Pour défendre le capitalisme

L’Etat d’urgence en permanence

(«le prolétaire»; N° 518; Décembre 2015 - Février 2016)

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Décrété par le gouvernement dès les attentats sur tout le territoire métropolitain (et étendu quelques jours plus tard aux départements et territoires d’outre-mer), l’état d’urgence, mesure accordant des pouvoirs discrétionnaires à la police, a été solennellement accompagné de l’annonce de diverses mesures (renforcement de l’armée, intensification des bombardements en Syrie, révision de la Constitution, déchéance de la nationalité pour les terroristes bi-nationaux ,etc.) lors du «Congrès» (séance commune de la Chambre des députés et du Sénat) le 16 novembre; puis il a été prolongé et renforcé quelques jours plus tard de 3 mois, par un vote quasi unanime des députés et des sénateurs – y compris les élus du Front de Gauche, du PCF et des écologistes (1).

L’état d’urgence permet des perquisitions de nuit et des assignations à résidence sur de simples soupçons ou dénonciations sans preuves, l’interdiction de réunions et manifestations, l’instauration d’un couvre-feu, la dissolution d’organisations ou la fermeture de sites internet, etc. pour «apologie de terrorisme» (accusation on ne peut plus floue); le gouvernement a demandé officiellement respectivement au Conseil de l’Europe et à l’ONU, de déroger à la «Convention européenne des droits de l’homme» et au «Pacte international relatif aux droits civils et politiques».

Le gouvernement a ensuite fait voter en février le prolongement, pour 4 mois renouvelable, de cette mesure; Valls a déclaré dans une interview à la BBC que l’état d’urgence pourrait rester en vigueur aussi longtemps que l’Etat Islamique (Daech) n’aurait pas été éradiqué... En outre, le gouvernement travaille à faire voter la modification de la Constitution pour y inscrire les mesures de l’état d’urgence.

 

Une mesure héritée de l’ère coloniale

 

L’état d’urgence a été créé en 1955, lors de la guerre d’Algérie. Préparée sous le gouvernement Mendès-France (une grande «figure morale» de la gauche) dont le ministre de l’Intérieur était un certain François Mitterrand pour être appliquée en Algérie, cette mesure fut votée sous le gouvernement suivant d’Edgar Faure, contre l’opposition du PCF et de la SFIO (parti socialiste); elle resta en vigueur pendant 3 mois. L’argument principal du PCF contre cette loi qu’il qualifiait de «scélérate» et «liberticide» et dont le gouvernement, disait-il, «n’avait nullement besoin» pour faire face à la rébellion, était que, destinée officiellement au territoire algérien, elle pourrait être un jour appliquée au territoire français; les Socialistes la jugeaient également inutile (2). Mais 3 ans plus tard, face au «coup de force» déclenché par des militaires à Alger pour exiger la venue au pouvoir de de Gaulle, les députés du PCF et de la SFIO votaient le 16 mai 1958 la proposition du gouvernement Pflimlin d’instaurer pour 3 mois l’état d’urgence en métropole (il ne dura finalement que 15 jours): au nom de la «défense de la République» contre le «fascisme», ils accordaient à l’Etat bourgeois et à sa police ces pouvoirs «liberticides» qu’ils avaient dénoncés (3)!

 L’état d’urgence fut par la suite décrété, sans vote (recours à l’article 16 de la Constitution) par de Gaulle au moment du putsch d’Alger, le 22/4/1961, et il dura jusqu’en juin 1963: c’est sous cet état d’urgence qu’eurent lieu les tueries de manifestants algériens en octobre 61 à Paris.

 En janvier 1985, c’est un gouvernement de gauche, Fabius-Mitterrand, qui utilisa cette mesure: il imposa l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie à la suite de l’assassinat du chef indépendantiste Eloi Machoro par les gendarmes du GIGN (les deux faits étaient liés et avaient évidemment été préparés en même temps).

 Enfin, en novembre 2005, face aux émeutes des banlieues, le gouvernement Villepin-Chirac avait lui aussi recours à l’état d’urgence (il sera levé 2 mois plus tard). A l’époque les députés PCF et PS votèrent finalement contre, à l’exception de 3 socialistes, dont Manuel Valls qui avait publiquement approuvé la décision du premier ministre. Mais il n’était en réalité pas le seul de cet avis; François Hollande, alors dirigeant du PS avait affirmé à propos de l’état d’urgence qu’il ne voulait «rien faire qui puisse empêcher le gouvernement de retrouver les conditions d’un retour à l’ordre républicain» et Laurent Fabius: «je ne reprocherai jamais à tel ou tel gouvernement de faire preuve de fermeté» (4)...

Ce bref rappel montre que le soutien des partis de gauche à l’instauration de l’état d’urgence par le gouvernement actuel n’a rien de surprenant; étant fondamentalement pro-capitalistes, ces partis n’ont jamais hésité et n’hésiteront jamais à renforcer l’Etat bourgeois, à soutenir en définitive ses mesures répressives, même s’ils en critiquent parfois les «abus» ou les «dérapages».

 

Déchéance de la nationalité: le sens d’une mesure

 

Le projet de révision constitutionnelle comporte deux articles: l’inscription des mesures d’état d’urgence dans la constitution, et la déchéance de la nationalité pour les bi-nationaux français de naissance convaincus de crime terroriste (pour les bi-nationaux par naturalisation, il y a déjà eu 21 cas où elle a été prononcée depuis les années 70) (5). Hollande avait créé la surprise en annonçant cette dernière mesure lors de son discours devant le Congrès, car le PS (comme le PCF et autres) s’y était opposé lorsque Sarkozy, avant d’y renoncer, l’avait proposée pour les auteurs de meurtres de policiers; ils avaient affirmé que cela reviendrait à diviser les citoyens en deux catégories: les «vrais Français» et les «Français de papier» (selon l’expression du FN). Valls s’était même indigné, en déclarant qu’elle revenait à accuser les immigrés d’être la cause de l’insécurité: «on essaie de faire croire qu’immigration et insécurité, c’est lié. C’est insupportable».

Les démocrates ont critiqué le projet actuel pour la même raison: réserver une peine aux seuls bi-nationaux porterait atteinte à l’égalité de tous devant la loi; cela diviserait en outre les Français quand il faudrait tout faire selon eux pour les unir face à la menace terroriste.

Mais ce n’est qu’une répugnante tartufferie!

Qu’il possède ou non la nationalité française, tout enfant d’immigré, s’il est arabe, noir ou habitant des quartiers populaires, a connu le harcèlement policier, les contrôles au faciès, le racisme et les discriminations de toute espèce; tout prolétaire, même français de souche, sait d’expérience qu’en France – comme partout sous le capitalisme – il n’est pas l’égal d’un bourgeois, même étranger.

Les bi-nationaux sont dans leur majorité des descendants d’immigrés, la plupart du temps venus des anciennes colonies, et ils se retrouvent en bonne partie dans le prolétariat, la «classe dangereuse» par excellence. Pour les réactionnaires de tous les partis, ils sont donc doublement suspects: en tant que prolétaires et en tant que Français «douteux»: qui donc en effet, jouissant de la nationalité française que le monde entier envie, n’abandonnerait pas sa deuxième nationalité, sinon un fanatique ou un traître en puissance?

En ciblant les bi-nationaux de naissance, Hollande a sans aucun doute voulu embarrasser la droite et l’extrême droite et réaliser un habile coup politique.

Mais cette proposition a une signification plus profonde; renforçant officiellement le soupçon envers les enfants d’immigrés ou de colonisés, elle aggrave le statut d’exception qui pèse en fait sur tous les prolétaires immigrés ou issus de l’émigration. Elle contribue ainsi à maintenir et accroître la division entre travailleurs au moment précis où redoublent les attaques anti-ouvrières. En politique tout se tient; ce n’est pas par hasard que le gouvernement s’obstine à faire adopter cette mesure qu’il juge lui-même «symbolique» en même temps que les mesures répressives qui le sont beaucoup moins.

Les plus de 3000 perquisitions et les centaines de gardes à vue et d’assignations à résidence qui ont été effectuées et prononcées dans le cadre de l’état d’urgence, n’ont débouché que sur des résultats à peu près nuls: une seule mise en examen et 3 enquêtes préliminaires liées au «terrorisme», toutes concernant des personnes déjà connues par la police. Mais le résultat recherché était tout autre: intimider un certain milieu dit «islamiste» ou «intégriste» et créer un climat de défiance envers lui; mais aussi, et plus généralement, habituer la population à un déploiement policier spectaculaire et sans frein, en un mot faire la démonstration de la toute-puissance de l’Etat.

L’état d’urgence est censé avoir été promulgué pour protéger les habitants contre les terroristes; mais les premiers touchés ont été des militants et sympathisants écologistes, assignés à résidence et interdits de manifestation au moment de la COP 21: démonstration éclatante, s’il en était besoin, que la menace terroriste n’était que le prétexte tout trouvé pour renforcer l’autoritarisme et faciliter la liberté d’action du gouvernement, que ce soit sur le plan de sa belliqueuse politique étrangère au service des intérêts impérialistes, ou sur le plan de sa politique intérieure au service du patronat.

 

L’opposition démocratique à l’état d’urgence: Fumisterie et diversion

 

Face à la volonté gouvernementale de prolonger l’état d’urgence et de le rendre permanent à travers la révision constitutionnelle, de nombreuses voix se sont élevées parmi les forces de gauche, les organisations de défense des droits de l’homme, et même au sein du Parti Socialiste. Mais en réalité la plupart de ces gens se focalisent sur la question de la déchéance de la nationalité pour ne pas remettre en cause leur approbation de l’instauration de l’état d’urgence!

L’exemple le plus spectaculaire de cette hypocrisie nous a été donné par l’ancienne ministre de la Justice Taubira. Cette «icône de gauche» comme disent les médias, qui avait endossé sans sourciller la responsabilité de toutes les mesures répressives et antisociales du gouvernement tout en abandonnant l’essentiel des petites réformes promises, avait préparé un projet de loi anti-terroriste particulièrement gratiné: il intégrait parfaitement les mesures de l’état d’urgence comme les perquisitions de nuit, l’utilisation de leurs armes par les policiers en dehors de leur service, l’espionnage informatique, etc. Elle a fini par démissionner en raison, paraît-il, de son opposition au projet de déchéance de la nationalité – mais plus probablement pour des raisons de carrière politique!

Contre la prolongation de l’état d’urgence et la révision constitutionnelle, une journée de manifestations a été organisée le 30 janvier, sur une base démocratique comme on pouvait s’y attendre en voyant les signataires de l’appel: de la Ligue des Droites de l’Homme à la FSU, Solidaires et CGT en passant par le Syndicat de la Magistrature, le MRAP et une ribambelle d’organisations humanitaires et autres (6).

Dans cet appel on paraissait s’inquiéter surtout de ce que feraient d’autres (sous-entendu le Front National) s’ils arrivaient au pouvoir; mais c’est ce que fait et se prépare à faire le gouvernement en place qu’il faut avant tout dénoncer et combattre (7)! L’appel prenait bien soin d’écrire: «Nous affirmons qu’il est nécessaire et possible que l’Etat protège les habitants face au terrorisme, sans remettre en cause les droits et les libertés». Ces démocrates ne peuvent ni ne veulent dire que la fonction première de l’Etat bourgeois n’est pas de protéger les habitants, mais de protéger le capitalisme. Fondamentalement l’Etat est une machine d’oppression, l’arme suprême de la bourgeoisie contre les prolétaires. Il ne respecte «les droits et les libertés» que dans la mesure où ceux-ci n’entravent pas le fonctionnement régulier du capitalisme et ne gênent pas les desseins de la bourgeoisie: quémander sa «protection», implique d’accepter sa domination!

De même «notre démocratie» dont se gargarisaient les auteurs de l’appel (en prétendant de façon absurde qu’elle serait la cible des terroristes), n’est qu’une forme adoucie de la dictature de la bourgeoisie; cette forme, la bourgeoisie l’abandonne sans hésiter dès qu’une situation de grave crise sociale et politique la pousse à écraser le prolétariat, en profitant du fait qu’il soit encore entravé par les illusions légalistes, pacifistes et démocratiques. Ce sont précisément ces fatales illusions dans la démocratie et dans la bienveillance de l’Etat que répandent les auxiliaires de la bourgeoisie que sont toutes les organisations et tous les partis réformistes et dont font partie les auteurs les auteurs de l’appel.

 

Etat d’urgence pour défendre le capitalisme

 

L’aggravation constante des lois et mesures répressives, la transformation de l’état d’urgence en état permanent (à l’image du plan vigipirate qui n’a jamais cessé d’être renforcé depuis sa création), la présence de l’armée dans les rues («opération sentinelle») etc., ne s’expliquent pas par la volonté d’empêcher de futures représailles de l’Etat Islamique contre les habitants d’un pays qui le bombarde. Elles sont en réalité des mesures préventives et qui se veulent dissuasives, contre l’explosion des tensions sociales qui ne cessent de s’accumuler au sein de la société capitaliste. Les djihadistes qui commettent des attentats au nom de l’Etat Islamique, d’Al Quaïda ou autre, sont le produit de ces tensions dont ils expriment la force explosive de manière réactionnaire et suicidaire, leur situation de marginalisation sociale les conduisant à être attirés par des organisations bourgeoises islamistes et leur idéologie religieuse. Dans une autre situation, la violence exprimée y compris par ces éléments déclassés pourrait servir à la lutte révolutionnaire, mais à la condition d’être orientée, encadrée et disciplinée par des organisations de classe; sinon ce sont les forces bourgeoises qui l’utiliseront directement contre le prolétariat.

Quoi qu’il en soit, c’est l’ébranlement de la paix civile interne, de la paix sociale, autrement dit la fin de la passivité résignée du prolétariat, que redoute au plus haut point la classe dominante et qui lui font adopter des mesures répressives préventives (8). Que la révision constitutionnelle soit ou non votée, que l’état d’urgence soit ou non indéfiniment prolongé, la bourgeoisie et ses laquais auront toujours recours aux mesures d’exception, aux lois d’urgence, pour défendre le capitalisme, non face aux ennemis de l’extérieur, mais face à l’ennemi intérieur infiniment plus dangereux pour eux.

Les prolétaires conscients et les militants d’avant-garde doivent le comprendre: la réponse aux états d’urgence bourgeois ne consiste pas à mêler sa voix aux pleurnicheries démocratiques, mais à préparer, dans la mesure, malheureusement très limitée de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui, les conditions de la future émergence de la lutte révolutionnaire totalitaire du prolétariat mondial!

 

 


 

(1) En fait 3 députés Verts (sur 18) ont voté contre et 3 députés PS (sur 271); les députés de tous les autres groupes, y compris ceux du Front de Gauche, ont voté à l’unanimité l’extension de 3 mois de l’état d’urgence. Au Sénat, 11 élus PCF (sur 20) se sont abstenus ainsi qu’une sénatrice écologiste (sur 10), personne n’a voté contre.

(2) cf «L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine», Le Mouvement Social n°218.

(3) L’«Appel du Bureau Politique du PCF» publié le 13 mai demandait à ses militants de prendre contact avec «le Parti Socialiste et tous les partis et groupements républicains» «en vue d’engager l’action commune des forces ouvrières et antifascistes pour imposer le respect de la légalité aux généraux factieux» et «défendre la République et la liberté». cf L’Humanité, 13/5/58, sur Gallica.fr. Dans les faits cette action commune se réduisit à voter l’instauration de l’état d’urgence, confiant au gouvernement du démocrate chrétien Pflimlin et à la police le soin de lutter contre les «factieux». Deux semaines plus tard Pflimlin cédait tranquillement la place à de Gaulle. Une fois de plus l’antifascisme démocratique venait de montrer qu’il était au service des institutions de l’ordre établi bourgeois.

(4) Voir le dossier «Etat d’urgence» à: http://udas.org/Dossiers/Etat_urgence/05-11-14%20Etat_d’urgence.htm

(5) cf Libération, 6/1/2015.

(6) On peut lire cet appel par exemple à: http://rebellyon.info/Rassemblement-manifestation-contre-l-etat

(7) L’ancien trotskyste et Premier secrétaire du PS, Cambadélis, souhaitant une «concorde nationale» comme en 1914, a affirmé: «Nous entrons dans les années de sang, il y aura des morts, il faut que tout le monde en soit conscient» cf https://fr.news. yahoo. com/cambad%C3%A9lis-entrons-ann% C3%A9es-sang-083029028.html. Il parlait de la lutte contre Daech, mais l’avertissement vaut aussi pour les prolétaires.

(8) Un «spécialiste de l’Islam», parlant des djihadistes qui selon lui «demain se battront sous une autre bannière», explique bien la crainte de la bourgeoisie: «Le problème essentiel pour la France n’est donc pas le califat du désert syrien, qui s’évaporera tôt ou tard comme un vieux mirage devenu cauchemar, le problème, c’est la révolte de ces jeunes. Et la vraie question est de savoir ce que représentent ces jeunes, s’ils sont l’avant-garde d’une guerre à venir ou au contraire les ratés d’un borborygme de l’Histoire».cf http:// www. lemonde.fr/ idees/ article/ 2015/ 11/24/le-djihadisme-une-revolte-generationnelle-et- nihiliste_ 4815992_ 3232.html

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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