Cuba:
Après la mort de Castro, ce qui s’annonce, ce n’est pas une nouvelle phase d’une « révolution socialiste » qui n’a jamais existé, mais le repositionnement du capitalisme cubain sur le marché mondial
(«le prolétaire»; N° 522; Novembre-Décembre 2016 / Janvier 2017)
Le nationalisme qui canalisa la révolte des masses prolétariennes et semi-prolétariennes cubaines contre la féroce dictature de Batista et la colonisation américaine n’ouvrit jamais la voie au socialisme, mais à une bourgeoisie nationale qui entendait garder pour elle les profits qui finissaient jusqu’alors dans les poches des capitalistes américains.
Un des mythes alimentés depuis plus de cinquante par les bourgeoisies impérialistes du monde entier perd avec la mort de Castro un de ses propagandistes les plus tenaces.
Le premier janvier 1959, après 3 ans de guérilla contre le régime de Fulgencio Batista qui régnait depuis 25 ans sur l’île pour le compte des Etats-Unis, le «Mouvement du 26 juillet» avec Fidel Castro à sa tête s’emparait de la capitale La Havane (dont s’était enfui le dictateur) et prenait le pouvoir.
Dans le climat général des mouvements de libération en Amérique Latine, et alors que les luttes anticoloniales en Asie et en Afrique mettaient en difficulté les puissances coloniales, les Etats-Unis jouèrent la carte de la démocratie pour contrer l’URSS dans le cadre de la dite «guerre froide». C’est pourquoi dans un premier temps ils soutinrent le changement de régime à Cuba; mais après que le gouvernement castriste, appliquant le programme de réforme agraire, ait nationalisé les grandes propriétés foncières et les grandes entreprises surtout du sucre et du tabac appartenant aux capitalistes américains, il changea de politique; il chercha à étrangler l’économie du pays en n’important plus son sucre et en réduisant au maximum les flux touristiques vers l’île. Le gouvernement cubain, qui ne s’était jusque là jamais défini comme socialiste, se tourna alors vers l’URSS, qui avait tout intérêt à soustraire l’île à l’influence américaine. Ce changement obligé de cap et l’adoption d’un programme social antiaméricain favorisa alors une propagande interne et externe «socialiste»: en 1961 Cuba se proclama «République Socialiste ». Grâce au fait que le mouvement des guérilléros castristes avait réussi à vaincre et à tenir tête à l’impérialisme le plus puissant du monde, le régime cubain devint à cette époque la preuve du mythe du « socialisme national » que l’URSS diffusait depuis des décennies. Cuba, Castro, Che Guevara étaient présentés par l’opportunisme stalinien comme les champions d’un « socialisme » qui pouvait conquérir l’Amérique. Tous les groupes dits d’extrême-gauche qui prenaient les nationalisations et les coopératives pour la réalisation du socialisme sur le plan économique tombèrent dans le piège de la propagande du faux socialisme russe, chinois et donc cubain; en outre, en prétendant que la révolution socialiste soit possible sans l’action déterminante du prolétariat et sans que les masses exploitées aient à leur tête un parti communiste révolutionnaire, ils affirmaient en fait que le socialisme n’était qu’une démocratie élargie qui n’avait pas pour programme de détruire les fondements du capitalisme à l’intérieur et, en tant que bastion de la révolution prolétarienne internationale, d’intégrer cette lutte anticapitaliste dans la lutte du prolétariat de tous les autres pays.
En réalité, si la lutte contre l’oppression colonialiste à Cuba tendait à arracher à la faim et à la misère les masses paysannes et prolétariennes cubaines, cette lutte a toujours eu la caractéristique d’une lutte bourgeoise orientant la poussée révolutionnaire des couches opprimées vers des objectifs politiques et économiques capitalistes portés par les éléments petit-bourgeois, étant donné que la grande bourgeoisie était impliquée dans la domination américaine.
Cuba en 1959 n’était plus celui d’un siècle auparavant ; en 1898 l’île était devenue indépendante de l’Espagne, mais c’était pour devenir une semi-colonie capitaliste des USA. Historiquement la « révolution double » (révolution antiféodale ou d’indépendance nationale jetant les bases du développement capitaliste, et révolution prolétarienne anticapitaliste, comme dans la Russie de 1917) n’était désormais plus à l’ordre du jour : seule l’était la révolution prolétarienne, même si son cadre était celui d’un pays au capitalisme peu développé. La révolution prolétarienne, véritablement socialiste, ne peut avoir comme protagoniste que le prolétariat des usines et de la campagne, organisé en associations économiques et sociales lui permettant de se hisser, à travers les luttes immédiates, jusqu’à la lutte politique contre la bourgeoisie, et dirigé par son parti révolutionnaire communiste, seul organe dépositaire de la conscience de classe, donc des objectifs et des buts généraux de la lutte prolétarienne au niveau national comme international. Tout cela était absent à Cuba comme ailleurs, étant donné que depuis la fin des années vingt, la contre-révolution dite stalinienne avait vaincu le mouvement prolétarien en Russie et dans le monde. Voilà pourquoi le castrisme ou le guévarisme n’ont jamais été du socialisme : il s’est agi en réalité d’un radicalisme bourgeois à la sauce cubaine.
Nous écrivions en 1961:
«C’est seulement en apparence que les mouvements cubains dont les barbudos ont été les acteurs se relient aux mouvements qui ont secoué de fond en comble l’ordre traditionnel en Asie et en Afrique. L’élément commun constitué par la dure lutte contre l’impérialisme et les grands monopoles capitalistes voile le fait essentiel que dans le cas des pays afro-asiatiques la lutte d’indépendance nationale et pour la constitution d’Etats unitaires (lutte dirigée donc contre les puissances coloniales et en tout cas contre le jeu financier des monopoles impérialistes) est un aspect de la lutte plus vaste contre des structures traditionnelles féodales ou para-féodales; à Cuba, et en général, même si c’est de façon variable, en Amérique Latine, le capitalisme a été déjà depuis de nombreuses décennies importé des Etats-Unis et d’autres pays capitalistes; l’économie y présente depuis longtemps les structures bourgeoises fondamentales, donc y compris une structure sociales s’appuyant sur un prolétariat nombreux et surexploité.
Ici le thème principal de la «révolution» anticolonialiste est l’effort de la jeune bourgeoisie indigène pour se libérer de la domination du capital financier étranger (à l’ombre duquel elle s’est cependant développée) ou, selon les cas, d’établir avec lui des rapports de collaboration pour l’exploitation des ressources locales, utilisant dans ce but les poussées de révolte des masses prolétariennes et semi-prolétariennes en les orientant vers l’objectif nationaliste, les détournant de toute orientation social-révolutionnaire et faisant d’elles le marchepied de sa domination dans l’Etat. Les mouvements et les régimes qui surgissent dans cette aire, et dont l’exemple cubain offre le modèle le plus «pur» se présentent donc comment violemment nationalistes à l’extérieur et réformistes à l’intérieur; dans le premier sens ils ont une fonction historique de rupture des équilibres impérialistes qui peut provoquer et provoque en fait dans les grands centre de piraterie bourgeoise (et spécialement aux Etats-Unis) des crises de prestige et des difficultés économiques sérieuses dont l’éclatement violent ne peut laisser stupidement «indifférent» le prolétariat mondial et le parti révolutionnaire communiste; dans le deuxième sens ils jouent un rôle de frein sur les contradictions sociales internes; et pour le prolétariat international et indigène, non seulement le problème ne se pose pas d’un appui armé aux partis nationalistes dans la mesure où il s’agirait de «faire avancer la roue de l’histoire» en abattant les résidus des structures précapitalistes et en poussant le mouvement sur le plan de la «révolution double»; mais il se pose le problème d’en dénoncer les objectifs réformistes bourgeois et de mettre en avant la question de l’indépendance de la classe ouvrière vis-à-vis des partis et régimes interclassistes, et de la lutte prolétarienne ouverte pour la prise du pouvoir.
Dans le cas spécifique de Cuba le prolétariat révolutionnaire peut juger positivement les coups assénés tant aux mastodontes sucriers et pétroliers américains qu’à leur gouvernement qui intervient au nom de la «liberté» et de l’»autodétermination des peuples», et la démonstration de la fausseté de cette propagande ; mais il doit combattre la prétention des castristes à avoir accompli une «révolution sociale», et, pire encore, d’avoir constitué du jour au lendemain une «république socialiste», de plus avec la bénédiction du grand affairisme mondial personnalisé par le Kremlin.
A la création et à la diffusion de ce mythe qui entre parenthèses apporte de l’eau au moulin des radicaux bourgeois qui prêchent la possibilité d’une révolution sans parti de classe et donc sans marxisme, contribuent non seulement, comme c’est logique les stalino-kroutcheviens, commis-voyageurs de régimes populaires interclassistes baptisés «progressistes» voire «socialistes», mais aussi les nationaux communistes à la Tito et ceux qui, pour le malheur du grand révolutionnaire, s’autoproclament trotskystes» (1).
Au-delà du mythe castro-guévariste du «socialisme cubain», reste le fait que Cuba a résisté aux pressions de Washington avec son embargo qui dure depuis 55 ans. Certes jusqu’en 1989 où s’est effondré l’empire soviétique, le fait de pouvoir compter sur les relations commerciales et politiques avec l’URSS et ses satellites européens a permis de faire face aux menaces américaines. Mais il ne faut pas oublier que l’économie cubaine, précisément à travers les relations capitalistes avec Moscou et l’Europe de l’Est et quelques pays latino-américains s’était réinsérée dans le marché mondial par des importations de pétrole, produits alimentaires, chimiques et équipements industriels et des exportations de sucre, tabac, nickel produits de la pêche mais aussi produits pharmaceutiques. Après l’écroulement de l’URSS les relations commerciales se sont étendues aux pays d’Europe occidentale au point que depuis 2002 Cuba utilise l’euro au lieu du dollar dans ses échanges commerciaux internationaux. L’assouplissement de l’embargo américain depuis le début des années 2000 a fait que les Etats-Unis sont devenus le troisième partenaire commercial du pays. L’isolement de Cuba n’a en réalité jamais été un isolement commercial et économique, mais un isolement surtout politique, une marginalisation de la part du capitalisme américain pour épuiser le régime en attendant qu’il chute, étant donné l’échec des interventions du style de l’attaque de la Baie des Cochons.
Est-ce que ce sera l’euro plutôt que le dollar qui repositionnera Cuba sur le marché mondial, non plus seulement avec des échanges commerciaux, mais aussi des investissements? Que ce soit l’un ou l’autre cela ne modifiera pas les fondements de l’économie capitaliste : le capital s’investit plus facilement là où existent des ressources naturelles et une force de travail en abondance. Et Cuba offre au capital une terre fertile et une main d’œuvre capable, bien formée et surtout habituée à un bas niveau de vie, c’est-à-dire une force de travail à bas coût. La signature d’accords avec des entreprises pharmaceutiques européennes grâce à des plans de développement biotech, démontre que Cuba peut représenter de bonnes sources de profit pour le capital. Il n’ya aucun doute que c’est la voie que suivra le régime, avec plus d’entrain qu’auparavant; la récente visite d’Obama et de fonctionnaires du Département d’Etat à La Havane est un autre signe que les capitalistes américains poussent à la fin de l’isolement de Cuba vis-à-vis des Etats-Unis.
Si les ouvriers cubain des villes et des campagnes, trompés depuis des décennies par un faux socialisme, ont pu cependant jouir de progrès importants notamment sur le plan de la santé et de l’instruction, ils le doivent d’abord à la lutte qu’ils ont menée contre les aspects les plus brutaux de leur exploitation par les capitalistes américains et leurs collègues, lutte qui permit de chasser Batista et les trusts américains; pour asseoir sa légitimité le régime castriste fut contraint d’assurer les besoins de base des masses. Ils le doivent ensuite à une conjoncture internationale où les tensions entre impérialismes se sont finalement concentrées dans d’autres parties du monde, en particulier en Afrique et en Asie.
Nous ne savons pas combien de temps il faudra pour que les prolétaires cubains se rendent compte que le nationalisme que les «Commandants» Fidel Castro et Che Guevara baptisèrent «socialisme» ainsi que le parti appelé «communiste» (fondé seulement en 1965), n’ont été que les instruments bourgeois pour émanciper le capitalisme cubain de l’emprise américaine et gérer directement, à travers la conquête d’une «souveraineté nationale», leur propre exploitation, caractéristique, non du socialisme, mais de toute société capitaliste.
Nous ne savons pas quelle aggravation des contradictions inter-impérialistes et quelles crises économiques ébranleront le pouvoir bourgeois aux Etats-Unis, en Europe, en Russie, en Chine et en Amérique Latine ; mais il est certain que la croissance elle-même du capitalisme conduira à un accroissement à l’intensification des heurts et des guerres, arrachant inévitablement les prolétaires à leur longue intoxication réformiste, démocratique et nationaliste et les plaçant devant le dilemme historique : guerre ou révolution, lutte de classe révolutionnaire pour la défense des seuls intérêts prolétariens, immédiats et historiques, ou énième écrasement de leur identité de classe et continuation de leur asservissement à l’impitoyable et insatiable mode de production capitaliste.
En tant que communistes, révolutionnaires internationalistes, sur la base des expériences historiques de la Commune de Paris et de la révolution d’Octobre et suivant la ligne qui a caractérisé la lutte de la Gauche communiste contre la dégénérescence de l’Internationale Communiste et de ses partis, nous continuons la tâche difficile de la défense du marxisme orthodoxe contre toutes les attaques opportunistes, et de la formation du parti de classe qui devra diriger internationalement les masses prolétariennes vers la révolution anti-bourgeoise et anticapitaliste, donc cette fois véritablement socialiste et communiste.
3/12/2016
(1) «Les deux visages de la révolution cubaine», Il Programma Comunista n°10/196
Parti communiste international
www.pcint.org