Espagne

«Podemos»: un réformisme à la recherche de ses parents

(«le prolétaire»; N° 514; Décembre 2014 - Février 2015)

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Parallèlement au parti grec Syriza (soi-disant de «gauche radicale», mais qui a montré sa véritable nature en constituant son gouvernement avec un parti d’extrême-droite!), une nouvelle étoile est née au ciel de l’ «extrême gauche» européenne: le groupe espagnol Podemos («Nous pouvons», reprise du slogan de Barack Obama: «Yes we can», «Oui, nous pouvons») après son succès aux élections européennes de mai dernier où, à la surprise générale, il est arrivé à la troisième place et alors que les sondages d’opinion lui sont favorables. Le succès aux élections de ce qui n’était qu’une plate-forme électorale a donné corps à un projet réformiste qui, il y a encore quelques mois, n’existait pas en dehors des cénacles universitaires et qui commence seulement maintenant à se préoccuper de quelque chose d’autre que d’un succès électoral. En parfaite cohérence avec l’opportunisme social-démocrate dont il est l’héritier, ses partisans essaient maintenant de construire un parti autour d’un groupe parlementaire et ils mesurent leur force à leur capacité d’attraction électorale. Mais la véritable force de Podemos réside dans sa capacité à inoculer dans le prolétariat la confiance en la démocratie, le parlement et les élections et à sa détermination à détourner les prolétaires de la lutte de classe. Le développement de ce parti, probablement en liaison avec d’autres comme Izquierda Unida («Gauche Unie», regroupant ce qui reste du Parti Communiste et des Trotskystes), va représenter un effort important pour soumettre la classe prolétarienne en Espagne à un programme politique basé sur la collaboration des classes.

 

1. Prétendue réponse économique à la crise politique

 

Au cours des 6 dernières années écoulées depuis l’éclatement de la crise économique capitaliste, la bourgeoisie a démontré qu’elle était toujours plus incapable de diriger le pays sans ouvrir à chaque pas des fissures en son sein. La concurrence que se livrent entre eux les différents groupes bourgeois dans les périodes de prospérité économique, s’aggrave en période de crise dans la mesure où chacun cherche à défendre ses positions (industrielles, commerciales, fiscales, etc.) et à en conquérir de nouvelles face à des rivaux qui cherchent à leur arracher les maigres opportunités d’affaires qui existent. La crise économique n’est pas une escroquerie, comme l’affirment la nouvelle gauche social-démocrate et la vieille gauche stalinienne (à cheval sur lesquelles Podemos a fait son apparition).

 La crise économique est en réalité une conséquence inévitable du mode de production capitaliste; celui-ci produit la richesse sociale par l’intermédiaire du travail salarié d’où il extraie une plus-value dont l’appropriation privée régit la concurrence entre les entreprises (base de la concurrence au niveau national et international); cette concurrence, loi immanente du capitalisme, débouche sur la baisse du taux de profit qui à un certain moment rend la poursuite de la production trop peu rentable; les investissements se tarissent, les excès de production sont détruits, les prolétaires, eux aussi devenus marchandises excédentaires, tombent dans le chômage: la crise se manifeste avec toute son intensité et la bourgeoisie qui est en réalité une classe au service du capital et non la dirigeante de celui-ci, se jette sur les restes de son ancien festin pour ne pas être phagocytée par la terrible force sociale dont elle s’était crue la maîtresse.

La crise économique du capitalisme n’est pas une escroquerie, terme importé du lexique mercantile qui ne signifie rien pour la classe ouvrière: n’ayant rien à vendre que sa force de travail (et toujours à son désavantage), elle ne peut faire de différence entre une exploitation «honnête» et une exploitation par des «escrocs»! Si la corruption semble être plus présente que jamais, si les différents gouvernements (socialistes et conservateurs) injectent des capitaux dans le système bancaire ou si les puissances capitalistes européennes exigent de leur partner espagnol des «ajustements» et des coupures, c’est parce que la bourgeoisie est elle aussi affectée par la crise et soumise à la concurrence sauvage qui en découle.

Le capitalisme ne peut pas renoncer à sauver ou à accroître les profits, qui sont nécessaires à sa survie, même si cela doit se faire sans tenir aucun compte de considérations morales, légales, nationales... Seuls des hypocrites peuvent prendre ombrage des arnaques, des détournements ou de la corruption, parce qu’ils font semblant d’ignorer que c’est tout un mode de production qui dès le début s’est bâti sur l’expropriation et la ruine des concurrents plus faibles; de même que seuls des cyniques peuvent appeler escroquerie les excès les plus visibles de l’anarchie productive capitaliste alors qu’ils font silence sur la violence quotidienne dont souffre le prolétariat en conséquence de ce mode de production.

Bref, seule la petite-bourgeoisie peut croire que la crise est le résultat d’une mauvaise gestion du capitalisme, et non de la nature même de ce dernier.

La profondeur et l’intensité de la crise est démontrée par l’intensité de la lutte qu’elle a provoquée entre les différentes fractions bourgeoises. Aujourd’hui toutes les forces centripètes que l’effort commun de la classe capitaliste avait historiquement mis en jeu, depuis la forme de l’Etat jusqu’à l’unité même du pays, semblent remises en question et de graves oppositions autrefois larvées éclatent au grand jour. Cette désagrégation montre avec le maximum de clarté la réalité d’un système social organisé pour maintenir le prolétariat fermement assujetti aux besoins du capital; les mécanismes de représentation politique existants démontrent de plus en plus clairement que leur seule fonction est le désarmement politique du prolétariat en lui inculquant l’illusion que la démocratie fait pratiquement disparaître les antagonismes entre les classes et que seules les institutions bourgeoises peuvent améliorer son existence. Par conséquent la crise capitaliste a entamé un peu plus la confiance envers le Parlement, le gouvernement et la Couronne et a contribué à éroder la soumission aux méthodes démocratiques avec lesquelles la bourgeoisie fait valoir ses intérêts de classe.

Cela ne veut pas dire bien entendu que la crise économique ait débouché sur une crise sociale où le prolétariat aurait reconquis son terrain de la lutte de classe ouverte; ce qui ne pourra arriver qu’en résultat de l’accumulation progressive (et dans une certaine mesure, y compris de façon insensible) d’une tension sociale dont cette perte de confiance est l’un des symptômes. Au cours des dernières années la tension sociale n’a cessé de croître, comme le démontrent l’augmentation progressive du nombre de grèves et l’extension de ces grèves à d’autres secteurs que ceux directement impliqués, à travers de manifestations et autres expressions de solidarité, les grandes manifestations revendicatives dans les principales villes du pays, etc. Et bien que ces expressions du mécontentement social soient restées sous le contrôle de l’opportunisme politique et syndical, l’usure de ce dernier l’a poussé à une rénovation de ses groupes dirigeants, de ses sigles et de ses organisations.

Ce mécontentement croissant manifesté par les prolétaires constitue un des facteurs d’instabilité politique du pays. Encore une fois cela ne veut pas dire que la lutte prolétarienne, en réalité encore absente de façon générale, ait rendu impossible le gouvernement du pays pour la bourgeoisie; mais cette dernière, parfaitement consciente des leçons de l’histoire des révolutions et des contre-révolutions, sait qu’elle ne doit pas hésiter à mettre en oeuvre des mouvements préventifs afin que les années qui viennent, où elle sera contrainte de soumettre et exploiter encore plus le prolétariat pour sortir de la crise, ne voient pas celui-ci commencer à se placer sur le terrain de classe.

 Mais ces mouvements préventifs ont à leur tour leur coût en termes politiques, étant donné qu’ils ne peuvent avoir une certaine crédibilité qu’à la condition de contester la paix sociale dont la bourgeoisie a besoin, dans une période où elle demande la collaboration des nouvelles et des vieilles formes d’opportunisme pour faire admettre au prolétariat les sacrifices nécessaires à la bonne marche du pays au nom d’un effort commun qui permettrait le retour à la situation idyllique d’avant la crise...

 

2. Le même collier au même chien

 

De ce point de vue, Podemos n’innove absolument pas.

 L’opportunisme politique et syndical –la social-démocratie, le stalinisme et leur force organisée dans les syndicats– a joué un rôle historique de premier ordre en contenant, dans les années vingt du siècle dernier, la puissance du prolétariat menaçant la société bourgeoise par son mouvement révolutionnaire qui remporta son plus grand succès dans la révolution bolchevique de 1917.

(...) Aujourd’hui le prolétariat ne se trouve évidemment pas dans une situation de poussée révolutionnaire semblable à celle connue pendant quelques années après la première guerre mondiale. (...) La crise capitaliste qui a commencé en 2008 a eu un effet dévastateur sur l’ordre politique en Espagne. La base de la collaboration entre les classes, constituée par l’ensemble des «droits sociaux» dont jouissait le prolétariat en échange de son exploitation sur son lieu de travail, s’est considérablement affaiblie.

 La crise de surproduction qui a éclaté au niveau mondial mais qui a frappé avec une intensité particulière l’Espagne dont l’économie est particulièrement dépendante du marché international, contraint la bourgeoisie nationale à chercher tous les moyens pour pallier les ravages subis par les profits. Toutes les ressources économiques, et parmi elles celles consacrées à financer la santé publique, l’éducation, les subventions à certains secteurs productifs, ont été employées à ce que le capital investi soit un minimum rentable. Le sauvetage bancaire et le soutien à des entreprises menacées de faillite ont consommé les fonds destinés à financer les dépenses dans la santé et d’autres secteurs sociaux (dépenses tirées des taxes et impôts qui retombent majoritairement sur le prolétariat).

Avec ce changement des rapports économiques qui a érodé les bases fragiles de l’Etat-providence en Espagne, le discrédit a atteint les forces réformistes qui semblaient en être le garant. Les syndicats, liés à la structure étatique et tenants de la «défense de l’économie nationale», ont perdu leur pouvoir contractuel étant donné que la bourgeoisie ne voulait plus rien concéder. Les partis de gauche (PSOE, Parti socialiste, et I.U., Gauche unie) montrèrent devant les prolétaires leur incapacité à sauver la situation étant donné qu’eux aussi voulaient avant tout sauver l’économie nationale. Cela ne veut pas dire que ces mouvements politiques aient complètement perdu leur force face au prolétariat –ce qui aurait signifié l’existence d’une crise révolutionnaire, ce qui n’a jamais été le cas; mais leur influence sur la classe ouvrière a été ébranlée, et leur politique de promotion de la collaboration entre les classes a été affaiblie.

Ce qui s’est passé lors de grèves générales, du conflit des mineurs et de multiples épisodes isolés comme la grève des éboueurs à Madrid et Alcorcon, etc., est la démonstration que certains secteurs de la classe ouvrière, confrontés à une situation particulièrement difficile, peuvent rompre avec la collaboration de classe et la soumission aux intérêts bourgeois. Même si cela n’apparaît que comme une tendance potentielle (où nous voyons la confirmation de nos positions communistes révolutionnaires), cela a été suffisant pour provoquer une forte secousse qui pousse à la réorganisation des forces de l’opportunisme politique.

Le «mouvement du 15 mai» 2012 (les «Indignés») est apparu au moment où les grèves partielles augmentaient, où se multipliaient les petits conflits sociaux, bref où croissaient les tensions sociales. Le mouvement des Indignés canalisa ces tensions en les orientant dans des canaux différents de la social-démocratie et du stalinisme, mais dont l’objectif était le même: la réforme de l’Etat pour que les travailleurs et les petits-bourgeois retrouvent leur situation antérieure. Si le mouvement des Indignés était un mouvement typique des couches moyennes, il a transmis ses orientations aux prolétaires au point que ceux-ci les reprirent dans leurs diverses manifestations et restent encore sous leur influence.

Mais ses orientations politiques débouchent sur un équilibre précaire: d’un côté elles sont une actualisation des orientations antérieures qui ont dominé la classe prolétarienne depuis des décennies et sont donc complètement incapables de déboucher sur les moindres améliorations de la situation des prolétaires; d’un autre côté elles contiennent une pratique qui déborde les canaux habituels de la politique opportuniste (manifestations de rue, violations de la légalité, etc.) qui permettent l’expression partielle de la force prolétarienne. L’expérience de l’explosion sociale de mai 2012 n’est pas passée en vain pour le prolétariat qui depuis lors a augmenté sa pression sur les forces politiques du collaborationnisme, au point de les rendre relativement impuissantes à contrôler les tensions sociales.

Comme nous l’avons expliqué l’ «opportunisme», le collaborationnisme, n’est pas un problème de personnes ou d’organisations; c’est une fonction sociale engendrée par la société bourgeoise pour paralyser le prolétariat. Son rôle est d’annihiler, y compris dans ses formes les plus embryonnaires, toute poussée de rupture de la collaboration des classes, de la confiance en l’Etat bourgeois comme entité au dessus des classes. Et peu importe si l’opportunisme revêt les formes de la social-démocratie, du stalinisme ou d’autres, qui sont des formes déterminées historiquement parles modalités de l’affrontement entre prolétariat et bourgeoisie.

Podemos, qui se présente comme le fruit politique du mouvement des Indignés, est une forme partiellement rénovée de cet opportunisme. Au delà de son langage soi-disant novateur (caste au lieu de classe, mouvement au lieu de parti, etc.), Podemos suppose la mise à jour des vieilles formules de la social-démocratie traditionnelle qui a gouverné l’Espagne de 82 à 96 et de 2004 à 2012 avec les conséquences tristement connues par les prolétaires. Cela ne signifie pas que le PSOE et le PCE-IU ont disparu pour toujours; en fait Podemos n’est pas grand chose de plus qu’une succursale de IU d’où vient son leader, Pablo Iglesias, et dont les éléments les plus en vue l’ont soutenu. Mais Podemos va là où ces formations politiques ne peuvent aller, c’est-à-dire qu’il réussit à capter la tension sociale et à la ramener dans le cadre électoral.

Son programme électoral, élaboré avant même qu’il soit constitué en parti, amalgame les revendications avancées lors des différentes mobilisations de ces dernières années et qui vont de la nationalisation des banques à l’interdiction des licenciements (mais seulement pour les entreprises qui font des bénéfices!), etc. Par l’intermédiaire des médias dont la bourgeoisie lui a largement ouvert les portes et qui lui ont permis d’être présent partout sans même avoir aucun militant sur place, ce programme électoral cherche à démontrer la compatibilité des luttes avec le cadre légal de l’Etat bourgeois. Pour lui le problème est le suivant: l’Etat est tombé entre les mains de quelques satrapes qui ont rompu le pacte social de 1978 (le Pacte de la Moncloa conclu entre les partis de gauche et les partis venus du franquisme, avec lequel la bourgeoisie espagnole obtint la cohésion interne nécessaire pour réaliser la transition politique et plier le prolétariat aux besoins capitalistes); il s’agit donc de restaurer ce pacte dans ses fonctions originelles et le bien-être et l’harmonie sociale seront de retour. Exemple parfait d’une formation anti-prolétarienne qui fait tous ses efforts pour répandre l’illusion que la bourgeoisie, dont l’Etat dépend directement, peut garantir une situation acceptable pour le prolétariat. Point par point, le programme électoral de Podemos représente une tentative pour étrangler la lutte des classes par la confiance en la bourgeoisie et l’opposition à toute indépendance de classe du prolétariat.

Sans doute Podemos n’est pas un parti qui s’adresse au prolétariat; le gros de son électorat est constitué par les couches de la petite bourgeoisie les plus durement frappées par la crise et également par des catégories de travailleurs qui jouissent d’une position sociale plus stable, mais sont inquiets pour leur avenir. Mais ces couches ont montré au cours des affrontements sociaux de ces dernières années qu’elles jouissent d’une forte influence sur le prolétariat. Elles sont pu donner une forme concrète à la tension exprimée par le prolétariat, elles ont pu reprendre ses revendications en leur donnant une forme réformiste (réformes sociales, défense de l’Etat, etc.), diffusant en son sein les méthodes pacifiques et légalistes de lutte.

Podemos lutte pour obtenir un succès électoral plus important que d’autres formations similaires ont obtenu en de précédentes occasions. C’est la base de sa force: ou il obtient le succès escompté et son orientation de possibilisme extrême est confortée, ou il disparaît. Comme Podemos a écrit sur son drapeau: renonciation à toute revendication excessive, son objectif réel n’est pas d’obtenir la satisfaction des revendications, mais d’être intégré dans le système parlementaire. A partir de là, insiste-t-il, l’essentiel sera atteint. Cela se manifeste au jour d’aujourd’hui par le fait que Podemos, n’existe pratiquement pas en dehors des listes électorales qu’il a présentées. Il n’a pas de militants. Il n’a pas de parti. Sa force est sa présence médiatique (qui exclut par la même logique, le militantisme politique) et le succès promis.

Dans les prochains mois Podemos sera à la recherche de ses parents: ceux qui peuvent le faire croître en tant que force anti-prolétarienne comme une alternative utilisable par la bourgeoisie.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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