Nature, fonction et tactique du parti révolutionnaire de la classe ouvrière (1)

(«le prolétaire»; N° 508; Juin - Juillet - Août 2013)

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Ecrit en 1945 par Amadeo Bordiga alors que la guerre mondiale n’était pas encore terminée, ce texte dont nous publions de larges extraits parut en 1947 sur Prometeo, l’organe théorique du Partito Comunista Internazionale, dans la série des Thèses de la Gauche. Il s’agissait alors, en faisant le bilan du passé, de travailler à dissiper l’inévitable confusion régnant parmi les militants révolutionnaires à la suite de la victoire de la contre-révolution qui avait triomphé en se faisant passer pour «communiste», travail qui déboucha sur une scission d’avec le courant activiste au début des années 50. La disparition presque complète du mouvement dit stalinien et du faux «camp socialiste» ne pouvait à elle seule faire disparaître cette confusion; l’effort pour transmettre aux futures générations révolutionnaires les leçons des luttes historiques du prolétariat et la signification réelle du communisme est donc aussi nécessaire que jamais. (Ce texte se trouve en intégralité dans le recueil  «Défense de la continuité du programme communiste», brochure n°7 de la série «Les textes du parti communiste international»)

 

 

La question de la tactique du parti est d’une importance fondamentale et elle doit être abordée en liaison avec l’histoire des luttes de tendances dans la IIe et la IIIe Internationales.

La considérer comme secondaire ou accessoire, ce serait retomber dans l’erreur d’admettre que des groupes d’accord sur la doctrine et le programme peuvent, sans altérer ces bases, défendre et appliquer des orientations différentes dans l’action, ne serait-ce même que momentanément.

Lorsqu’on pose les problèmes relatifs à la nature et à l’action du parti, cela signifie qu’on est passé de l’interprétation critique des processus sociaux à l’étude de l’influence que peut exercer sur eux une force activement agissante. Ce passage constitue le point le plus important et le plus délicat de tout le système marxiste; on le trouve délimité dans ces phrases du jeune Marx: «Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières: il importe maintenant de le transformer» et «De l’arme de la critique, il faut passer à la critique des armes».

Ce passage de la pure connaissance à l’intervention active, la méthode du matérialisme dialectique le comprend d’une manière radicalement différente de celle des idéologies traditionnelles. On a trop souvent vu les adversaires du communisme exploiter le bagage théorique du marxisme pour saboter et renier ses conséquences dans le domaine de l’action et de la lutte ou bien, d’un autre bord, affecter d’adhérer à la praxis du parti prolétarien, mais tout en réfutant et en rejetant ses bases critiques de principe. Dans ces deux cas, la déviation était le reflet d’influences anti-classistes et contre-révolutionnaires, et elle s’est manifestée dans la crise que, par souci de brièveté, nous appelons opportunisme.

Les principes et les doctrines n’existent pas en soi, comme une base établie avant l’action; ils se forment au contraire dans un processus parallèle à celui de l’action. Ce sont leurs intérêts matériels opposés qui jettent les groupes sociaux dans la lutte pratique, et c’est de l’action suscitée par ces intérêts matériels que naît la théorie qui devient le patrimoine caractéristique du parti. Que viennent à changer les rapports d’intérêts, les stimulants et la direction pratique de l’action, et la doctrine du parti sera du même coup modifiée et déformée.

Croire que, du seul fait qu’elle a été codifiée dans un texte programmatique et que l’organisation du parti a été dotée d’un encadrement strict et discipliné, la doctrine du parti est, devenue intangible et sacrée, et que par conséquent on peut ce permettre d’emprunter des directions variées et de recourir à de multiples manoeuvres dans le domaine de l’action, signifie simplement qu’on ne voit pas façon marxiste quel est le véritable problème à résoudre pour parvenir au choix des méthodes d’action.

 

La signification du déterminisme

 

Revenons sur la signification du déterminisme.

Les événements sociaux sont-ils engendrés par des forces incoercibles, en créant chez les hommes diverses idéologies, théories et optiques, ou bien peuvent-ils être modifiés par la volonté plus ou moins consciente des hommes?

La méthode propre au parti prolétarien résout cette question en en bouleversant complètement les bases traditionnelles. En effet, on a toujours posé le problème et prétendu le résoudre à l’échelle de l’individu isolé, pour en déduire ensuite la solution applicable à la société tout entière, alors qu’il s’agit au contraire de considérer la collectivité à la place de l’individu. Par ailleurs, on entendait toujours par collectivité cette abstraction métaphysique qu’est la société de tous les hommes, alors que pour le marxisme une collectivité est un regroupement concrètement défini d’individus qui, dans une situation historique donnée, ont des intérêts parallèles découlant des rapports sociaux, c’est-à-dire de leur place dans la production et dans l’économie – et ces regroupements sont précisément les classes.

La capacité de comprendre exactement les rapports dans lesquels elles vivent et d’exercer sur eux une certaine influence n’est pas la même pour toutes les classes sociales de l’histoire humaine. Chaque classe historique a eu son parti, son système d’opinions et de propagande; avec la même insistance, chacune a prétendu interpréter exactement le sens des événements et pouvoir les diriger vers un but plus ou moins vaguement défini. Le marxisme fournit la critique et l’explication de toutes ces théories et montre que les diverses généralisations idéologiques étaient le reflet dans les opinions des conditions et des intérêts des classes en lutte.

Dans cette succession de luttes entre partis et organismes étatiques de classe, engendrées par des intérêts matériels et suscitant des représentations politiques et philosophiques, la classe prolétarienne moderne se présente, une fois que les conditions sociales de sa formation ont mûri, avec des capacités nouvelles et supérieures, tant parce qu’elle possède une méthode non illusoire d’interprétation de tout le mouvement historique, que par l’efficacité concrète de sa lutte sociale et politique pour influer sur le déroulement général de ce mouvement.

Cette notion fondamentale a été énoncée par les marxistes dans ces phrases célèbres et classiques: «Avec la révolution prolétarienne, la société humaine sort de sa préhistoire»; «La révolution socialiste constitue le passage du monde de la nécessité à celui de la liberté».

Il s’agit donc de sortir de la banale alternative traditionnelle: l’homme est-il maître de sa volonté, ou bien est-il déterminé par son milieu? La classe et son parti ont-ils conscience de leur mission historique et puisent-ils dans cette conscience théorique la force de la réaliser pour une amélioration générale du sort de l’humanité, ou bien sont-ils entraînés dans la lutte, vers le succès ou vers l’échec, par des forces supérieures et inconnues?

Il faut d’abord se demander de quelles classes et de quels partis il s’agit, quelle est leur situation à l’égard des forces productives et du pouvoir d’Etat, quel cycle historique elles ont parcouru et quel autre leur reste à parcourir selon les prévisions de l’analyse critique.

Pour les doctrines religieuses, la cause des événements réside hors de l’homme, dans la divinité créatrice, qui a tout établi et a même cru devoir concéder à l’individu une certaine liberté d’action, dont il devra répondre dans une autre vie. Il est évident qu’une telle solution du problème de la volonté et du déterminisme est complètement abandonnée par l’analyse sociale marxiste.

Avec ses prétentions à une critique illuministe et son illusion d’avoir éliminé tout présupposé arbitraire et révélé, la philosophie bourgeoise propose une solution tout aussi fallacieuse. En effet, le problème de l’action y est toujours réduit au rapport sujet-objet et, dans les versions anciennes comme dans les versions modernes des divers systèmes idéalistes, le point de départ est recherché dans le sujet individuel, dans le Moi: il réside en effet dans le mécanisme de la pensée de l’individu, et se traduit par la suite dans l’action de celui-ci sur le milieu naturel et social. De là le mensonge politique et juridique du système bourgeois, qui déclare que l’homme est libre et lui accorde, en tant que citoyen, le droit d’administrer la chose publique, et donc également ses propres intérêts, selon l’opinion mûrie dans sa propre tête.

L’interprétation marxiste de l’histoire et de l’action humaine, si elle a donc exclu l’intervention de toute influence transcendante et de tout verbe révélé, rejette d’une façon tout aussi totale le concept bourgeois de libre volonté de l’individu, en montrant que ce sont ses besoins et ses intérêts qui expliquent son comportement et son action – ses opinions, ses croyances et ce qu’on appelle sa conscience n’étant que les effets ultimes de facteurs plus complexes.

En passant du concept métaphysique de conscience et de volonté du Moi, à la notion réelle et scientifique de connaissance théorique et d’action historique et politique du parti de classe, le problème se trouve clairement posé et il est possible d’en trouver la solution.

Cette solution a une signification originale pour le mouvement et le parti du prolétariat moderne dans la mesure où, pour la première fois, nous avons une classe sociale qui est poussée à briser les vieux systèmes et les vieilles formes politiques et juridiques qui entravent le développement des forces productives (tâche révolutionnaire qu’ont eue aussi les classes sociales précédentes), non pas pour se constituer en une nouvelle classe dominante, mais pour établir des rapports de production qui permettront d’éliminer la pression économique et l’exploitation d’une classe par l’autre.

Le prolétariat dispose donc d’une plus grande clarté historique et d’une influence plus directe sur les événements, que les classes qui ont dirigé jusqu’ici la société.

Cette aptitude historique particulière, cette faculté nouvelle du parti de classe prolétarien, doit être suivie dans le processus complexe de ses manifestations au cours de l’histoire que le mouvement prolétarien a connu jusqu’ici.

 

Le réformisme gradualiste social-démocrate

 

L’influence qu’exerça sur le prolétariat la phase de développement pacifique et apparemment progressif du monde bourgeois dans la dernière partie du XIXe siècle se manifesta par le révisionnisme de la IIe Internationale, qui aboutit à l’opportunisme concrétisé par la collaboration des socialistes aux gouvernements bourgeois, en temps de paix comme en temps de guerre.

Il semblait alors que l’expansion du capitalisme n’entraînait pas, contrairement au schéma classique de Marx, l’exaspération inexorable des contradictions de classes, de l’exploitation et de la paupérisation du prolétariat. Il semblait que tant que le monde capitaliste pourrait s’étendre sans provoquer de crise violente, le niveau de vie des classes travailleuses pourrait s’améliorer graduellement à l’intérieur même du système capitaliste. Le réformisme élabora sur le plan théorique ce schéma d’une évolution menant sans heurts de l’économie capitaliste à l’économie prolétarienne et, dans le domaine pratique, il affirma en toute cohérence que le parti prolétarien pouvait développer une action positive axée sur la réalisation quotidienne de conquêtes partielles - syndicales, coopératives, administratives, législatives - qui devenaient autant de noyaux du futur système socialiste à l’intérieur du régime actuel, qu’ils devaient peu à peu transformer complètement.

On abandonna l’idée que le parti devait soumettre toute son action à la préparation d’un effort final visant à réaliser les conquêtes maximales, pour adopter une conception foncièrement volontariste et pragmatiste : l’activité quotidienne était présentée comme une réalisation solide et définitive que l’on opposait à la vacuité de l’attente passive d’une grande victoire future qui devait résulter de l’affrontement révolutionnaire. (...)

Pour en revenir au révisionnisme gradualiste, de même que la réalisation du programme maximum du parti était éclipsée par les conquêtes partielles et quotidiennes, de la même façon on préconisait la fameuse tactique d’alliance et de coalition avec des groupes et des partis politiques qui, tour à tour, consentiraient à appuyer les revendications partielles et les réformes proposées par le parti prolétarien.

Dès cette époque, une critique fondamentale fut portée contre cette pratique: l’alignement du parti, aux côtés d’autres formations politiques, sur un front changeant suivant les problèmes d’actualité qui divisaient le monde politique à un moment donné, conduisait nécessairement à dénaturer le parti, à obscurcir sa clarté théorique, à affaiblir son organisation et à compromettre sa capacité à encadrer la lutte des masses prolétariennes dans la phase de la conquête révolutionnaire du pouvoir.

Que le parti rejoigne un des deux camps qui se partagent l’opinion à propos de la solution à donner à quelque problème brûlant mais contingent, et la nature même de la lutte politique fera que toute l’action des militants se concentrera sur ce sujet transitoire et sur ce but immédiat, au détriment de la propagande pour le programme et de la cohérence avec les principes du mouvement. Ainsi prendra corps dans les groupes de militants une orientation reflétant directement et de façon immédiate les mots d’ordre du moment.

La tâche du parti devrait être - comme les sociaux-démocrates eux-mêmes l’admettaient en paroles - de concilier l’intervention dans les problèmes quotidiens et les conquêtes partielles avec la sauvegarde de sa physionomie programmatique et de sa capacité de se placer sur son terrain de lutte propre pour le but suprême de la classe prolétarienne.

Mais en réalité, l’activité réformiste fit non seulement oublier aux prolétaires leur préparation révolutionnaire de classe, mais conduisit les chefs et les théoriciens du mouvement eux-mêmes à la rejeter ouvertement pour proclamer que désormais, il n’était plus question de s’occuper des réalisations maximales, que la crise révolutionnaire finale prévue par le marxisme n’était elle aussi qu’une utopie, et que seules importaient les conquêtes de chaque jour. « Le but n’est rien, le mouvement est tout » devint la devise commune aux réformistes et aux syndicalistes.

La crise du réformisme éclata dans toute son ampleur avec la guerre, qui anéantissait le postulat historique d’un adoucissement continuel de la domination capitaliste. Les richesses collectives accumulées par la bourgeoisie et dont une maigre part était destinée à l’amélioration apparente du niveau de vie des masses, furent jetées dans la fournaise de la guerre: non seulement toutes les améliorations réformistes furent englouties dans la crise économique, mais la vie même de millions de prolétaires fut sacrifiée.

Parallèlement, alors que la fraction demeurée saine des socialistes entretenait encore l’espoir que cette manifestation violente de la barbarie capitaliste arracherait les groupes prolétariens à la collaboration de classe pour les jeter dans une lutte générale ouverte en vue de la destruction du système bourgeois, on assista au contraire à la crise et à la faillite de toute, ou presque toute, l’organisation prolétarienne internationale. (...)      

(A suivre)

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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