L'année 1917

(«le prolétaire»; N° 528; Avril-Mai-Juin 2018)

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En 1917 la guerre mondiale qui avait été présentée des deux côtés du front comme devant être courte, entrait dans sa troisième année; les populations civiles comme les soldats n’entrevoyaient pas sa fin. Les victimes se comptaient déjà en millions, tombées lors d’assauts meurtriers, sous les canonnades ou les gaz asphyxiants. Les tentatives de faire renaître l’internationalisme prolétarien en dépit de l’obstruction des partis socialistes et de la répression bourgeoise (réunions de Zimmerwald, Kienthal et autres en Suisse) paraissaient ne pas avoir donné de fruits. Mais le feu couvait sous la cendre.

Au début de 1917, depuis son exil en Suisse, Lénine écrivait, à propos de rumeurs sur des négociations de paix: «C’est précisément à présent, à l’heure où la bourgeoisie dirigeante se prépare à désarmer pacifiquement des millions de prolétaires et à les faire passer sans encombre sous le couvert d’une séduisante idéologie et en les aspergeant, bien entendu, de l’eau bénite des phrases pacifistes mielleuses de leurs boueuses, puantes et infectes tranchées où ils faisaient un métier de bouchers, aux bagnes des fabriques capitalistes où ils devront rembourser, “par un honnête labeur”, les centaines de milliards de la dette d’Etat, c’est précisément à présent que s’impose, plus encore qu’au début de la guerre, le mot d’ordre lancé aux peuples par notre Parti en automne 1914: Transformer la guerre impérialiste en guerre civile pour le socialisme!» (1)

Et il continuait:

«La situation révolutionnaire en Europe est un fait. C’est un fait que le mécontentement, l’effervescence et l’exaspération des masses y sont extrêmes. Les social­-démocrates révolutionnaires doivent s’employer de toute leur énergie à consolider ce courant».

 

Révolution de février en Russie

 

Les semaines et les mois qui allaient suivre montrèrent que les Bolcheviks ne prenaient pas leurs désirs pour des réalités. En Russie la colère grandissante envers la poursuite de la guerre et la dégradation des conditions de vie et de travail des prolétaires, alors que les capitalistes empochaient des profits gigantesques, se traduisait par une poussée des grèves et en particulier des grèves politiques: le nombre de grévistes participant à ce type d’actions avait été de 156 000 pour l’année 1915; leur nombre avait augmenté à 310 000 en 1916, pour s’élever à 575 000 pour les deux premiers mois de 1917 – et ceci pour un nombre total d’ouvriers de 2 millions environ!

Le gouvernement tsariste, inquiet du danger révolutionnaire, avait dressé des plans et préparé ses troupes pour écraser toute tentative de subversion dans la capitale Saint Pétersbourg qui était aussi le principal centre industriel du pays.

Le 23 février (selon le calendrier russe) – journée de la femme prolétaire – les ouvrières de plusieurs usines textiles se mirent spontanément en grève contre les bas salaires et la hausse du coût de la vie, et elles envoyèrent des délégations aux usines métallurgiques pour demander leur soutien. Des manifestations de prolétaires sillonnaient les rues de la ville, des meetings et des affrontements avec la police se produisaient dans les quartiers ouvriers; à la fin de la journée le nombre de grévistes atteignaient les 90 000. Le lendemain le mouvement gréviste s’amplifia et le slogan «Du pain!» laissa la place aux slogans politiques: «A bas l’autocratie!», «A bas la guerre!», les manifestations se généralisaient dans la ville malgré les interventions policières.

Le 25 février le nombre de grévistes monta à 240 000 et le mouvement de protestation s’étendit aux étudiants et autres couches petites bourgeoises; le gouvernement décida de réagir avec fermeté en faisant appel à la troupe pour prêter main forte à la police; une centaine de militants révolutionnaires furent arrêtés dans la nuit du 25 au 26 dont une partie des dirigeants bolcheviks de la capitale.

Mais le 26, les quartiers ouvriers étaient aux mains des prolétaires qui avaient détruit les postes de police. Les tirs de la troupe contre des manifestants avaient lieu dans divers quartiers. Cependant le soir une compagnie du régiment des Gardes du Roi se mutina – présage de ce qui allait se passer le lendemain.

Effectivement lors de la journée du 27 le gouvernement voulut reprendre le contrôle de la situation et empêcher l’émeute de se transformer en révolution. Mais dès le matin les soldats étaient de plus en plus nombreux à refuser d’obéir aux ordres et à venir chercher des instructions dans les quartiers ouvriers. Alors que les régiments étaient de plus en plus nombreux à se mutiner, les ouvriers aidés des soldats passés dans leur rang attaquaient les centres du gouvernement, libéraient les prisonniers politiques. Le 27 au soir le dernier bastion du pouvoir, la forteresse Pierre et Paul, se rendait: le pouvoir tsariste s’était effondré sous les coups de l’insurrection ouvrière...

Mais comme en d’autres occasions historiques, la révolution déboucha alors sur un gouvernement bourgeois, fruit de l’union des partis petits-bourgeois, des démocrates et des partis bourgeois traditionnels; se refusant à toute remise en cause de l’ordre établi, il se révélait incapable de répondre aux attentes de la paysannerie, la partie la plus nombreuse de la population qui s’était mobilisée contre les grands propriétaires terriens et il entendait continuer la politique impérialiste de participation à la guerre mondiale.

 Parallèlement à ce «gouvernement provisoire» s’était constitué, à l’image des soviets de la révolution de 1905, le Soviet des ouvriers et des soldats, représentation des masses insurgées. Mais les «conciliateurs» – les partis Socialiste Révolutionnaire et Menchevik, de nature petite-bourgeoise – à qui les masses, abusées par leurs discours socialisants, avaient accordé la majorité dans le Soviet n’avaient d’autre perspective que de transmettre le pouvoir à la bourgeoisie. Les bolcheviks n’étaient alors qu’une minorité et il faudra plusieurs mois de maturation de la situation pour que les prolétaires et les soldats se détournent des conciliateurs.

En quittant la Suisse pour rentrer en Russie, Lénine écrivit: «C’est au prolétariat russe qu’est échu le grand honneur d’inaugurer la série des révolutions engendrées avec une nécessité objective par la guerre impérialiste. Mais l’idée de considérer le prolétariat russe comme un prolétariat élu par rapport aux ouvriers des autres pays nous est absolument étrangère. (...)

 Le socialisme ne saurait vaincre spontanément et d’emblée en Russie. Mais la masse paysanne peut conduire la révolution agraire inévitable et venue à maturité jusqu’à la confiscation de toute l’immense étendue des domaines des grands propriétaires fonciers. (...) Par elle-même une telle transformation ne serait encore nullement socialiste. Mais elle donnerait une impulsion prodigieuse au mouvement ouvrier mondial. Elle affirmerait énormément les positions du prolétariat socialiste en Russie et son influence sur les ouvriers agricoles et les paysans pauvres. (...) Le prolétariat russe ne peut pas, avec ses seules forces, achever la révolution socialiste. Mais il peut donner à la révolution russe une ampleur qui créera les conditions les meilleures pour la révolution socialiste et la commencera en un certain sens. Il peut faciliter l’intervention, dans les batailles décisives, de son allié principal, le plus fidèle, le plus sûr, le prolétariat socialiste européen et américain. (...)

Vive la révolution prolétarienne qui commence en Europe!» (2).

L’arriération économique et sociale du pays, avec encore de vastes secteurs pré-capitalistes, ne donnait pas les bases matérielles d’une transformation socialiste. Mais dans la conception internationaliste marxiste – à mille lieux de la conception du «socialisme dans un seul pays» qui apparaîtra plus tard comme justification de la construction du capitalisme – la révolution russe n’était que la première des révolutions prolétariennes qui, si elles étaient victorieuses pourraient grandement accélérer le passage au socialisme en Russie si le prolétariat y était au pouvoir.

 

 L’année 1917 en Europe occidentale

 

Mais la maturité du prolétariat socialiste européen était en réalité très en retard par rapport à celle du prolétariat russe; quelques jours à peine avant le début de la guerre ce dernier s’était encore mobilisé dans une grève générale, il n’avait pas oublié l’expérience de la révolution de 1905 tandis que son avant-garde, trempée par la répression et les luttes politiques acharnées pour clarifier tous les problèmes de la lutte de classe révolutionnaire, s’était organisée autour du parti bolchevik.

Cependant en Occident aussi les événements poussaient objectivement les prolétaires et les masses exploitées à la lutte contre la dégradation de leurs conditions de vie et contre la poursuite de la boucherie impérialiste: l’année 1917 fut bien une année d’ébranlement de la «chaîne impérialiste», même si seul son «maillon faible» – la Russie tsariste – rompit à ce moment.

 

Luttes ouvrières en Grande Bretagne

 

La Grande-Bretagne, qui était encore à l’époque l’impérialisme dominant, fut probablement le pays où la bourgeoisie contrôla le mieux la situation (en dépit de l’insurrection irlandaise d’avril 1916, férocement réprimée).

Si le mouvement contre la guerre y fut peut-être le plus important parmi tous les Etats belligérants, pacifiste et souvent empreint de religiosité, il n’avait rien de révolutionnaire. Lorsque le gouvernement britannique avait décidé d’instaurer la conscription obligatoire, le volontariat ne suffisant plus à fournir la quantité de chair à canons nécessaire, il prit soin, pour ne pas provoquer de difficultés politiques, de prévoir un statut d’objecteur de conscience et d’exempter les Irlandais. Malgré les demandes de certains officiels, il laissa à peu près librement s’exprimer les (rares) journaux socialistes critiquant la guerre et il autorisa des rassemblements anti-guerre (3) – en laissant des commandos de «patriotes» les réprimer! Comme sur le continent l’union sacrée avait fait que les syndicats s’opposaient à tout mouvement de grève tandis que le Labour Party soutenait de toutes ses forces l’effort de guerre imposé au prolétariat. Cependant la détérioration des conditions de vie et de travail (difficultés de ravitaillement et de logement, inflation galopante, etc.) provoqua au printemps 1917 une vague de grèves et précisément dans les usines d’armement où régnait une discipline de fabrique particulièrement pesante. Ce mouvement auquel participèrent près de 200 000 ouvriers, toucha 48 villes. Il était organisé par des délégués d’atelier (shopstewards) ou des comités d’atelier qui s’étaient constitués en dehors du cadre syndical. A la mi-mai le ministère de l’armement refusa de négocier avec les délégués des grévistes, et 8 de ses dirigeants furent arrêtés. Mais pour faire reprendre le travail, il fut finalement contraint d’accepter discuter avec le comité de grève. En contrepartie de l’appel à la reprise du travail, le comité obtint la promesse que les ouvriers emprisonnés seraient libérés et qu’il n’y aurait pas de sanctions pour fait de grève, en plus d’un certain nombre de revendications. Il accepta par ailleurs de confier aux syndicats les négociations avec le patronat. Cependant, devant la faiblesse des résultats, la grève continua encore pendant une semaine dans certains endroits comme à Liverpool. En août se tint une assemblée de shopstewards où se retrouvèrent plus d’une centaine de délégués; mais la proposition de préparer une nouvelle grève sauvage fut repoussée par la majorité des participants. Des grèves eurent encore lieu à l’automne, et le gouvernement accorda des hausses de salaire qui permirent la reprise en main des ouvriers par les syndicats.

 

mutineries en France

 

Le 16 avril 1917 le nouveau général en chef des armées françaises, Robert Nivelle, partisan de «l’attaque à outrance», lança une grande offensive sur le «Chemin des Dames» sur le plateau de Craonne; ce fut un échec sanglant, causant 30 000 morts et 100 000 blessés du côté français en 10 jours. Venant après la boucherie des batailles de l’année précédente (à Verdun, 700 000 soldats tombèrent morts ou blessés des deux côtés du front), elle provoqua une vague de révoltes et de mutineries parmi les soldats français.

Dans ses mémoires, le «poilu» Louis Barthas écrit qu’un vent de révolte venu de Russie soufflait sur les régiments; les officiers redoutaient «d’être abattus dans le dos ou de ramasser une grenade dans leur abri». Il relate une tentative de former un soviet, des tirs contre des officiers, etc (4). Entre le 20 mai et 10 juin 1917 environ 40 000 soldats participèrent à 250 ou 300 actions, plus ou moins sérieuses; de 30 à 50 divisions furent touchés par le mouvement, paralysant l’armée (il n’y avait plus que deux divisions sûres entre le front et Paris), certains mutins tentant même de marcher sur Paris (5). Les autorités militaires françaises avertirent confidentiellement leurs alliés britanniques de la situation; en rendant compte de l’information, le général en chef des armées britanniques écrivit au secrétaire d’Etat à la guerre à Londres: «la révolution n’est jamais loin sous la surface en France. Et aujourd’hui la croûte est très mince» (6), réflexion qui malheureusement reflétait davantage la crainte des dirigeants bourgeois que la réalité de la situation. Il y eut environ 3500 condamnations à diverses peines dont 554 à mort (mais «seulement» 60 à 70 furent effectives); cependant il s’agit des chiffres officiels qui ne prennent pas en compte les exécutions sommaires ou l’envoi de rebelles au casse-pipe (6). Grâce à la censure instaurée depuis le début de la guerre, les autorités purent à tenir secrètes les informations sur les mutineries. Mais la dégradation des conditions de vie et de travail pour les civils, aggravée par un hiver très froid qui rendait intolérable les pénuries de combustible de chauffage, provoquait un mécontentement croissant, qui se manifesta par des grèves. De la fin décembre 1916 jusqu’à la fin janvier 1917 une première vague de grèves frappa notamment les usines d’armement; les femmes en furent le moteur: occupant les emplois les moins qualifiés où elles remplaçaient souvent les hommes mobilisés, elles touchaient des salaires beaucoup plus bas que ces derniers. Un décret ministériel accordera une augmentation significative des salaires (0,65 francs de l’heure contre 0,45 auparavant pour les non-qualifiés, etc.) tout en rendant l’arbitrage obligatoire en cas de conflit social, afin d’éviter les grèves.

 

Les grèves de mai-juin 1917

 

Mais ces dispositions répressives n’empêcheront pas l’éclatement de la vague de grèves de mai-juin 1917 (qui aura des prolongations à la fin de l’été avec la grève des usines d’aviation) dans un climat marqué aussi par la nouvelle de la révolution russe et de la chute du tsarisme. Commençant le 11 mai, la plupart du temps en dehors des syndicats les grèves touchèrent principalement les secteurs du textile, de la métallurgie, de la chimie, des industries alimentaires, etc. En région parisienne il y eut près de 200 grèves et plus de 150 000 grévistes au total (même si les grèves n’étaient pas de longue durée); comme à Saint Pétersbourg deux mois auparavant ce sont les femmes qui furent à l’initiative du mouvement, notamment d’une de ses caractéristiques: les manifestations et les cortèges de grévistes aux entreprises voisines pour les faire débrayer. Au départ les slogans et les revendications étaient purement économiques (augmentation des salaires, amélioration des conditions de travail et obtention de la «semaine anglaise», etc.), mais assez rapidement ils prirent une tonalité anti-guerre et révolutionnaires avec drapeaux rouges, chants de l’Internationale, etc. (7).

Si cette vague de grèves marquait une rupture de fait de la paix sociale, si les grèves furent souvent victorieuses, la dure répression (centaines d’arrestations, lâchage de chiens policiers contre les grévistes, etc.), la propagande patriotique de la presse qui dénonçait les grèves comme une trahison, sans oublier la politique collaborationniste des directions syndicales majoritaires, firent que le mouvement resta limité. Sur le plan politique on assista au développement de l’opposition interne dans le Parti Socialiste; c’était une opposition modérée, réformiste et pacifiste, mais elle commença à attirer dans son orbite les dirigeants du syndicat de la métallurgie qui avaient constitué le Comité de Défense Syndicaliste, l’un des piliers du noyau militant opposé à la guerre et à l’union sacrée.

 

La montée des tensions en Allemagne

 

L’Allemagne était le pays capitaliste le plus industrialisé d’Europe continentale et le mouvement prolétarien y était également le plus important – bien plus puissant que dans la France à la population encore majoritairement paysanne. Le ralliement de la Social Démocratie et des syndicats à la paix sociale, conjugué à l’instauration depuis le début de la guerre de l’Etat de siège, rendaient très difficiles les manifestations d’opposition ouvrière et politique. Les groupes d’opposants étaient contraints à la clandestinité et connaissaient la répression. Mais dès 1916, après l’arrestation de Liebknecht – le député socialiste qui avait voté, seul, contre les crédits de guerre – lors de la manifestation du premier mai et sa condamnation au bagne à la fin juin 1916, des grèves de protestation avaient eu lieu dans diverses villes allemandes: 55 000 ouvriers firent grève à Berlin, 8000 à Brunswick, ainsi qu’un nombre indéterminé à Stuttgart et à Brême, sous l’impulsion de délégués autonomes doublant les délégués syndicaux officiels. La situation des masses prolétariennes ne cessait de se détériorer; des émeutes de la faim éclataient sporadiquement à Berlin et dans les grandes villes où les rations étaient insuffisantes; les masses pauvres n’ayant pas les moyens d’avoir recours au marché noir pour trouver les vivres nécessaires; les morts causés par la faim se chiffrèrent par milliers. Les grèves pour des augmentations de salaire et l’obtention de nourriture devenaient de plus en plus nombreuses: 240 grèves en 1916 où participèrent 124000 travailleurs contre 562 en 1917 avec 650 000 grévistes. Dès le début de l’année 1917 des grèves touchaient les usines Krupp, avant de s’étendre à tout le bassin industriel de Rhénanie Westphalie.

 

Les grèves d’avril 1917

 

Mais c’est l’annonce de l’aggravation du rationnement au printemps (diminution notamment d’un quart de la ration de pain) qui accrut encore le mécontentement alors même que l’exemple de la révolution en Russie montrait la force que pouvait avoir la lutte ouvrière. Le 15 avril des délégués des usines de Berlin se réunirent pour organiser la grève du lendemain, jour de l’entrée en vigueur des nouvelles normes de rationnement: Probablement 300 000 ouvriers cessèrent alors le travail à Berlin, et le mouvement toucha aussi Kiel, Leipzig, Magdebourg; les revendications économiques s’accompagnaient de mots d’ordre contre la guerre, contre l’état de siège, pour la libération des prisonniers politiques, etc., transformant ainsi la grève en grève politique. La reprise du travail se fit assez vite sous l’action des chefs syndicaux, mais des usines continuèrent cependant la grève. Les autorités décrétèrent alors leur «militarisation», ce qui signifiait la réquisition des ouvriers; cette mesure réussit à faire cesser le mouvement. Malgré tout, les grèves d’avril marquèrent un changement de l’état d’esprit des masses ouvrières qui émergeaient de la résignation.

La poursuite de la boucherie de la guerre et la dégradation des conditions de vie des prolétaires avaient provoqué une opposition de plus en plus marquée envers l’attitude collaborationniste du parti social démocrate et des bonzes syndicaux. Le 21 décembre 1915, 18 députés socialistes avaient voté, comme Liebknecht l’année précédente, contre les crédits militaires; exclus du groupe parlementaire socialiste quelques mois plus tard (Liebknecht l’avait déjà été), ils constituèrent un groupe parlementaire distinct (la Sozialdemokratische Arbeitsgemeinschaft) qui devint le pilier politique de l’opposition «centriste» à l’orientation majoritaire dans le parti social démocrate. Mais cette opposition, très modérée et hésitante, se refusait à engager toute action véritable contre la guerre: son but était en fait d’empêcher le développement de l’influence des révolutionnaires dans la classe ouvrière.

C’est ce que Kautsky, le théoricien du centrisme, expliqua sans fard à un correspondant: «Le danger qui nous menace du côté du groupe “Spartakus” [le groupe révolutionnaire autour de Liebknecht et Rosa Luxemburg] est grand. Leur radicalisme répond aux besoins immédiats des larges masses indisciplinées. Liebknecht est maintenant l’homme le plus populaire dans les tranchées. (...) Si [notre groupe] ne s’était pas constitué, Berlin aurait été conquis par les “Spartakistes” et serait en dehors du parti. D’un autre côté si le groupe parlementaire de gauche avait été constitué de manière indépendante il y a un an comme je le voulais, le groupe “Spartakus” n’aurait pris aucune importance» (9).

Exclus du Parti Social Démocrate (SPD), les centristes se constituèrent en Parti Social Démocrate Indépendant d’Allemagne (USPD) lors d’un congrès les 6-8 avril 1917. Bien qu’une partie de l’extrême gauche appelait à la rupture avec la social démocratie et à la formation d’un parti révolutionnaire autonome, les Spartakistes décidèrent dans leur grande majorité d’adhérer à l’USPD «pour ne pas rester isolés» (le nouveau parti revendiquait près de 100 000 membres) et pour se protéger de la répression. D’autre part leurs conceptions spontanéistes et anti-centralistes firent qu’ils ne cherchèrent pas à organiser une tendance structurée au sein de l’USPD, se contentant de l’autonomie qu’il reconnaissait aux organisations locales. Cette décision faisait le jeu du centrisme qui cherchait à empêcher l’apparition d’un mouvement révolutionnaire indépendant; elle allait avoir des conséquences désastreuses lorsque la situation devint révolutionnaire.

Une démonstration de son rôle néfaste sera donnée au cours de l’été. Des marins avaient spontanément organisé un réseau s’étendant à l’ensemble de la flotte de guerre qui avait pu mener avec succès quelques actions revendicatives. Mais pour aller plus loin, il leur fallait l’appui d’un parti; ils s’adressèrent donc au parti le plus à gauche, l’USPD, qui leur déconseilla toute activité clandestine et les appela à agir sous leur propre nom. Mais la police militaire frappa, démantelant le réseau dont les dirigeants passèrent en conseil de guerre: 2 furent fusillés le 5 septembre, alors que l’USPD dégageait toute responsabilité dans les évènements. Seuls les Spartakistes prirent fait et cause pour les marins (10). Apprenant la nouvelle, Lénine écrivit qu’avec d’autres phénomènes, comme l’arrestation de dirigeants socialistes italiens (voir plus bas), «le début des mutineries militaires en Allemagne sont le symptôme irrécusable d’un grand tournant, les symptômes d’une veille de la révolution à l’échelle mondiale» (11).

En attendant les autorités militaires allemandes durcirent les mesures de répression et prirent des mesures d’intimidation à l’égard de l’USPD. Pendant l’automne et l’hiver des grèves éclateront sporadiquement, la nouvelle de la prise de pouvoir par les bolcheviks sera accueillie favorablement, mais la police réussira à empêcher toute manifestation de soutien au pouvoir soviétique: il n’y aura pas de grand mouvement avant les grèves en Autriche et en Allemagne du début de l’année 1918.

 

L’Italie dans la tourmente

 

La hausse du coût de la vie, la pénurie des denrées alimentaires, l’hostilité envers la poursuite de la guerre provoquèrent à partir de décembre 1916 des manifestations sporadiques dans le pays, dont les participants étaient principalement de femmes; des grèves éclatèrent dans de nombreuses localités ainsi que des protestations contre la guerre. A la suite d’une série de troubles dans toute la Lombardie au début du mois de mai 1917, la direction du Parti Socialiste et des syndicats appelèrent leurs militants à s’abstenir «pour le moment (sic!)» de toute participation à ces mouvements.

C’est à Turin en août que l’agitation se transforma en véritable insurrection. Le prolétariat turinois avait une expérience de lutte, qui s’était encore manifestée lors d’une grève générale les 17 et 18 mai 1915 contre l’entrée en guerre de l’Italie. Plus gros centre industriel du pays, la ville avait connu un développement rapide des industries de guerre avec le conflit; elle était en fermentation depuis plusieurs mois à cause des difficultés récurrentes du ravitaillement. En outre les nouvelles de la révolution russe enflammaient les prolétaires: dix jours auparavant un grand rassemblement de dizaines de milliers de personnes avait accueilli avec enthousiasme des délégués du Soviet de Petrograd bien que ceux-ci, mencheviks, étaient en tournée dans le pays pour appuyer l’effort de guerre: pour les prolétaires ils représentaient la révolution.

Après des rassemblements de protestation, la veille, de femmes devant la préfecture et la mairie, le mouvement commença le matin du 22 août; des groupes de femmes et de jeunes manifestèrent pour le pain, arrêtant les trams et appelant les ouvriers à la grève. Dans l’après-midi la grève s’étendit dans la ville: des milliers d’ouvriers quittèrent le travail pour se réunir à la bourse du travail afin d’y chercher des directives, tandis que d’autres partaient en délégation pour mettre en grève les usines et les entreprises. Des magasins d’alimentation et des armureries furent pillées. Le soir la police occupa les locaux de la Bourse du Travail et arrêta son secrétaire. Le lendemain 23 août la grève était générale dans la ville et s’étendait aux localités voisines. Dans les quartiers ouvriers du nord les habitants érigèrent des barricades, tandis que les autorités faisaient appel à l’armée. Le 24, la section socialiste et la Bourse du Travail appela à continuer la lutte contre les «provocations» des autorités tout en «évitant les violences inutiles». Les affrontements se généralisaient dans presque toute la ville, les ouvriers tentant de se diriger vers le centre. Pour reprendre les quartiers ouvriers, l’armée fit intervenir les automitrailleuses; c’est alors qu’un millier de femmes sans armes réussirent à les arrêter, au moins pour un temps. Mais le samedi 25 les barricades étaient démantelées, les dirigeants du Parti Socialiste et de la Bourse du Travail encore en liberté arrêtés – à l’exception des chefs réformistes (députés, etc.). Ces derniers, affirmant représenter «provisoirement» les organisations ouvrières, appelaient à reprendre le travail le lundi. Il y eut encore quelques affrontements isolés le dimanche, et le lundi la moitié des usines étaient encore en grève; cependant la révolte était brisée.

Le bilan fut d’une cinquantaine de morts du côté prolétarien contre une dizaine du côté des soldats. Plus de 800 ouvriers passèrent en jugement, ainsi que des dirigeants socialistes (y compris nationaux, pour incitation morale à la révolte et à la «trahison intérieure») (12).

Le mécontentement par rapport à l’attitude de la direction du Parti Socialiste, à la remorque du groupe parlementaire et des chefs syndicaux, et la poussée des réformistes, avait suscité la création d’une «Fraction Révolutionnaire Intransigeante» lors d’une réunion de militants de la gauche du parti à Florence, en juillet 1917. Cette fraction s’était constituée en vue du Congrès du parti qui aurait dû avoir lieu à la fin de l’année, mais qui ne put se tenir à cause de l’état de guerre.

Entre-temps survint fin octobre la défaite de Caporetto: les armées autrichiennes appuyées par des renforts allemands, enfoncèrent les lignes italiennes, faisant près de 300 000 prisonniers et progressant de 150 km en direction de Venise. Des milliers de soldats italiens jetèrent leurs armes et désertèrent. Déjà le nombre de désertions n’avaient cessé d’augmenter au cours des mois précédents, au cours de l’été il y avait eu plusieurs cas où les soldats avaient refusé de monter au front et en juillet un bataillon de troupes d’élite s’était même mutiné; il s’agissait d’actes spontanés de sabotage de la guerre et de défaitisme, comme le professaient les bolcheviks et l’extrême gauche en Italie. Les autorités militaires avaient répondu en multipliant les exécutions pour l’exemple. La pression du courant réformiste et de la bourgeoisie sur le parti socialiste pour qu’il rejoigne l’union sacrée au nom de la défense de la patrie, comme dans les autres pays en guerre, revêtit une intensité sans précédent. Dans cette situation une réunion clandestine de délégués de la Fraction et de la direction du parti eut lieu le 18 novembre à Florence.

Bordiga, dirigeant ses Jeunesses Socialistes, qui se situait à l’aile gauche de la Fraction, posa le problème de la conquête du pouvoir, demandant que le parti se range au niveau international aux côtés de Lénine (la révolution «d’octobre» venait d’avoir lieu), abandonnant sa ligne centriste officielle: «Ni adhérer à la guerre, ni la saboter».

Sa position resta minoritaire; l’accord se fit seulement sur le refus de l’union sacrée, «l’opposition irréductible à la guerre» et la résistance aux pressions réformistes (13). Mais à partir de ce moment se créèrent et se renforcèrent les liens entre les éléments d’extrême gauche du parti, qui allaient déboucher plus tard sur la constitution du courant de la Gauche communiste, puis du Parti Communiste d’Italie.

 

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Quelques jours auparavant l’insurrection organisée par le parti Bolchevik avait triomphé en Russie. Lors de la séance du Congrès des Soviets à Petrograd du 7 novembre (25 octobre selon le calendrier russe en vigueur), Lénine lut au milieu d’un enthousiasme indescriptible une courte déclaration commençant par: «Camarades! La révolution des ouvriers et des paysans dont les Bolcheviks n’ont cessé de montrer la nécessité, est réalisée». Et elle se concluait ainsi:

«Nous possédons la force d’une organisation de masse qui triomphera de tout et qui conduira le prolétariat à la révolution mondiale. (...) Vive la révolution socialiste mondiale!».

L’année 1917 se terminait par la première victoire de la révolution prolétarienne internationale. Mais c’est en Europe occidentale qu’allait se jouer l’affrontement décisif entre le prolétariat et le capitalisme.

 


 

(1) cf. Lénine, «Un tournant dans la politique mondiale», Oeuvres, Tome 23, p. 295, 296, 297.

(2) cf. Lénine, «Lettre d’adieu aux ouvriers suisses», Oeuvres tome 23, p. 400, 401, 403.

(3) Le Ministre de l’Intérieur s’opposa à prendre des mesures pour empêcher le pacifiste Bertand Russel de professer ses opinions en expliquant qu’il faisait ainsi la «preuve de la légèreté de notre censure... et une preuve de notre force». Cf. Adam Hochschild, «To End all Wars», Pan Books 2011, p. 280. Russel sera quand même arrêté par la suite, quand la répression s’intensifiera contre les déserteurs et les objecteurs de conscience. D’autre part, s’il y avait indubitablement en Grande Bretagne, au moins au début du conflit; un libéralisme politique inconnu dans les autres pays en guerre, dans les rangs de l’armée régnait une discipline féroce: le nombre de soldats fusillés y fut le plus nombreux de toutes les armées belligérantes.

(4) cf. «Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914, 1918», La Découverte 2013, p. 471-474. Barthas dit que les soldats lui avaient proposé la présidence d’un soviet qui à raison de 3 hommes par compagnie aurait pris la direction de son régiment; il refusa par crainte de la répression et, «pour donner une apparence de légalité à ces manifestations révolutionnaires» il rédigea un manifeste de protestation contre le retard des permissions. Il écrit que dans le voisinage 2 régiments s’étaient mutinés et aux cris de «la paix ou la révolution!» s’étaient emparés de leur caserne et avaient voulu fusiller leur général, etc.

(5) Une autre estimation chiffre le total des mutins pour toute l’année 1917 entre 60 000 et 88 000; un tiers de l’armée aurait été touché, soit 68 divisions, 128 régiments d’infanterie (dont 7 régiments coloniaux), 22 bataillons d’infanterie légère et 7 régiments d’artillerie. Cf. Jacques R. Pauwels, «1948-1918. La grande guerre des classes», Ed. Delga 2014, p. 386. Il faut aussi rappeler la mutinerie des troupes russes du camp de la Courtine dont la répression par l’armée fit une dizaine de morts.

(6) cf. Adam Hochschild, op. cit. p. 277

(7) John Williams dans «Mutinerie 1917», Presses de la Cité 1963, p. 236-237, cite le cas d’un groupe de mutins réduit en pièces par des tirs de l’artillerie française (sans que les artilleurs aient été mis au courant de la nature de leur cible).

(8) cf. Jean-Louis Robert, «Les ouvriers, la Patrie et la Révolution. Paris 1914-1919», Annales Littéraires de l’Université de Besançon n°592. D’autres sources avancent le chiffre de 250 000 grévistes pour toute l’année 1917.

(9) Lettre à Victor Adler, 7/8/2016. Cf. Massime Salvadori, «Kautsky and the Socialist Revolution. 1880-1938», Ed. NLB 1979, p. 209.

(10) Pour cet épisode voir P. Broué, «Révolution en Allemagne. 1917-1923», Ed. de Minuit 1971, p. 106-109. Les marins avaient mis sur pied une direction centrale clandestine qui regroupait 5000 marins.

(11) cf. Lénine «La crise est mûre», 29/9/17. Oeuvres, Tome 26, p. 68-69.

(12) cf. Del Carria, «Proletari senza rivoluzione», vol. 3, Savelli, 1977, p. 38-53.

(13) cf. «Storia della Sinistra Comunista», tome 1, p. 114-116. Germanetto, qui était présent à cette réunion, écrit: «Bordiga analysa la situation en Italie. Il constata la défaite, la désorganisation de l’Etat italien et termina par ces paroles: “Il faut agir. Le prolétariat des usines est fatigué. Mais il est armé. Nous devons agir”». cf Germanette. «Souvenirs d’un perruquier», Bureau d’Editions 1931, p. 113.

 

 

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