Petit dictionnaire des clous révisionnistes

Activisme (1)

Battaglia Comunista n°6 ( 20 mars - 3 avril 1952 )

(«le prolétaire»; N° 512; Juillet- Septembre 2014)

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Cet article d’Amadeo Bordiga, paru au moment de la scission avec le courant «Daméniste» (voir notre article sur le recueil de textes de Damen), fut publié sur deux numéros de Battaglia Comunista encore dirigé par notre courant. Il attaque l’activisme, c’est-à-dire l’activité déliée des principes, la recherche à tout prix de succès immédiats même si cela implique de briser l’homogénéité et la cohérence avec les principes et le programme qui doivent toujours guider l’action. L’activisme, maladie éminemment destructrice pour le parti, caractérisait le courant Daméniste; mais c’est une maladie récurrente qui frappa à plusieurs reprises le parti prolétarien: Marx lui-même dût la combattre dans la Ligue des Communistes et, à notre petite échelle, notre parti en connût plusieurs récidives. Il est donc nécessaire, dès que la situation permet, ou semble permettre, une activité plus large, d’être attentif à ne pas se laisser entraîner sur cette pente fatale.

 

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On ne peut pas le considérer comme un «clou», c’est-à-dire une idée fixe, une manie délirante, parce qu’il ne s’agit pas d’une doctrine, d’une position théorique fondée sur une certaine analyse de la réalité sociale. Il suppose au contraire l’absence de travail théorique et un souverain mépris à son égard; quelques petites recettes tactiques et l’expérience de la manoeuvre politique, un empirisme borné, la routine organisative et un jargon terminologique adéquat lui suffisent.

L’activisme n’est donc pas un «clou», mais le bouillon de culture de tous les «clous» et de toutes les fixations qui affligent périodiquement le mouvement ouvrier. Mais les poussées épidémiques d’activisme n’arrivent pas par hasard. On peut affirmer que la théorie marxiste s’est formée dans une lutte critique incessante contre les prétentions activistes, qui ne sont en réalité que les manifestations sensibles du mode pensée idéaliste. Les époques où le phénomène a atteint son maximum d’intensité ont été invariablement caractérisées par la victoire de la contre-révolution. En témoigne un passage d’Engels, tiré de l’article intitulé «Le programme des réfugiés blanquistes de la Commune» et publié sur le Volkstaat en 1874:

«Après l’échec de toute révolution ou contre-révolution, les émigrés qui ont fui à l’étranger déploient une activité fébrile. On fonde des groupements politiques de diverses nuances, dont chacun reproche aux autres d’avoir fait capoter le mouvement et les accuse de trahison et de tous les péchés mortels imaginables. En même temps on reste en contact étroit avec le pays natal, on s’organise, on conspire, on publie des tracts et des journaux, on jure qu’on remettra ça dans les vingt-quatre heures, que la victoire est assurée, en prévision de quoi on répartit d’avance les postes gouvernementaux. Bien entendu, l’on va de désillusion en désillusion, et comme on n’attribue pas ces déboires aux conditions historiques inéluctables qu’on se refuse à comprendre, mais aux erreurs fortuites d’individus, les accusations réciproques s’accumulent et cela se termine par une bagarre générale».

Remplacez l’époque qui a suivi la Commune, après une terrible et dévastatrice défaite du mouvement révolutionnaire, par n’importe quelle autre époque de reflux du mouvement et de victoire totalitaire de la réaction capitaliste; remplacez les réfugiés blanquistes par n’importe quel autre groupe d’enragés s’obstinant à nier les «conditions historiques inéluctables» dont parle Engels, et vous verrez que sa caractérisation réaliste de l’activisme de 1874 s’applique parfaitement, disons, à l’année 1926 ou à l’année 1952.

L’année 1926 est celle de la victoire de l’activisme promoteur du Front Unique, du fusionnisme et des blocs antifascistes interclassistes contre le «sectarisme dogmatique et l’immobilisme» de la Gauche italienne. Ce qui arrivait aux rescapés de la révolution manquée en Allemagne, de l’offensive prolétarienne manquée contre le fascisme mussolinien, de la défaite de la révolution en Hongrie, etc. n’était que la répétition de ce qui était arrivé aux «réfugiés blanquistes» de la Commune de 1871. On ne voulut pas comprendre que si les «conditions historiques inéluctables» du relèvement de la bourgeoisie et de la défaite de la révolution éloignaient l’éclatement du prochain conflit de classes, il n’était pas possible d’y pallier par des volte-faces tactiques inopinées en contradiction flagrante avec les principes. On criait alors dans l’Internationale stalinisée que, derrière la fidélité indéfectible envers les principes, la Gauche Communiste dissimulait en fait une théorisation de l’immobilisme, de l’inaction, de la fossilisation politique.

Lisez ce que disait le rapporteur Boukharine, lors de la discussion du premier point à l’ordre du jour de l’Exécutif Elargi de l’Internationale Communiste (25/2/1926):

«Il existe deux méthodes fondamentalement différentes de lutte pour la révolution. La première est la méthode marxiste. Elle consiste à adapter [écoutez!] cette lutte à la réalité concrète, à prendre la réalité comme elle est, même si elle nous est défavorable. L’autre méthode est celle de Bordiga qui fait complètement abstraction de la situation objective et se contente d’affirmer que nous sommes des révolutionnaires et que nous devons combattre pour la révolution. Quant à l’analyse marxiste de la situation objective et à la tactique qui en résulte, on n’en trouve pas trace chez Bordiga; Ce n’est pas un hasard si dans son long discours, nous n’avons pas trouvé un seul mot sur la situation actuelle. Elle est sans importance pour lui parce qu’il considère tout d’un point de vue général et abstraitement révolutionnaire, et se contente de conjuguer le verbe “faire la révolution”. Inutile de dire que cela conduit à une conception vulgaire de la tactique communiste, ce qui n’a rien de marxiste».

Faut-il un commentaire? Tout le monde sait que ce n’est pas par hasard si la tactique préconisée par l’activiste Boukharine, alors allié à Staline, a conduit là où elle devait conduire, d’abord au pacte germano-soviétique, puis aux Conférences de Yalta et Potsdam, aux Comités de Libération Nationale, à l’alliance tripartite, à la Conférence économique de Moscou, événements que le farouche opposant de la Gauche italienne ne put pas voir, parce qu’il avait été fusillé auparavant par les activistes de Staline. La tactique «adaptée à la réalité concrète» devait conduire la Troisième Internationale communiste à finir dans la «bagarre générale» comme disait Engels au sujet des Boukharine de 1874. Mais en compensation on a eu la victoire totale de l’activisme qui fleurit aujourd’hui dans les campagnes pour la paix et pour la défense de la Constitution bourgeoise!

Occupons-nous maintenant de l’an 1952. Que font les «réfugiés» de la IIIe Internationale? Nous avons vu ce qu’est le travail révolutionnaire «concret» des Partisans de la Paix, avec leur cohorte électorale aux multiples couleurs. Mais ils ne sont pas les seuls dans le camp de l’activisme sorti victorieux de la lutte contre «l’immobilisme dogmatique» de la Gauche Communiste. Voulez-vous que nous nommions un par un les différents groupes qui ne font partie? Nous nous en contenterons d’un seul pour nous faire comprendre: «Socialisme ou Barbarie», représentant du très dynamique, très énergique et très moderne activisme français. Mais qu’il soit clair que nous visons tous les mouvements similaires en France et ailleurs, à qui le présent dictionnaire est dédié.

On nous a toujours accusés de «faire abstraction de la situation» comme disait Boukharine. Hé bien, examinons donc un peu cette fameuse situation, voyons comment se présente le monde bourgeois pour l’année en cours. En utilisant le puissant levier de l’opportunisme, la classe dominante a réussi à écraser jusqu’à la moelle le mouvement révolutionnaire à travers une maudite guerre qui a vu l’achèvement du processus d’involution contre-révolutionnaire des partis ouvriers. Un appareil d’Etat d’une taille et d’une capacité répressive inouïes enchaîne les masses à l’exploitation plus fortement que les suppliciés d’autrefois à la roue. La confusion, le chaos et la souffrance des masses sont tels que la classe ouvrière ressemble à un corps mutilé qui s’agite inconsciemment: son cerveau est obscurci et intoxiqué, sa sensibilité anesthésiée, ses yeux ne voient plus, ses mains se tordent sur elles-mêmes. Au lieu de la lutte de classe, nous avons l’horrible déchirement de luttes intestines, typiques des naufragés sur un radeau à la merci des vagues. Dans les usines, l’espionnage, la délation, la rancoeur, les vengeances mesquines et odieuses, l’autoritarisme, l’opportunisme le plus vil, les abus de pouvoir névrotiques sont la règle. Ce n’est certes pas une nouveauté dans l’histoire, mais les masses, subissant les effets de trente ans de terribles défaites, n’ont même plus la force de réagir par une saine nausée aux miasmes du patriotisme d’entreprise, du corporatisme et, sur le plan politique, de la conciliation sociale et du pacifisme impuissant.

Devant une dévastation aussi tragique des forces de classe, que fait le prolétaire conscient, le révolutionnaire sérieux, celui qui n’est pas un dilettante, un comédien à qui la soif de succès immédiats et personnels faut tourner la tête? Réprimant une impatience légitime devant les lenteurs de l’évolution historique, il comprend que, dans les conditions actuelles, la fonction du parti est avant tout d’acquérir une conscience claire de la contre-révolution régnante et des causes objectives du marasme social, de sauver des doutes révisionnistes le patrimoine théorique et critique de la classe battue, de faire un travail de diffusion des conceptions révolutionnaires, de se livrer à une activité raisonnable de prosélytisme. Avant tout le révolutionnaire sérieux a une vision réaliste du rapport des forces entre les classes et il redoute par dessus tout de perdre les forces du parti, forces minimes, forces réduites à un fil organisatif, dans des actions improvisées par un activisme aussi fanfaron que vain, vouées à des échecs démoralisants ou à des déviations opportunistes.

Que font au contraire les maniaques de l’activisme pseudo-révolutionnaire? Tartarin de Tarascon prétendait faire pousser un baobab, l’arbre plus gigantesque de l’Afrique, dans un pot de géranium. Nos Tartarins, impatients d’obtenir des succès visibles, prétendent faire pousser le mouvement révolutionnaire dans le pot de chambre d’un personnalisme mal dissimulé, qui se contente de petites formules tactiques tout sauf nouvelles, apprises bêtement par coeur au cours de quarante ans de militantisme vain, qui existentiellement s’abstient de tout encadrement théorique digne de ce nom, qui brûle de se défouler dans une ribambelle d’actions vouées à ne mener à rien (du point de vue révolutionnaire) sinon au ridicule. Tout le peu qu’ils savent de correct, ils l’ont appris dans des textes, des thèses et des programmes auxquels ils n’ont jamais collaboré, en dépit de leur suffisance critique; leur activisme est en fait est en fat l’activisme... d’autres parce qu’ils se distinguent par une paresse mentale et organisative caractérisée. Ils ont une horreur aristocratique envers l’humble et obscur travail de reconstitution patiente du réseau organisatif détruit par l’ennemi de classe. Ils rêvent puérilement de reconstruire du jour au lendemain un parti révolutionnaire fort de dizaines de députés et de sénateurs, d’une influence significative dans les syndicats et de quantité de militants; si cela n’arrive pas en l’espace de deux ou trois ans, ils sautent à la gorge des dirigeants du mouvement en les accusant de suivre une «tactique fausse» en lançant de répugnantes polémiques personnelles sur d’éventuelles «erreurs fortuites» comme Engels en avait connues; ils hurlent que le parti qui n’a encore ni bras ni jambes, pourrait se mettre à avancer comme une panzer-division si nous lancions à la conquête des organismes syndicaux nos groupes d’usine, dont les effectifs peuvent se dénombrer sans avoir besoin d’une calculatrice électronique.

C’est toujours la même chanson: l’activisme finit dans l’électoralisme. En 1917 nous avons vu la fin honteuse des super-activistes de la social-démocratie; pendant des dizaines d’années d’activité dépensée pour la conquête de sièges au parlement, d’organisations syndicales, d’influence politique, ils avaient donné le spectacle d’un activisme effréné. Mais quand sonna l’heure de l’insurrection armée contre le capitalisme, on vit que seul réussit à le faire un parti qui moins que tous les autres avait «travaillé dans les larges masses» durant les années de préparation, qui plus qu’aucun autre avait travaillé à mettre au point la théorie marxiste. On vit alors que celui qui possédait une solide formation théorique marchait contre l’ennemi de classe, tandis que ceux qui avaient un «glorieux» patrimoine de luttes s’embrouillait honteusement et passait à l’ennemi.

Oh, nous les connaissons bien les maniaques de l’activisme! En comparaison les charlatans de foire sont des gens respectables. C’est pourquoi nous soutenons qu’il n’existe qu’un seul moyen pour échapper à la contagion: le classique coup de pied au cul.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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