Mai-juin 68 et le mythe de la grève générale

(«le prolétaire»; N° 529; Juin - Juillet - Août 2018 )

Retour sommaires

 

 

Il y a cinquante ans avait lieu la plus grande grève générale de l’histoire du mouvement ouvrier en France (et l’une des plus grandes au niveau international): des millions de prolétaires de toute catégorie cessant le travail souvent pendant plusieurs semaines, occupant jour et nuit usines et entreprises, des plus petites bourgades aux grands centres industriels, entraînant parfois dans leur mouvement paysans et couches petites bourgeoises. Le nombre de grévistes a été estimé entre 6 et 11 millions (pour un nombre total de salariés de 15 millions); le chiffre du nombre de journées de travail perdues, toujours aléatoire dans les statistiques officielles, fut impossible à déterminer étant donné que leur nombre était trop important. Le ministère du travail donna une estimation de 150 millions de journées de grève uniquement pour le secteur privé et aucune pour le secteur public. Le précédent record était de près de 23 millions de journées de grève en 1947 (on ne dispose pas de chiffres pour 1936, mais le mouvement est souvent considéré comme ayant été trois fois plus faible) (1).

L’année 1968 fut une année chaude au niveau international. Les mouvements étudiants, agissant comme des sismographes au-delà de leurs objectifs propres indiquent parfois la montée des tensions sociales plus profondes; ce fut alors le cas, que ce soit les luttes étudiantes en Allemagne, en Italie, les manifestations de jeunes contre la guerre du Viêt-Nam aux USA, déjà secoués par les émeutes noires, les luttes au Sénégal ou au Mexique (avec la sanglante répression de la «Place des Trois Cultures» qui fit des centaines de morts), le mouvement de réformes en Tchécoslovaquie, écrasé par l’intervention soviétique, etc.

Mais c’est en France que cette agitation servit de déclencheur à un mouvement prolétarien d’ampleur exceptionnelle. La grève générale illimitée fut une décision autonome des prolétaires sur la lancée d’un renouveau des luttes ouvrières qui s’était manifesté depuis quelques mois (4 millions de journées de travail perdues en 1967, soit une augmentation des deux-tiers par rapport à l’année précédente), après que les syndicats aient appelé à une grève générale d’une journée en protestation contre les violences policières contre les manifestations étudiantes.

Mais ce n’est pas bien sûr cette vague de grèves que, sauf exception, ont choisi de rappeler les très nombreuses publications qui ont fleuri à l’occasion de cet anniversaire (près de 150 ouvrages auraient été publiés, la plupart finissant rapidement au pilon), préférant mettre l’accent sur le mouvement étudiant et son idéologie petite-bourgeoise.

Et encore moins le fait qu’un mouvement gréviste aussi gigantesque n’ait en fin de compte débouché que sur de pitoyables résultats.

Contrairement aux illusions de l’époque, la grève générale ne signifiait pas l’ouverture d’une situation révolutionnaire, ni la fin de la domination de la contre-révolution sur le prolétariat (sous la forme des héritiers du stalinisme): les syndicats purent garder le contrôle du mouvement et le cantonner dans d’étroites limites, cadenassant les usines ou entreprises occupées; elle ne fut pas une «répétition générale» comme le répétaient les trotskystes en la comparant à la révolution russe de 1905 qui avait été suivie par celle de 1917.

La prétendue «révolution de mai» fut tout sauf une révolution. Sur le plan politique «les événements», comme on disait alors, donnèrent naissance ou impulsèrent le développement d’un mouvement confusionniste – le «gauchisme» – qui tout en se proclamant révolutionnaire, se révéla rapidement être à la remorque des grandes forces du «réformisme» contre-révolutionnaire, contribuant à dévoyer le mécontentement ouvrier vers les impasses électorales.

Sur le plan économique concret, la grève aboutit même à des résultats bien inférieurs à ceux accordés par les capitalistes en 1936 . La bourgeoisie, confiante dans la domination du PCF et de la CGT (et des autres syndicats collaborationnistes) sur la classe ouvrière, se rendit compte qu’il n’était pas nécessaire de lâcher davantage que des augmentations de salaire destinées à être rapidement réduites à néant par l’inflation: pas question par exemple de remettre en cause les ordonnances de 1967 sur la Sécurité Sociale qui avaient suscité un fort mécontentement (2), d’accorder la retraite à 60 ans ni le retour aux 40 heures obtenues... en 1936 (et remises en cause dans le cadre de la préparation de la guerre impérialiste): Pompidou pouvait se féliciter d’avoir «gagné la partie» lors des négociations de Grenelle, «et de l’avoir gagnée au moindre prix» (3).

La servilité de la CGT envers les capitalistes et son attachement au maintien de l’ordre établi (4), fit qu’elle abandonna à la table des négociations (en fait les négociations de Grenelle avaient été précédées de discussions secrètes avec le gouvernement) les propres revendications qu’elle avançait elle-même quelques mois auparavant. L’influence des appareils syndicaux était telle que par exemple la colère ouvrière après la sauvage répression des grévistes de Peugeot par la police (2 morts, 150 blessés) put être contenue par l’obtention de quelques concessions supplémentaires de la direction (5).

Mai-juin 68 fit la démonstration incontestable qu’en l’absence d’une orientation de lutte de classe, en l’absence d’organisations de classe, ne serait-ce que sur le terrain de la lutte dite immédiate, la grève générale la plus puissante ne peut aboutir au mieux qu’à un avortement.

Mai-juin 68 a ainsi constitué la faillite sans appel du mythe de la grève générale; selon ce dernier elle constituerait à elle seule le moyen miraculeux, sinon pour abattre le capitalisme (personne n’y songe plus) (6), du moins pour arrêter les attaques capitalistes et revenir au statu quo, à un capitalisme à visage humain, un capitalisme supportable. La grève générale est sans aucun doute un formidable moyen de lutte, mais à la condition que les prolétaires ne laissent pas les grands appareils syndicaux et politiques liés à l’ordre établi la diriger et la contrôler comme ils l’ont fait en mai-juin 68. Et pour renverser le capitalisme, ce n’est pas la grève générale qui sera l’arme suprême, mais l’insurrection armée.

Mais les mythes ont la vie dure; ils sont en permanence réactivés par tous ceux qui espèrent une réédition de mai 68 comme hier ils espéraient une réédition de juin 36. Les partis d’ «extrême» gauche les plus importants n’en font pas partie, car comme ils sont intégrés à différents niveaux de la bureaucratie syndicale, ils peuvent difficilement avoir recours à cette démagogie. Les groupes actuels qui ne jurent que par la grève générale sont donc des groupes minoritaires; on peut citer le Groupe Marxiste Internationaliste (trotskystes issus de l’OCI «lambertiste») qui affirmait il y a peu: «Sans la grève générale la classe ouvrière ne peut vaincre Macron» (7/6/18).

Si dans cet article le GMI critiquait les «dirigeants syndicaux», cela ne l’empêche pas de les supplier régulièrement de changer de politique («Dirigeants syndicaux, cessez de vous comporter en larbins du gouvernement!», tract du 30/4/18), et de déclencher la grève générale, comme dans leur tract du 27/4/16, lors des mobilisations contre la loi El Khomri: «Dirigeants syndicaux, prononcez-vous pour la grève générale jusqu’au retrait du projet!».

De la même façon «Alternative Libertaire» demandait l’été dernier que les «directions syndicales» décident d’une «date unitaire de grève générale» (tract du 17/6/17): pour ces libertaires pas de solution en dehors des appareils syndicaux collaborationnistes, agissant unitairement: l’organisation prolétarienne indépendante, ils ne connaissent pas

En fait la rhétorique de tous ces prétendus révolutionnaires sur la grève générale leur sert surtout à refuser de combattre les forces du collaborationnisme politique et syndical qui paralysent depuis trop longtemps le prolétariat. Ils veulent cacher la grande leçon de la grève générale d’il y a cinquante ans:

- la nécessité primordiale de la rupture avec les orientations des appareils de la collaboration entre les classes

- et la nécessité de l’organisation du prolétariat sur des bases de classe, y compris sur le plan politique avec la reconstitution du parti révolutionnaire de classe anti-réformiste, anti-démocratique, anti-légaliste, internationaliste et international.

 

*     *     *

 

Nous publions ci-après, page 10, le Manifeste sur la grève générale diffusé alors par notre parti. Le lecteur peut également se rapporter à notre brochure: «Mai-Juin 68: Nécessité du parti politique de classe«, brochure Le Prolétaire n°24, où se trouvent divers textes ainsi que les «principaux tracts» publiés lors des «événements».

 


 

(1) Voir «Quarante ans après la défaite de mai-juin 68», Le Prolétaire n°489 (mai-juillet 2008).

 Il n’existe pas de statistiques des grèves des dernières années. Une institution patronale estimait en 2016 (pour s’en scandaliser) le nombre de journées de grèves en France à 3 millions par an. cf. http://www.ifrap.org/emploi-et-politiques-sociales/3-millions-de-jours-de-greve-en-france

Mais cette estimation semble très exagérée, les diverses études montrant régulièrement comme dans les autres pays une diminution du nombre de journées de grève: il y aurait eu ainsi en 2015 dix fois moins de journées de grève par salarié qu’il y a 50 ans. Cette «baisse de la conflictualité» saluée par les commentateurs officiels ne signifie pas que les prolétaires sont contents de leur sort, mais qu’ils éprouvent jusqu’ici de plus grandes difficultés pour se défendre.

(2) En 1967 le gouvernement Pompidou s’était fait arroger les pleins pouvoirs pour réformer par ordonnances l’organisation de la Sécurité Sociale. La CGT, CFDT, FO et FEN avaient appelé à une journée de grève générale le 17 mai «contre les pleins pouvoirs». Les ordonnances instituaient le «paritarisme» en associant les représentants patronaux aux représentants des salariés dans la gestion de la SS. L’abrogation des ordonnances étaient devenu un thème central de la propagande de la CGT – avant de disparaître lors des négociations de Grenelle en 1968...

(3) cf. document publié dans «68. Les archives du pouvoir», p. 286, Paris 2018. Pompidou met le refus par la base des accords sur le fait que «les dirigeants de la CGT avaient surestimé leur autorité et négligé de “faire la salle”». Ce refus ne changea d’ailleurs rien

(4) Nous avons déjà eu l’occasion de citer l’apostrophe du dirigeant de la CGT (et du PCF), le larbin Benoît Frachon qui avait déjà participé aux négociations de 1936, à Ernest-Antoine Seillière, responsable de la délégation patronale aux négociations de Grenelle: «Monsieur le baron, j’ai bien connu votre père. C’était un homme raisonnable. Avec Monsieur votre père, nous avons négocié, il y a un peu plus de trente ans, pas loin d’ici. Il y avait des millions de travailleurs en grève. Nous avons obtenu les assurances sociales, les congés payés et la semaine de quarante heures. Aujourd’hui, il y a sans doute trois fois plus de travailleurs en grève. Nous n’allons pas vous demander trois fois plus: la semaine de quinze heures, le triplement des congés et la gratuité de la sécurité sociale. Mais, Monsieur le baron, il faut quand même faire quelque chose. Prenez exemple sur Monsieur votre père; Monsieur le baron: soyez raisonnable». cf. Le Prolétaire n°489, art. cit. Sans commentaires...

(5) La brutalité policière lors de l’intervention à Sochaux dans la nuit du 10 au 11 juin pour hâter la reprise, entraîna au contraire un regain de la grève et son extension à d’autres entreprises de la région (comme Alsthom et Bull à Belfort) par solidarité. La direction concéda finalement des augmentations de salaire de 12 à 14%, supérieures à celles de Grenelle, une promesse de revenir aux 40 heures en quelques années – et en attendant une réduction du temps de travail hebdomadaire à... 46 heures et quart!

En tout on estime que la répression du mouvement fit 5 morts au niveau national.

(6) Pour avoir une idée de ce que charriait autrefois le mythe de la grève générale et en quoi il s’opposait à la perspective révolutionnaire dans l’esprit de ses partisans, on peut rappeler la façon dont le syndicaliste révolutionnaire Fernand Pelloutier, ardent promoteur de la «grève générale expropriatrice», la défendait dans une lettre au socialiste Jules Guesde: «Dans une lettre ouverte qu’il m’adresse (...), le citoyen Fernand Pelloutier, de Saint-Nazaire, m’expose qu’il n’y a que “trois moyens de substituer à l’oligarchie actuelle un régime démocratique ayant pour base l’égalité économique. Ce sont: le suffrage universel, la grève générale et la Révolution”. Et il s’étonne que, “répudiant comme lui l’insurrection, je refuse, contre lui, l’arme pacifique et légale [sic!] de la grève générale”, pour m’en tenir au seul suffrage universel qui, en mettant toutes choses aux mieux, demandera cinquante ans pour aboutir».

Jules Guesde protestait que son parti était un «Parti de Révolution et donc d’insurrection, lorsque l’insurrection devient plus que possible, nécessaire». cf. «Réponse ouverte», Le Socialiste, 16/10/1892. Guesde avait raison contre Pelloutier, mais le problème était que le POF (Parti Ouvrer Français), ainsi que les autres partis sociaux-démocrates, devenait de moins en moins, sinon dans les discours, un Parti de Révolution pour se consacrer de plus en plus exclusivement à la lutte électorale...

Au début du vingtième siècle l’opposition à la grève générale, conçue non comme la panacée des anarchistes, mais comme un moyen de lutte à utiliser dans certaines circonstances, opposa les réformistes, et en particulier les bonzes syndicaux en Allemagne, aux révolutionnaires qui, comme Rosa Luxemburg, mettaient en avant l’exemple des luttes ouvrières en Pologne et Russie en 1905.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

Retour sommaires

Top