La Gauche Communiste d’Italie soumise au supplice bourgeois des «dictionnaires biographiques»

(«le prolétaire»; N° 524; Mai - Juin 2017)

Retour sommaires

 

 

Depuis quelques années fleurissent des publications traitant de notre mouvement, que ce soit à propos de sa phase de réorganisation en parti durant et après la deuxième guerre mondiale, de la scission de 1952 d’où naquirent deux organisations, plus connues sous le nom de leurs journaux respectifs (Battaglia Comunista et Il Programma Comunista), ou de sa vie ultérieure. Nous avons déjà parlé d’ouvrages consacrés à Amadeo Bordiga et de ceux qui prétendent écrire une histoire de notre courant et de notre parti en se focalisant sur les individus plutôt que sur les positions politiques.

 Leurs auteurs prétendaient faire émerger une vérité qui pendant des années a été occultée par des forces politiques intéressées non seulement à déformer les positions authentiquement révolutionnaires des courants dits de gauche communiste, dont celui dont nous revendiquons, la Gauche Communiste dite d’Italie, mais tout simplement à effacer de l’histoire, c’est-à-dire de la mémoire des prolétaires, l’activité révolutionnaire des partis communistes et de leurs militants qui n’ont jamais abandonné la cause de l’émancipation prolétarienne, même au prix de leur vie. Avec ces nobles arguments ils prétendaient vouloir jeter une nouvelle lumière sur des militants calomniés par l’historiographie traditionnelle, comme en particulier Amadeo Bordiga qui a toujours combattu l’intellectualisme, la personnalisation des tendances politiques, la réduction de la théorie marxiste et des lignes politiques tactiques et organisationnelles qui en découlent à des objets d’interprétation personnelle.

Lénine écrivait à l’été 1917: «Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on émousse son tranchant révolutionnaire.

C’est sur cette façon d’“accommoder” le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan et on exalte ce qui est ou paraît acceptable pour la bourgeoisie» (1).

C’est précisément la besogne que réalisent, consciemment ou non, peu importe, les auteurs de ces différents ouvrages. On nous a souvent demandé et on nous demande encore pourquoi nous n’avons jamais édité les «Oeuvres complètes» de Bordiga ou sa biographie ou encore l’histoire du parti à travers la figure de ses militants.

L’explication est simple: le parti marxiste ne combat pas la bourgeoisie et ses agents seulement sur le plan de la lutte politique ou de la lutte pratique, mais aussi sur le plan théorique et «philosophique»; c’est-à-dire qu’il combat l’idéologie bourgeoise dont l’individualisme et le personnalisme sont une partie fondamentale.

L’action du parti de classe est une action collective; l’action de cet organe indispensable à la révolution prolétarienne et à la dictature du prolétariat, à la guerre de classe contre toutes les bourgeoisies du monde et à la transformation économique et sociale de la société, est une force qui ne dépend pas de grands personnages qui lui dicteraient son programme et ses orientations; c’est elle à l’inverse qui sélectionne son matériel humain, ses militants aptes à remplir ses tâches historiques – ou alors il faudrait jeter aux orties le matérialisme historique et tout espoir de déchiffrer le cours des événements, et embrasser pour l’éternité l’idéologie bourgeoise et son culte stupide des grands hommes.

 Il est sûr que l’idéologie bourgeoise, reprise et diffusée en permanence par tous les agents de la bourgeoisie (staliniens, post-staliniens, sociaux-démocrates, etc.) a cherché et cherche encore à effacer de la mémoire des prolétaires tout souvenir de la glorieuse histoire de la lutte de classe révolutionnaire. Mais ce n’est pas en transformant les militants révolutionnaires du passé, de la base ou du sommet, en personnages illustres, qu’il serait possible d’arracher les prolétaires d’aujourd’hui à l’intoxication démocratique et pacifiste et de les intéresser à leur propre histoire de classe – à supposer que cela ait été le but des auteurs de ces ouvrages. En transformant les militants prolétariens en personnages avec leur nom, leur pseudonyme, leur photo, les «dictionnaires biographiques» deviennent le cimetière des révolutionnaires rempli des pierres tombales des morts et des mourants, devant lesquelles il ne reste qu’à pleurer la défaite du prolétariat.

Notre parti avait entamé sous l’égide d’Amadeo Bordiga un travail sur l’«Histoire de la Gauche Communiste» qui a continué après sa mort en 1970. Le premier volume, consacré à l’histoire du courant marxiste en Italie des origines jusqu’en 1919, comportait une introduction où l’on pouvait lire:

«Tant le texte d’aujourd’hui, que les textes d’alors sont anonymes: les uns et les autres parce que nous les considérons non comme l’expression d’idées ou d’“opinions” personnelles, mais comme des textes de parti; et le premier pour la raison supplémentaire qu’il est le fruit d’un travail de recherche, de compilation et de remise en ordre collectif, auquel ne s’attache aucune étiquette de personne, qui non seulement ne comporte pas, mais exclut la revendication mercantile bourgeoise de la pire forme de propriété, la propriété “intellectuelle”».

A la base de la mystification de la réalité sociale par la bourgeoisie se trouve l’idée que les individus agissent selon les opinions personnelles qu’ils se forment librement dans leur conscience; à l’inverse pour le matérialisme l’action des individus est déterminée par des facteurs matériels, des déterminations de classe, dont la plupart du temps ils n’ont pas conscience ou dont ils ne prennent conscience qu’avec retard.

Ce n’est que dans un organe spécifique, le parti de classe, constitué sur la base des enseignements des luttes passées et agissant conformément à ces enseignements, que peut se réaliser le «renversement de la praxis», c’est-à-dire que la conscience et la volonté peuvent précéder et déterminer l’action de la classe dominée, dans la stricte limite des conditions objectives.

Pour son oeuvre permanente de propagande et de contrôle social la classe dominante s’est dotée de toute une armée non seulement de politiciens et d’organisations politiques et sociales, mais aussi d’éducateurs, d’enseignants, d’écrivains, d’artistes, etc., en un mot d’intellectuels diffusant les multiples facettes de l’idéologie bourgeoise en direction des différentes couches sociales, et en particulier en direction de la classe exploitée qui a potentiellement la capacité de renverser la bourgeoisie et son mode de production.

On comprend alors dans quel cadre s’inscrivent les publications parues récemment sur la «Gauche communiste d’Italie», et en particulier le «Dictionnaire biographique d’un courant internationaliste. Un siècle de Gauche communiste “italienne” (1914-2014)» et le «Dizionario biografico dei communisti “italiani” 1912-2012» (2).

Ces deux ouvrages, qui partagent la même orientation et qui sont apparemment le produit d’une collaboration entre leurs auteurs, se composent de notices plus ou moins détaillées de personnes que ceux-ci ont choisies de matière arbitraire d’insérer dans leurs listes. On y trouve en effet des personnages qui n’ont rien à voir avec notre courant ou qui en ont été des adversaires politiques! Il est certain que ces auteurs ont effectué des recherches, recueilli des documents et des témoignages leur permettant, suivant le matériel disponible, voire leurs sympathies personnelles, d’écrire quelques lignes inutiles ou des notes plus importantes. Mais les erreurs n’y manquent pas, qu’elles soient dues à la mauvaise qualité des sources ou à l’incompréhension politique des auteurs.

Que ces derniers soient complètement soumis à l’idéologie démocratique bourgeoise et qu’ils en suivent la mensongère illusion d’une «libre circulation des idées et des personnes», cela était déjà démontré par leur travail réalisé pour publier des données personnelles, laissant largement de côté les questions politiques qui sont à la racine des trajectoires individuelles; qu’ils se soient ensuite délectés de publier les noms et même les pseudonymes de militants encore en activité, est la preuve d’une légèreté qui relève de la délation pure et simple. Mais pour l’intellectuel démocrate habitué à vivre dans le confort paisible des grandes démocraties impérialistes, cela est impossible à comprendre.

Le principe de l’anonymat dans le travail du parti n’est pas un dogme, mais une arme de lutte contre l’individualisme bourgeoisie, contre le culte de la personnalité, contre la réduction de la lutte des classes à la lutte des individus, des chefs ou des grands personnages qui «feraient» l’histoire; il est indissolublement lié au fonctionnement du parti de classe, qui doit être basé non sur le principe démocratique, mais sur ce que nous avons appelé le «centralisme organique». Le parti n’est pas un club de discussion, disait Lénine; ce n’est pas un organe «ouvert» aux influences les plus diverses (comme l’étaient et le sont les partis réformistes aux influences bourgeoises, et dont le fonctionnement, ce n’est pas par hasard, est de type parlementaire), mais un organe «fermé» où seuls sont admis ceux qui partagent ses principes, son programme et son orientation politique générale.

Ce n’est évidemment pas du goût de nos auteurs; l’un d’eux parle du «péril de l’anonymat» qui «créait une sorte de perversion politique»: en effet «il ne pouvait plus y avoir de tribunes libres exprimant la diversité d’opinions divergentes ou simplement en recherche»! (3).

Là où le démocrate petit-bourgeois voit une perversion – la fin de l’expression d’une «diversité d’opinions divergentes», nous voyons, nous, une condition indispensable pour le fonctionnement du parti qui a historiquement la tâche de centraliser et de diriger l’action prolétarienne vers la prise du pouvoir au travers de la plus terrible des luttes de classe. Sur lui en effet pèse et pèsera tout le poids de l’idéologie et des influences bourgeoises pour le faire hésiter, discuter, rechercher, en un mot remettre en cause la fidélité à ce qu’il a de plus précieux parce que c’est ce qui guide son action: le programme communiste synthétisant les grandes leçons des luttes de classe du passé à la lumière du marxisme invariant.

En conclusion d’un rapport de Bordiga à la réunion générale du parti à Turin les 1-2/6/1958, au chapitre intitulé Mort de l’individualisme, on peut lire:

Le parti de classe prolétarien ne peut pas se diriger selon l’orientation révolutionnaire correcte si son matériel d’agitation n’est pas totalement conforme aux bases stables et invariables de la théorie.

Les questions de l’action quotidienne et du programme pour le futur ne sont que les deux aspects dialectiques du même problème, comme l’ont prouvé tant d’interventions de Marx jusqu’à la fin de sa vie, et d’Engels et de Lénine (Thèses d’avril, Comité Central d’octobre!).

Ces hommes n’ont ni improvisé, ni fait des révélations, mais ils ont toujours fidèlement suivi la boussole de notre action qu’il est si facile de perdre. Elle indique clairement d’où vient le danger et nos problèmes sont correctement posés quand on va à l’inverse des orientations générales fausses. Les formules et les termes peuvent être falsifiés par des traîtres et des incapables, mais leur usage est toujours une boussole sûre quand il est fait de manière continue et cohérente.

Dans le domaine philosophique et historique, notre ennemi c’est l’individualisme, le personnalisme. Dans le domaine politique, c’est l’électoralisme démocratique, dans n’importe quel camp. Dans le domaine économique, c’est le mercantilisme.

Tout changement de cap vers ces orientations insidieuses, en vue d’un avantage apparent, équivaut à sacrifier l’avenir du parti au succès d’un jour; cela revient à capituler sans condition devant le Monstre de la contre-révolution (4).

Tous ceux qui diffusent la méthode consistant à personnaliser la lutte politique, ou qui lancent des imprécations contre le «sectarisme» et le «dogmatisme du marxisme orthodoxe» (5), non seulement ne peuvent pas prétendre être des marxistes (s’il existe un marxisme non orthodoxe, un marxisme «light», ce n’est qu’un révisionnisme, c’est-à-dire une adaptation opportuniste à l’idéologie bourgeoise); mais surtout ils contribuent à renforcer les obstacles jetés par la bourgeoisie sur la voie longue et difficile de la reconstitution du prolétariat en classe et donc en parti (pour reprendre les paroles du Manifeste Communiste).

Consciemment ou non, peu importe, ils travaillent contre l’émancipation du prolétariat.

 


 

(1) Cf Lénine, «L’Etat et la révolution», Oeuvres, tome 23. https://www. marxists. org/francais/lenin/works/1917/08/er1.htm

(2) Ph. Bourrinet, «Un siècle de Gauche communiste italienne (1914-2014). Dictionnaire biographique d’un courant internationaliste», left-dis.nl; Dino Erba, «Soversivi, incontri e scontri sotto la falce e il martello. Dizionario biografico dei communisti “italiani”, 1912-2012».

(3) «Dictionnaire biographique...», p. 79. L’auteur va jusqu’à affirmer que si Amadeo Bordiga signait parfois ses articles (quand ils étaient signés) «alpha» (transcription en grec de l’initiale de son prénom), c’était par mysticisme, en référence à la Bible où, dans le chapitre de l’Apocalypse, Dieu affirme être «l’alpha et l’oméga»!!!

(4) Cf «Le programme révolutionnaire de la société communiste élimine toute forme de propriété de la terre, des installations productives et des produits du travail», Programme Communiste n°103

(5) Cf Ph. Bourrinet, «Pathologie sectaire dans la Gauche Communiste. De la forteresse assiégée à l’écroulement de la Baliverna», mars 2016, pantopolis.over-blog.com

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

Retour sommaires

Top