1917: la lumière d’Octobre illumine la voie de la révolution de demain

(«le prolétaire»; N° 525; Juillet-Août-Septembre 2017)

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Cent ans après ce gigantesque bouleversement qui fit trembler le monde, les commémorations de la révolution en Russie n’ont pas manqué et ne manquent pas, y compris dans les médias bourgeois. Bien entendu ces commémorations sont critiques et le reproche principal adressé aux bolcheviks, même parmi ceux qui se disent d’«extrême gauche», est de ne pas avoir respecté les canons universels et indépassables de la démocratie. Cependant de manière générale la révolution russe est traitée comme un événement d’un passé lointain et révolu, sans réelle portée sur la situation actuelle et future. Pour les véritables communistes au contraire la révolution d’octobre est un thème vivant, actuel; il touche en effet toutes les questions centrales de l’émancipation prolétarienne, de la lutte révolutionnaire pour le socialisme, du rôle indispensable du parti de classe dans cette lutte, etc. Nous allons nous contenter ici d’en évoquer quelques-uns.

Aucune révolution ne se déroule en un seul jour, selon le vieux mythe anarchiste du «grand soir»; elle occupe une période qui, selon les conditions du moment au niveau national et international peut être plus ou moins longue, et elle a été préparée par toute une maturation, souvent imperceptible par les contemporains: c’est l’époque où, comme disait Marx, vingt années ne comptent pas plus qu’un jour pour les grands développements historiques, avant qu’arrive une période révolutionnaire où chaque journée concentre en elle vingt années.

Cent ans ont passé depuis octobre 17 et nous sommes obligés en raison d’une situation toujours défavorable à rappeler les enseignements d’une révolution passée au lieu de préparer une révolution prochaine. C’est également un fait que nous ne pouvons échapper à la manie des dates «mathématiques»...

La grande révolution prolétarienne qui abattit le pouvoir bourgeois en octobre 17 après avoir abattu le gouvernement tsariste en février est encore aujourd’hui appelé révolution d’octobre parce que le 26 octobre du calendrier alors en vigueur en Russie (correspondant au 7 novembre du calendrier actuel) l’insurrection prolétarienne s’empara du palais d’Hiver à Petrograd qui était le siège du gouvernement de Kérensky après avoir été la résidence des Tsars.

Avec cet assaut le mouvement révolutionnaire du prolétariat russe, guide du mouvement révolutionnaire des paysans et des masses pauvres, signa la fin du pouvoir de la jeune bourgeoisie russe. On était alors en pleine guerre mondiale, et le Tsarisme faisait partie de la Triple Entente aux côtés de la Grande-Bretagne et de la France qui s’affrontait à l’Alliance des Empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie); à la Triple Entente s’était adjointe l’Italie tandis que les Empires centraux avait vu la Turquie les rejoindre. Le gouvernement bourgeois russe constitué après la révolution de février resta fidèle aux engagements militaires du tsarisme, démontrant dans les faits qu’il n’avait aucune intention de rompre avec la politique impérialiste précédente, même s’il prétendait dans ses discours que la guerre avait changé de nature.

 

Victoire de l’insurrection

 

En rappelant la date de l’insurrection nous voulons souligner une première leçon historique: celle contenue dans les lettres de Lénine (alors dans la clandestinité) qui appelait à ne perdre ni un jour ni une heure pour renverser le gouvernement de Kérensky. Cette grande vérité, c’est-à-dire que le parti doit savoir ne pas rater le moment où «la praxis se renverse», autrement dit le moment où la volonté collective du parti devient le facteur déterminant d’un tournant historique n’empêche pas que la lutte continua encore pendant longtemps après la date fatidique, d’une part en raison des distances dans l’immense Russie, mais surtout parce qu’après la prise victorieuse du pouvoir dans la capitale qui se réverbèra dans tout le pays, il faudra encore non seulement plusieurs semaines mais plusieurs années pour maintenir ce pouvoir contre les invasions extérieures et les ennemis intérieurs.

La conquête du pouvoir par le prolétariat et l’instauration de sa dictature exercée par le parti communistes, donnaient le coup d’envoi à des tâches incontournables de la révolution comme celle de la liquidation de la guerre et le rejet de toute politique impérialiste de conquête, d’annexion d’oppression nationale. Il y avait également la tâche d’éliminer tous les obstacles de l’administration étatique précédente et des formalismes démocratiques (y compris la Constituante) qui répondaient aux besoins des classes dominantes, d’enlever à ces dernières toutes les possibilités de s’organiser et de lutter sur tous les terrains (culturels, politiques, militaires) pour la défense de leurs intérêts, de se préparer à combattre militairement contre les insurrections qu’elles fomentaient et contre les interventions militaires impérialistes par l’armement et l’organisation en une armée rouge de détachements ouvriers et paysans.

Arrêtons-nous un instant sur la question de la révolution démocratique bourgeoise et de son Assemblée Constituante. Dans ses Thèses d’avril Lénine soutenait que la république ne devait pas être parlementaire, mais être fondée sur le système des Soviets; nous sommes toujours dans une révolution anti féodale, donc une révolution démocratique, bourgeoise, selon le marxisme; mais cette révolution démocratique bourgeoise pourra d’autant plus vite réaliser ses buts, pourra aller d’autant plus loin dans la liquidation des restes féodaux et semi-féodaux qu’elle sera conduite par le prolétariat, sans utilisation des méthodes démocratiques! Quant à la bourgeoisie elle préférera renoncer à «sa» révolution ou en tout cas la freiner au maximum et passer un compromis avec les forces de l’ancien régime de peur d’être emportée par la bourrasque révolutionnaire.

C’est qu’en effet la révolution n’était pas seulement de nature bourgeoise, elle était «double»: les prolétaires qui s’étaient mis en mouvement luttaient sans doute eux aussi contre l’ancien régime, mais ils luttaient également contre leurs patrons, contre les capitalistes, contre les bourgeois. L’Assemblée constituante aux mains des bourgeois, aurait arrêté la révolution, comme le faisait le gouvernement provisoire depuis février 17. Elle fut dissoute par les forces révolutionnaires qui avaient pris le pouvoir grâce à la réussite de l’insurrection.

Trois jours après la rédaction de la «Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité» que la Constituante avait refusé d’approuver, Lénine signa le 7 janvier le décret de dissolution de celle-ci.

Comme l’explique notre texte «Structure économique et sociale de la Russie d’aujourd’hui» en citant des extraits du texte de Lénine, la décision part du fait que la Révolution Russe, depuis le début, a créé les Soviets, que ceux-ci se sont développés contre les illusions de collaboration avec les partis bourgeois, contre «les formes trompeuses du parlement démocratique bourgeois» et «sont arrivés à la conclusion que la libération des classes opprimées sans la rupture avec ces formes et avec toute espèce de conciliation est impossible». Cette rupture «a eu lieu avec la révolution d’Octobre qui a remis tout le pouvoir entre les mains des Soviets» (1)

Cela entraîna la réaction des exploiteurs et dans la répression de leur tentative désespérée, la révolution d’Octobre a montré qu’elle était le début de la révolution socialiste: «Les classes laborieuses, continue Lénine, ont dû se persuader, sur la base de l’expérience, que le vieux parlementarisme bourgeois avait fait son temps (y compris en Russie, où il venait à peine de naître – NdlR), qu’il était incompatible avec l’objectif de la réalisation du socialisme; que ce ne sont pas les institutions nationales générales mais seules les organisations de classe comme les Soviets qui peuvent vaincre la résistance des classes possédantes et poser les fondements de la société socialiste».

La grandeur de ce texte, commente la «Structure...», réside en ce qu’il n’est pas fondé sur des contingences particulières du développement russe concret, mais sur des arguments de principe tirés de l’histoire même de la révolution prolétarienne et communiste mondiale, sur l’incompatibilité entre la démocratie parlementaire et la réalisation du socialisme qui suivra le renversement violent des obstacles sociaux, des formes traditionnelles de production, comme il est écrit dans le «Manifeste».

«Au-delà de dix frontières, écrit Bordiga, les partisans du marxisme non corrompu ne lurent pas ce texte, mais il leur suffit d’apprendre la nouvelle crue que la minorité avait quitté l’assemblée et ordonné que la majorité soit réduite au silence, pour célébrer l’une des rencontres les plus éclatantes entre la prévision doctrinale et l’histoire vivante. La masse des prolétaires exploités, que la guerre avait amenée à la lutte révolutionnaire, comprit la grandeur de l’événement, même si ce fut de façon moins scientifique; elle cria avec des millions de voix qu’une fois encore la Lumière (appelez-la, ô philistins, qui crachez votre venin, messianique; dans notre lexique ce n’est pas le Verbe qui se fait Chair mais la Théorie qui se fait Réalité !) s’était levée resplendissante sur l’horizon de l’Orient» (2).

La leçon contenue dans ces faits historiques est d’autant plus grandiose que le contenu de ces entreprises est entièrement classiste; il permet de donner le nom de socialiste et communiste à la révolution d’Octobre et à l’État des Soviets dirigés par le Parti Bolchévik, dans toute son action politique, dans la mesure où cette dernière avait un fondement central, qui ne résidait pas dans un ensemble de mesures destinées à gouverner et à administrer la Russie, mais dans la lutte acharnée pour la révolution communiste en Europe.

La valeur fondamentale de la révolution d’octobre réside précisément en ceci que la politique du parti bolchévik et du nouveau pouvoir était orientée toute entière vers la révolution européenne et mondiale.

 

Destruction de la guerre impérialiste

 

D’avril à octobre les bolchéviks avaient mis en avant la situation internationale, la guerre impérialiste pour expliquer leur formidable formule historique de la révolution russe: Il s’agit d’une révolution bourgeoise anti-féodale. Qu’elle intéresse le prolétariat, nous le savons depuis l’Abc de 1848; à l’époque, dans cette situation de capitalisme naissant (ce qui, selon le déterminisme historique, signifie socialement utile, bénéfique, le seul à pouvoir augmenter la productivité du travail et l’intensité de la consommation, ainsi qu’à propulser en avant les capacités prolétariennes de classe), il y avait ouvertement alliance, lutte commune, solidarité non seulement pour le renversement du servage féodal et de l’absolutisme, mais aussi pour la fondation de l’Etat national et les guerres qui avaient cet objectif. A l’époque de la révolution russe, le capitalisme dans le monde est parasitaire, il n’est plus une force d’impulsion mais il est devenu une entrave à l’économie productive, générateur de guerres non plus de systématisations nationales sous les formes les plus modernes, mais de guerres de rapine et de pur brigandage.

Dans ce cas aussi il faut oeuvrer à une révolution anti-despotique même si elle doit en rester à la phase capitaliste, mais il ne peut plus y avoir d’alliance de guerre avec la bourgeoisie, il ne peut plus y avoir de solidarité non seulement dans la guerre civile (anti-tsariste) mais dans la guerre extérieure. En bref, nous ne nous lasserons pas de le répéter, le prolétariat se charge de faire la révolution bourgeoise, il se charge de diriger la paysannerie dans cette révolution, mais il ne s’allie pas aux partis bourgeois, il tend à prendre tout le pouvoir contre la bourgeoise locale, ses alliés opportunistes et ses collègues internationaux.

Le bolchévisme assuma cette dure tâche, si terrible que soit l’enjeu. Une rapide offre de négociations mondiales: les alliés se taisent; tout de suite après l’offre unilatérale aux Allemands qui se pressent à la frontière.

Première délégation Ioffé en décembre 1917. Conditions inacceptables. Deuxième délégation Trotsky en janvier 1918. Dures conditions, qui comportent l’annexion de peuples slaves. Trois formules: Lénine (ennemi féroce des annexions actives): accepter et signer la paix; Boukharine: guerre révolutionnaire contre les Allemands; Trotsky: ni paix, ni guerre, ne pas signer. Le Congrès des Soviets est pour cette thèse. La délégation se retire sans signer de traités. L’armée allemande se lance en avant. Au Comité Central Trotsky propose l’appel aux alliés pour des aides militaires. Le 23 février Berlin dicte un ultimatum aggravé: au CC, 7 voix pour Lénine (acceptation), 4 pour Boukharine (refus), qui démissionnent, 4 s’abstiennent avec Trotsky. 3 mars: signature du traité. Le Congrès du parti approuve en condamnant les «communistes de gauche» de Boukharine. Le parti communiste rompt avec les Socialistes Révolutionnaires, les derniers alliés.

Le parti est seul. La guerre est détruite.

Cet aperçu d’un si grand événement suffit. Notons seulement que la gauche révolutionnaire du parti socialiste italien fit sienne toutes les positions d’Octobre: conquête du pouvoir, dictature, dispersion de la Constituante, rupture avec les SR, stratégie terroriste; il suffirait de parcourir une série de l’«Avanguardia» des jeunes socialistes, avec les commentaires, que nous dirions excités, semaine après semaine. Dans l’«Avanti!» un article de la même origine, inconditionnellement pour la thèse de Lénine: «La Révolution russe dans une phase décisive», avait le but de combattre les incertitudes des camarades qui croyaient la position trop droitière, trop conciliante (3).

 

Création de l’internationale Communiste

 

Les Thèses d’avril (1917) rédigées par Lénine, de retour d’exil, pour orienter l’action du parti dans la situation nouvelle créée par la chute du tsarisme et l’instauration du gouvernement provisoire, sont le programme de la révolution prolétarienne en Russie (et non pas le programme de la construction du socialisme – impossible dans la Russie économiquement et socialement retardataire). Mais elles ne se limitent pas à un cadre national, au cadre de la seule Russie: comment d’ailleurs serait-ce possible quand la Russie est engagée dans la guerre mondiale? D’autre part la révolution russe elle-même n’est pas un fait isolé, purement national. Elle s’inscrit dans une vague révolutionnaire internationale qui touchera tous les pays. Si, selon la formule de Lénine, la chaîne impérialiste s’est brisée en son maillon le plus faible – la Russie – c’est toute cette chaîne qui est ébranlée et qui menace de se rompre définitivement. C’est donc à bon droit que les Thèses d’avril se terminent par la dixième: «Rénover l’Internationale. Prendre l’initiative de la création d’une Internationale révolutionnaire, d’une Internationale contre les social-chauvins et contre le “centre”».

Il faudra que passe plus d’une année après la prise du pouvoir pour que se constitue cette Internationale; mais elle est néanmoins l’enfant  non seulement de la poussée révolutionnaire en Europe, mais de la victoire de la révolution d’Octobre.

Son sort fut d’ailleurs étroitement lié au destin de cette dernière: dès que le pouvoir révolutionnaire fut contraint, en raison de l’échec révolutionnaire prolétarien en Europe, de se replier sur des tâches proprement russes de développement du capitalisme (d’abord en voulant le contrôler, avant de camoufler plus tard son développement sous l’étiquette mensongère de «construction du socialisme»), l’Internationale, incapable de résister aux pressions opportunistes, commença à dégénérer. Elle passa ensuite à la contre-révolution en devenant l’outil du capitalisme d’Etat russe, après avoir expulsé tous ceux qui s’opposaient à cette involution fatale.

 

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Cent ans après la lumière de la révolution d’octobre brille toujours malgré tous les éteignoirs; elle indique toujours le chemin de la révolution future: prise violente du pouvoir, destruction de l’Etat bourgeois, dictature du prolétariat exercée par le parti de classe unique, extension internationale de la révolution.

Demain, sur une échelle beaucoup plus large qu’il y a cent ans le prolétariat devra à nouveau livrer bataille, ne serait-ce que pour échapper au sort que lui réserve inévitablement le capitalisme; il devra à nouveau opposer la guerre de classe à la guerre impérialiste, il devra à nouveau se lancer «à l’assaut du ciel» et s’écrier comme Lénine dans son fameux discours improvisé devant une délégation ouvrière venue l’accueillir à son arrivée en Russie en avril 17: «… l’ aube de la révolution socialiste mondiale s’est déjà levée (...) Vive la Révolution Socialiste Mondiale!»;

 


 

(1) Cf. «Structure Economique de la Russie d’aujourd’hui», série d’exposés de Bordiga réunis sous ce titre. Ed. Il Programma Comunista 1976, p. 231.

(2) Ibidem, p.232.

(3) Nous suivons ici le texte «Les grandes questions historiques de la révolution en Russie» (Gênes, 1955), publié sur Programme Communiste n°96. Les articles de Bordiga se trouvent sur la «Storia delle Sinistra Comunista», tome 1.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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