpide.

Il est clair que l’antagonisme découvert par Marx ne se situe pas dans le cadre de l’entreprise bourgeoise; ce n’est pas un antagonisme entre la paye de l’ouvrier et la grandeur du profit patronal.

L’antagonisme se situe dans la société, c’est un antagonisme entre les classes, la classe bourgeoise qui diminue, et la classe prolétarienne qui s’accroît.

Dans les calculs sur la répartition de la plus-value entre la consommation personnelle des patrons, les nouveaux investissements, les installations et les matières premières et les nouveaux salaires, il faut bien prendre garde à ne pas diviser la masse des salaires par le nombre des ouvriers employés, mais par le nombre total des prolétaires.

Dans le premier cas, on voit monter les salaires et on encense le capitalisme, facteur de progrès et de civilisation. Dans le deuxième cas, on voit croître la faim et la misère de la surpopulation et s’exacerber l’antagonisme de Marx, prémisse de la révolution sociale.

La loi apparaît en pleine lumière. Plus il y a d’accumulation, moins il y a de bourgeois. Plus il y a d’accumulation, plus il y a d’ouvriers, et plus encore il y a de prolétaires au chômage total ou partiel, et de poids mort de surpopulation sans-réserve. Plus il y a d’accumulation, plus il y a de richesse bourgeoise et plus il y a de misère prolétarienne.

Le faux marxisme se résume dans la thèse selon laquelle le travailleur peut conquérir des positions avantageuses:

a) dans l’Etat politique avec la démocratie libérale;

b) dans l’entreprise économique avec des augmentations de salaire et des revendications syndicales. Et ce, parallèlement à la croissance de l’accumulation du capital. Le faux marxisme courtise avec la doctrine: selon laquelle l’augmentation de la production signifie l’augmentation de richesse sociale répartie entre «tous». Il a complètement trahi la loi fondamentale du marxisme.

De cette clarification découle, d’une part l’étude économique théorique de l’accumulation la plus moderne, d’autre part une conclusion sur la stratégie de la lutte de classe.

A partir des données de l’histoire, nous avons donc pu démontrer ceci: la théorie de «l’offensive» patronale bourgeoise capitaliste, sur le plan de l’Etat ou de l’entreprise, et sa fille, la pratique répugnante des «blocs» et des «fronts uniques», sont au centre du faux marxisme et constituent le comble de la trahison.

 


 

(1) Le Capital, Livre I, section VII, chapitre 25

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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