80 ans après

Le mythe usé du Front Populaire

(«le prolétaire»; N° 522; Novembre-Décembre 2016 / Janvier 2017)

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Pendant des décennies le mythe du Front Populaire a été entretenu, non seulement, comme c’est bien naturel, par les partis et syndicats collaborationnistes, mais aussi par l’opportunisme d’«extrême» gauche.

Les premiers, en vantant les lois sociales votées grâce à la victoire électorale, entendaient démontrer aux prolétaires que les urnes sont le moyen le plus sûr et le plus efficace pour améliorer leur situation; les autres en affirmant y voir la recette du déclenchement de la lutte prolétarienne, y trouvaient la justification de leur suivisme congénital par rapport aux premiers: il était selon eux légitime d’aider à une victoire électorale des partis de gauche, car cette victoire entraînerait l’entrée en lutte des travailleurs qui, «débordant» ainsi les réformistes, se dirigeraient, peut-être, vers la révolution. C’est ainsi qu’ils ont appelé à voter pratiquement à toutes les élections pour le PS et/ou le PCF...

Les diverses expériences depuis une trentaine d’années de gouvernements d’union de la gauche ont porté un coup que l’on pourrait croire fatal à ce mythe inséparable du réformisme de gauche et d’extrême-gauche.

Elles ont démontré d’abord que l’action gouvernementale de ces partis de gauche s’est exercée fondamentalement au profit de l’ordre bourgeois, les quelques petites réformes ne servant qu’à faire passer la pilule du «sale boulot» effectué en faveur des capitalistes que la droite avait du mal à accomplir; ces réformes ont été d’ailleurs de plus en plus insignifiantes, et celles accomplies ces derniers temps sont des «contre-réformes», des attaques anti-prolétariennes en règle.

Elles ont montré ensuite qu’une victoire électorale des partis de gauche n’entraînait aucune vague de grèves et encore moins aucune poussée révolutionnaire. La venue au gouvernement de ces pompiers sociaux a au contraire pour fonction de calmer les tensions sociales et de désamorcer autant que possible les conflits; l’exemple classique a été, au début des années 80, celui de la métallurgie où le gouvernement de gauche (Fabius) réussit sans trop de peine à fermer les aciéries surnuméraires en supprimant des milliers d’emplois, alors que le gouvernement de droite (Barre) qui avait tenté la même chose s’était trouvé confronté à de violents mouvements de lutte.

Cela n’empêche pourtant pas les éternels pourvoyeurs d’illusions réformistes de tenter de raviver périodiquement le mythe en travestissant la réalité des faits. Un Mélenchon (Parti de Gauche) ou un Laurent (PCF) dans la perspective des élections présidentielles ont appelé à plusieurs reprises à la constitution d’un nouveau front populaire, «de gauche» ou «citoyen» (1). Les trotskystes du NPA, eux se contentent d’affirmer «la nécessité, toujours actuelle, d’envisager un mai-juin 36 qui aille jusqu’au bout!» (2). Tout en y reconnaissant des limites (comment ne pas le faire?), d’ailleurs souvent réduites, comme chez Mélenchon, à la faiblesse de son action antifasciste, les thuriféraires actuels du Front Populaire soulignent ses acquis sur le plan revendicatif, en y voyant la puissance parfois de la lutte ouvrière (version «extrémiste»), parfois de l’unité des organisations et du «peuple» (version social-démocrate).

Or le plus important dans les résultats immédiats de la lutte prolétarienne, ce n’est pas les améliorations plus ou moins grandes qu’ils apportent aux conditions de vie et de travail des prolétaires: ces améliorations sont sous le capitalisme toujours précaires et transitoires, comme le prouve le fait que la grande conquête en 36 des 40 heures, pourtant sanctionnée par une loi, sera rapidement remise en cause: il faudra attendre plus de 40 ans (1978) pour que la durée de travail des ouvriers revienne effectivement à 40 heures!

Le plus important c’est qu’ils renforcent ou non l’unification de la classe dans la perspective de lutte pour les résultats historiques du prolétariat, c’est-à-dire les résultats généraux, politiques que sont la révolution, la prise du pouvoir, la destruction du capitalisme et l’instauration de la société communiste.

Pour qu’on puisse réellement parler de victoire à propos des résultats immédiats il faut au moins que ces résultats n’entrent pas en contradiction avec les buts finaux de la lutte prolétarienne, qu’ils ne les fassent pas oublier. Ce qu’il faut considérer pour apprécier à leur juste valeur les réformes et les «conquêtes» de 1936, c’est moins leur ampleur que le prix politique auquel elles ont en définitive été payées. Or le prolétariat les a payées de la perte totale de son parti, de son programme et de la notion même de sa mission révolutionnaire: la «victoire démocratique» qui couronna les grèves de 36 consacrait la liquidation de ces trois facteurs.

Bien que l’importance concrète des avantages acquis en contrepartie de cette capitulation ne doive pas entrer en ligne de compte, il faut cependant souligner que ces avantages furent maigres et de courte durée. La dévaluation monétaire rongea bien vite les augmentations de salaire et nous avons vu que les 40 heures furent rapidement mises de côté, au nom des exigences de la production nationale face au fascisme, etc. Il ne resta plus que les congés payés, la généralisation des Assurances sociales ainsi que d’autres réformes mineures qui ne parurent importantes à l’époque qu’à cause de la législation sociale qui était jusqu’alors particulièrement rétrograde en France. Après une longue période d’inactivité syndicale, d’impuissance ouvrière et d’offensive patronale (toutes conséquences de l’échec de la révolution communiste en Europe), la bourgeoisie pouvait redouter du réveil soudain qui venait de se manifester chez les prolétaires, une réaction bien plus brutale et autrement plus dangereuse que la victoire électorale d’une alliance de communistes de socialistes et de radicaux. Avec les accords signés à Matignon la bourgeoisie s’en tirait donc à bon compte, puisqu’en échange de quelques aumônes économiques et de quelques réformes, elle obtenait la résorption de la révolte ouvrière en même temps que la collaboration sociale et politique des partis et syndicats ouvriers.

Il faut rappeler que la vague de grèves ne fut pas du tout encouragée par ces partis et syndicats qui la subirent au contraire, et firent tous leurs efforts pour la réduire: sous tous les gouvernements et peut-être encore plus sous les gouvernements de gauche, les prolétaires n’obtiennent que ce qu’ils conquièrent par la lutte. C’est ce qui se passa alors lorsqu’après la signature des accords de Matignon, les dirigeants politiques et syndicaux appelèrent les travailleurs à cesser les occupations et à reprendre le travail (avec la déclaration immortelle de Thorez: «il faut savoir terminer une grève»); mais ces derniers firent la sourde oreille, ne cessant la grève que lorsque ils avaient reçu effectivement satisfaction.

Cependant comme nous l’avons dit, ces avantages acquis par leur intransigeance n’eurent qu’une portée éphémère, mais ils furent payés par l’abandon ouvert de toute indépendance de classe des organisations ouvrières. Avant 36, le PCF et les dirigeants de la CGTU affirmaient combattre le capitalisme; après 36 tant le PCF que la CGTU, réunifiée dans la CGT, collaboraient avec lui. Avant 36 le PCF continuait à combattre les formules politiques de la bourgeoisie; il menait une propagande contre le militarisme et la domination coloniale, il dénonçait les mensonges et les illusions réformistes et parlementaires entretenues par les sociaux-démocrates et les dirigeants de la CGT, il affirmait que dans la guerre qui menaçait déjà, le prolétariat n’avait pas à défendre la patrie, mais qu’il devait attaquer le capitalisme. Nous ne discuterons pas ici de la réalité plus que douteuse de cette position de classe hautement revendiquée par le PCF, mais c’est un fait politique important qu’en 36 le même parti devint patriote et chauvin: il réclamait une «armée forte et républicaine», il chantait les louages du parlement et faisait des courbettes devant ceux qu’il appelait auparavant les «sociaux-traîtres» et les radicaux, symboles de la pourriture impérialistes; enfin il se réconciliait avec les chefs syndicaux collaborationnistes qui, 15 ans auparavant, avaient exclu de la CGT les révolutionnaires, trahi toutes les grèves et saboté toutes les mobilisations contre le soutien de l’impérialisme français à la contre-révolution en Russie. Cette volte-face qui était un reniement complet des positions de classe, passa inaperçue dans l’euphorie des concessions accordées par le patronat.

Le capitalisme avait besoin de cette transformation à la veille d’une nouvelle guerre mondiale. Il lui fallait plier le prolétariat à la discipline monstrueuse qu’allait exiger le conflit. Le prétexte tout trouvé fut l’antifascisme. La délimitation des deux camps militaires fut obtenue par la rapprochement entre l’URSS et les démocraties occidentales. La combinaison politique propre à recréer l’union nationale fut fournie par la constitution de l’alliance du Front Populaire. L’occasion, il la découvrit dans la transformation du grand mouvement revendicatif en manoeuvre électorale et parlementaire.

A la base de ce tournant général, il y eut l’attitude de la petite-bourgeoisie. Quand la révolution menaçait c’est sur elle que s’appuya la réaction bourgeoise en Italie en portant le fascisme au pouvoir. C’est elle encore que la bourgeoisie en Allemagne lança contre le prolétariat quand il lui fallut avec le nazisme sortir le capitalisme allemand de sa situation désespérée. Rien de tel en France; non seulement la situation n’était pas aussi tendue que dans ces pays, mais comme les communistes se chargeaient eux-mêmes d’orienter l’agitation sociale dans le sens du renforcement démocratique du système bourgeois, toutes les classes moyennes se découvrirent une passion soudaine pour les «libertés républicaines» et se tournèrent du côté de ces nouveaux défenseurs de l’ordre capitaliste auxquels elles donnèrent la victoire électorale en juin 36.

Il fallut bien laisser aux ouvriers ce qu’ils avaient pris sans attendre l’action de leurs élus, mais c’était relativement peu au regard de ce qu’auraient pu perdre les capitalistes dans une flambée sociale d’une telle ampleur. Et en contrepartie le capital obtenait la réalisation de toutes les conditions politiques pour aborder la guerre dans les meilleures conditions. Sans doute la préparation du conflit militaire prit-elle plus de temps et fut moins fructueuse que la suppression des «conquêtes» sociales, mais l’action des partis «ouvriers» n’y fut pour rien. A cet égard le Front Populaire avait bien travaillé; le défaitisme révolutionnaire avait disparu des esprits et les prolétaires étaient résignés à la guerre, au carnage impérialiste, au nom de la lutte contre le fascisme. Commencée sous la forme d’une lutte sociale contre les exigences du capital, la phase ouverte en mai-juin 36 s’achevait par la guerre impérialiste pour le sauvetage de ce même capitalisme.

L’oeuvre anti-prolétarienne des staliniens et des sociaux-démocrates continua ensuite dans la Résistance nationaliste après la défaite et prit toute son ampleur après celle-ci, lorsque dans tous les pays, ils appelèrent les prolétaires à produire et non revendiquer, s’opposant aux grèves, pliant les travailleurs aux exigences de la reconstruction du capitalisme et de sa croissance.

L’enseignement de l’expérience du Front Populaire peut être résumée en quelques lignes. Dans sa lutte contre le capitalisme le prolétariat dispose de deux armes: la grève généralisée et la prise révolutionnaire du pouvoir débouchant sur la dictature du prolétariat. La seule victoire qui a eu lieu1936, c’est celle de la bourgeoisie qui, pour une longue période a pu dépouiller le prolétariat de ces deux armes, grâce au contrôle direct ou indirect des organisations ouvrières. C’est parce qu’ils sont les adversaires acharnés de l’arme suprême de la classe ouvrière, parce qu’ils sont partisans de la démocratie bourgeoise contre la dictature du prolétariat, que ces partis et syndicats interdisent aujourd’hui aux prolétaires toute utilisation de l’arme immédiate qu’est la grève généralisée et sans limitation de durée – qu’ils ont dû une nouvelle fois, trente ans après 36, saboter en mai-juin 68 faute d’avoir pu l’empêcher comme au printemps dernier.

Réussiront-ils toujours à priver le prolétariat de ses armes de classe?

 Rien n’est moins sûr; leur usure, aussi manifeste aujourd’hui que celle du mythe de 36, ne signifie pas qu’ils ont perdu toute leur efficacité anti-prolétarienne; mais à coup sûr il leur sera plus difficile que par le passé de faire barrage aux mouvements prolétariens et à la reconstitution du parti de classe. A cet égard l’usure du mythe de 36 est de bon augure pour l’avenir.

 


 

(1) l’Humanité, 6/6/16

(2) Revue l’Anticapitaliste n°77, juin 2016

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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