Tunisie

Un nouveau rassemblement opportuniste: le Front Révolutionnaire Socialiste

(«le prolétaire»; N° 520; Juin-Juillet-Août 2016)

Retour sommaires

 

 

Il y a quelque semaines un nouveau rassemblement est apparu en Tunisie: le «Front Révolutionnaire Socialiste». Il est issu du «Front Populaire» (FP) regroupement formé en octobre 2012 par la coalition d’une dizaine de partis, dont le plus important était le PCOT (parti« marxiste-léniniste», néo-stalinien pro-albanais) (1);  il y a aussi dans le FP, à côté d’autres groupes «marxistes-léninistes», des Baasistes, Nassériens, écologistes et trotskystes. Le FP a obtenu 15 députés (sur 2017) aux élections de 2014.

Motivée par l’opposition à la politique d’alliance du FP avec le patronat et le parti bourgeois Nidaa Tounés de l’ancien premier ministre Béji Caïd Essebsi au nom de l’opposition aux Islamistes d’ Ennahda, la création du FRS a été annoncée dans un texte: «Pour un Front Révolutionnaire Socialiste».

Ce texte illustre l’absence de toute position de classe d’un regroupement qui se prétend socialiste; mais le plus critiquable est peut-être moins ce qui s’y trouve, que ce qui ne s’y trouve pas.

On y parle avec nostalgie du «formidable élan» qu’avait connu le FP lors de sa fondation (faisant sans doute allusion au grand meeting à Tunis lors de sa création et à son succès électoral). Mais il n’y a aucun bilan, aucune explication du fait que ce FP se soit allié, comme il est dit, à «l’un des versants» de la contre-révolution, autrement dit à des forces bourgeoises liées à l’ancien régime: tout se passe comme s’il s’agissait d’une décision tombée du ciel, prise un beau jour on ne sait pourquoi par le «cartel de direction» du FP. Est-ce vraiment le cas?

En fait l’opportunisme interclassiste avait présidé à la formation du FP (et c’est lui qui explique le succès populaire initial), opportunisme interclassiste qui était d’ailleurs déjà présent dans le PCOT dirigé par Hammami. Devenu dirigeant du FP, ce dernier déclarait:

«Le programme du FP est proposé pour sauver la Tunisie, garantir les libertés, créer des institutions démocratiques, de même que réformer l’institution sécuritaire, l’administration, la justice, la santé, l’enseignement et tous les secteurs vitaux, ou encore, relancer l’économie tunisienne pour que le pays crée de la croissance et lutte contre le chômage. Ce programme s’adresse non seulement aux travailleurs, aux fonctionnaires, aux agriculteurs, etc. mais aussi aux chefs  d’entreprises patriotes (…).plusieurs hommes d’affaires interagissent positivement avec le FP puisqu’il propose de défendre leurs intérêts et de les protéger contre la contrebande qui est en train de détruire l’industrie.

Le Front populaire propose aujourd’hui un grand projet patriotique qui vise 99% des Tunisiens. Ce projet se penche, à la fois, sur l’agriculture qui est en difficulté, l’industrie qui souffre de nombreuses défaillances, le secteur vulnérable des services, l’infrastructure insuffisante, l’échec du système éducatif ainsi que la santé et l’environnement en défaillance… Partant de cette situation, le FP ne se définit même pas en tant que front de gauche, vu que la situation actuelle ne le permet pas en ce moment» (2)

Quoi d’étonnant si avec un tel programme 100% bourgeois, le FP ait en juillet 2013, après l’assassinat d’un de ses députés, participé à la formation du «Front de Salut National» regroupant des partis de droite et de gauche en vue de la constitution d’un«gouvernement de salut national»; initiative qui a débouché sur le «dialogue national» entre le gouvernement d’ Ennahda et l’opposition sous l’égide du patronat (UTICA) et des dirigeants syndicalistes de l’UGTT partisans de la collaboration de classe (3); quoi d’étonnant qu’il se soit allié dans cette affaire avec des partis se revendiquant de l’héritage de l’ancien parti unique RCD?

Le FRS a-t-il fait-il une critique de ce programme? On n’en découvre pas trace dans la déclaration, qui assure par contre qu’«un esprit unitaire, responsable et cohérent» anime ses auteurs. Unité avec qui, responsabilité envers qui et cohérence par rapport quoi, le texte  se garde bien de le préciser. Par contre il multiplie les phrases vagues sur «ceux d’en bas» et sur la défense de «la primauté de la question sociale sur la question démocratique».

Utiliser ce langage flou lui permet d’éviter de parler clairement de prolétaires, de classe ouvrière, de lutte des classes: Pourquoi sinon pour ne pas heurter les petit-bourgeois et les classes moyennes?

La déclaration a raison de renvoyer dos à dos ceux qu’elle appelle les «théologiens laïcs» et les «théologiens intégristes» qui défendent tous le capitalisme; mais elle les accuse surtout de recourir «à la dette pour faire tourner la machine économique» et de «brader le pays en pièces détachées au plus offrant (…). Même nos terres sont à vendre».  Il faudrait rappeler à ces «révolutionnaires socialistes» que les prolétaires ne possèdent rien; ils n’ont pas de terres et pas de patrie (Marx: «le seul sol qui appartient à l’ouvrier se trouve quelques pieds sous terre»), pour survivre ils n’ont pas d’autre choix que de se faire exploiter par les capitalistes, qu’ils soient Tunisiens ou étrangers.

Le programme du FRS, proclame la déclaration, est radicalement différent de celui des «théologiens». Voyons donc quel est ce programme, ou plutôt les quelques points qui sont énoncés et qui en tiennent lieu.

- Faire payer leurs impôts aux riches; réaliser un «audit» (c’est-à-dire un examen comptable) de la dette du pays et refuser d’en payer la part «odieuse» (c’est-à-dire la partie considérée comme illégitime, l’autre partie sera payée, il faut quand même respecter les lois du capital!). Grâce à l’argent ainsi récupéré il serait possible de «satisfaire» les «urgences sociales: augmentation des salaires, «création d’emplois pérennes dans de véritables secteurs qui répondent aux besoins de la communauté majoritaire» (?); «redistribution de la carte sanitaire en favorisant une médecine préventive gratuite»; «réorganisation des filières de l’enseignement pour former de futurs travailleurs des secteurs des énergies renouvelables, des économies d’eau et de son assainissement, d’une agriculture biologique, d’une industrie respectueuse de l’environnement».

Ainsi selon nos «révolutionnaires socialistes» il serait possible de supprimer  les conséquences néfastes du capitalisme (ou une partie d’entre elles), de satisfaire les urgences sociales, etc., sans le renverser ni même s’attaquer à lui, simplement par des mesures fiscales! C’est «réformistes socialistes» qu’ils devraient choisir comme nom: comme tous les réformistes ils sortent de leur chapeau une recette miracle pour améliorer sans difficultés et sans bouleverser le cadre du capitalisme, les conditions des masses exploitées. 

Sans doute, ils disent réclamer «la poursuite de toutes les formes de mobilisation, légales et même illégales» pour la réalisation des revendications de «ceux d’en bas»; et ils affirment défendre «l’auto-organisation des ouvriers, des salariés, des paysans, des chômeurs, des jeunes lycéens et étudiants». On voit déjà dans cette énumération qu’il ne s’agit pas de promouvoir l’organisation de classe des travailleurs unifiant tous les secteurs du prolétariat, mais une organisation autonome des différents secteurs et même de différentes classes (paysans). Et cette mobilisation et cette auto-organisation devraient servir à une réforme du capitalisme: «nous pensons qu’il ne peut y avoir de fonctionnement démocratique (sic!) si les producteurs (! Parler de producteurs au lieu de prolétaires est un truc classique pour englober les cuches moyennes propriétaires de leur entreprise ou de leur terre) sont exclus de la prise de décision dans leurs entreprises et leurs lieux de vie et d’étude. Les décisions des travailleurs sont rassemblées à l’échelle des branches d’activité. Ensuite de la base au sommet nous pouvons établir un plan national de réalisations d’objectifs dans les secteurs vitaux. Ceux-ci doivent répondre aux besoins de la majorité de la  population en matière d’infrastructure (…) en matière de santé publique gratuite, en matière de formation permanente (…) en matière de gestion de nos ressources naturelles, en matière de rationalisation et d’économie dans les domaines hydriques, halieutiques, en matière de réalisation de la transition énergétique vers les énergies renouvelables, etc.».

A lire ce passage on voit que le pouvoir de la bourgeoisie n’est pas renversé, les patrons ne sont pas expropriés, le mode de production capitaliste n’est pas supprimé et pourtant les besoins de la population sont satisfaits grâce à leur «plan» établi de façon «démocratique».

Qui pourrait croire à un tel  conte de fées?

Sans combattre pied à pied les capitalistes et leur Etat, il est impossible de satisfaire, ne serait-ce que partiellement et temporairement, les besoins urgents des prolétaires et des opprimés. Et sans renverser le capitalisme il est impossible de songer à mettre fin à l’exploitation et à la misère qui découlent de la division de la société en classes exploitées et exploiteuses. Après la victoire de la révolution, l’économie ne pourra pas être réorganisée «démocratiquement», «de la base au sommet»; elle devra l’être  despotiquement en se basant sur la centralisation politique du pouvoir afin de briser les inévitables résistances bourgeoises et semi-bourgeoises à la transformation économique et sociale: c’est pourquoi la dictature du prolétariat est nécessaire.

C’est se moquer des prolétaires et des masses que de leur faire croire à la possibilité d’une démocratisation du fonctionnement du capitalisme. Ben Ali et son clan ont été chassés du pouvoir, la démocratie a été instaurée, mais le capitalisme est toujours là,  la bourgeoisie est toujours la classe dominante et la situation des masses exploitées n’a pas changé.

Cette constatation n’arrête pas le FRS; profondément atteint par le crétinisme électoral, il croit que le problème vient de ce que les représentants élus à l’Assemblée Constituante «ont trahi leurs mandats et leurs électeurs». La conclusion pour lui n’est pas que la voie démocratique et électorale est une impasse (sous le capitalisme les élections ne peuvent jamais être autre chose qu’un thermomètre, disait Engels) et qu’il faut se tourner vers la lutte de classe; non, il veut de nouvelles élections, mais des élections propres, non perverties par «l’argent sale». La «seule solution» est donc pour lui  la «dissolution de l’Assemblée Constituante» et «l’élection d’une une nouvelle représentation révolutionnaire» en impulsant «dès à présent l’élection d’assemblées locales et régionales (composées des seuls membres des classes exploitées et opprimées» qui fonderont «à l’échelle nationale une instance exécutive et législative visant à traduire dans les faits les revendications émanant des couches populaires en révolution». Comme si  la bourgeoisie allait alors obéir…

En réalité des bulletins de vote ne feront jamais abandonner son pouvoir à la classe dominante bourgeoise; elle utilise et utilisera tous les moyens pour maintenir sa domination et défendre le mode de production capitaliste qui en est la source. Seule la force armée du prolétariat lors de la révolution pourra lui faire lâcher prise.

Face à la domination implacable de la bourgeoisie, qu’elle se présente sous la forme d’une dictature ouverte à la Ben Ali, ou d’une dictature camouflée derrière les institutions et les jeux démocratiques, il faut expliquer que la seule perspective est  la prise révolutionnaire du pouvoir et l’instauration du pouvoir dictatorial du prolétariat et des exploités: il n’y a pas d’autre moyen pour en finir avec le capitalisme.

Bien entendu cette perspective ne peut pas se concrétiser «dès maintenant».

Mais, dès maintenant, les tentatives de créer des assemblées démocratiques dans l’espoir qu’elles arrachent peu à peu des lambeaux de pouvoir, sont une impasse pour les prolétaires et les masses.

Et dès maintenant, alors que les grèves et les mouvements de protestation contre la misère le chômage et l’exploitation ne cessent pas – voir les violentes manifestations de chômeurs dans tout le pays au début de l’année, alors que le FP par la voie de Hammami les appelait «à préserver le caractère pacifique de leurs maifestations» (5) –, il est urgent de rompre avec la collaboration de classe sous toutes ses formes et d’oeuvrer pour la lutte et l’organisation de classe du prolétariat. Cela ne peut se limiter à une rupture purement organisationnelle avec un regroupement comme le FP, mais impose de rompre complètement avec ses orientations, sa politique et son programme, qui ne sortent pas de l’interclassisme. C’est uniquement sur le terrain de classe que peut se préparer la perspective révolutionnaire prolétarienne, en oeuvrant pour la constitution de l’authentique parti de classe indispensable à la lutte pour détruire le capitalisme.

Diffuser le programme et les positions authentiquement marxistes, démasquer et combattre les organisations confusionnistes qui, avec leurs fausses orientations, détournent les prolétaires de la voie classiste, ne servant en définitive, malgré leurs prétentions révolutionnaires, que le pouvoir de le bourgeoisie, voilà la première tâche des militants prolétariens d’avant-garde désireux d’avancer vers ce but.

 


 

(1) Le Parti Communiste Ouvrier des Travailleurs a supprimé en juillet 2012 la référence – incongrue! –au communisme pour s’appeler désormais Parti des Travailleurs Tunisiens. Réprimé sous le régime dictatorial de Ben Ali et du RCD, le PCOT n’avait pas hésité à l’époque à nouer une alliance avec les Islamistes d’Ennahda. En février 2011, après la chute de Ben Ali, le PCOT avait fait partie du «Conseil National pour la Sauvegarde de la Révolution», rassemblement d’union nationale où se retrouvaient tous les partis de gauche, de droite, Islamistes (Ennahda), UGTT, associations diverses.

(2) http : / /www . businessnews . com.tn / interview- de-hamma- hammami - notre- projet-nest- pas- communiste-mais- patriotique- et- sadresse- a- tous- les- tunisiens

(3) Les 4 parrains de ce «dialogue» – le syndicat UGTT, l’union patronale UTICA, l’ordre des avocats et la Ligue Tunisienne des Droits de l’homme – ont reçu le prix Nobel de la paix: la bourgeoisie internationale sait reconnaître ses amis.

(4) Nous avons laissé de côté les deux seuls autres points du programme du FRS:

- «l’organisation autonome des femmes pour la lutte pour leurs revendications spécifiques. Un mouvement féministe dynamique (…) est l’une de nos priorités ». Selon les marxistes toutes les femmes n’ont pas les mêmes intérêts; ils soutiennent les luttes des femmes prolétaires, en les intégrant à la lutte prolétarienne générale et ils s’opposent à la subordination des femmes prolétaires aux bourgeoises et petite-bourgeoises qui est la règle dans la plupart des mouvements féministes, interclassistes par définition..

-« légalisation de la consommation des drogues douces (…) production sous contrôle public pour prévenir de nombreuses maladies dues aux produits frelatés.  Fournir de l’herbe à fumer sous contrôle public dans des coffee-shop (…)»

S’il faut sans aucun doute s’opposer à la répression qui  frappe les consommateurs, favoriser la consommation de drogue est un point original pour un programme soi-disant révolutionnaire socialiste! La drogue, qu’elle soit idéologique ou matérielle, est un facteur de conservation sociale que les véritables révolutionnaires socialistes combattent.

(5) http:/ / www . mosaiquefm.  net/ fr/2 509/h- hammami- aux- protestataires- gardez- le-caractere- pacifique- de- vos- actions.html

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

Retour sommaires

Top