Nécessité primordiale du parti

(«le prolétaire»; N° 530; Octobre - Novembre 2018)

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Nous republions ici un éditorial de notre presse internationale datant de presque 45 ans (décembre 1973). On était alors encore dans la période post-soixante-huitarde avec ses illusions spontanéistes et mouvementistes et à la veille de l’éclatement de la première crise économique générale du capitalisme après la deuxième guerre mondiale. Il était nécessaire de réaffirmer l’exigence fondamentale du parti pour la victoire de la lutte prolétarienne, selon la conception marxiste.

C’est ce que faisait cet éditorial, comme beaucoup d’autres textes avant et après lui. En s’appuyant sur un article d’Amadeo Bordiga, «Parti et classe», il réaffirmait aussi que ce parti de classe ne peut pas se constituer n’importe comment, n’importe quand et de n’importe quelle façon – et surtout pas sur la base de déterminations contingentes, d’espoirs ou de suggestions du moment: il ne peut se constituer que sur la base des principes fondamentaux du marxisme. Mais des déclarations formelles d’adhésion aux principes et au programme ne suffisent pas, il faut aussi un militantisme pratique et discipliné sur ces bases. Le parti venait de connaître une scission (dite «florentine» en raison de la localisation géographique des scissionnistes) où les militants de cette tendance affirmaient que puisqu’ils juraient fidélité aux principes, ils étaient en règle avec le parti et libres de suivre leur propre voie... Le rappel des orientations fondamentales vaut pour aujourd’hui et pour demain comme il valait pour hier.

 

 

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Ce n’est pas par hasard si le texte fondamental de notre courant qu’est «Parti et classe» (1) ne part pas pour définir les deux termes en question de ce qu’est et ce que fait le parti communiste dans des situations «normales» (c’est-à-dire non révolutionnaires), comme le voudraient les adorateurs du concret (qui n’est en définitive que le contingent); ni du but final (c’est-à-dire le communisme) comme le voudraient les utopistes fustigés par Engels qui rêvent d’une communauté préfigurant la société future; mais bien du rôle du parti au moment crucial de la dictature du prolétariat ,c’est-à-dire après la conquête révolutionnaire du pouvoir politique et dans le vif des «interventions despotiques» sur les plans économiques et politico-social, qui sont la substance de la phase de transition de l’ancien au nouveau mode de production.

Cette façon de procéder peut bien paraître absurde selon les critères de la logique formelle, elle est en fait au plus haut point dialectique. Elle tend à démontrer avant toute chose que, pour affronter et résoudre les problèmes gigantesques qu’entraînent non seulement la nécessité «non seulement de remplacer la bourgeoisie dans la direction et l’administration de la chose publique, mais aussi de construire une machine toute nouvelle et radicalement différente d’administration et de gouvernement, ayant des buts infiniment plus complexes que l’art de gouvernement d’aujourd’hui», il faut «une préparation à la fois politique, administrative et militaire qui, pour pouvoir répondre aux tâches historiques précises de la révolution prolétarienne, ne peut être le fait que d’un organisme qui, comme le parti politique, possède d’une part une vision générale du processus révolutionnaire et de ses exigences et d’autre part, une sévère discipline organisative assurant la subordination de toutes les activités particulières au but général du prolétariat».

Le texte entend démontrer ensuite que le prolétariat ne serait pas prêt à affronter les problèmes extrêmement difficiles de sa dictature «si l’organe indispensable pour remplir ces tâches n’avait pas commencé longtemps à l’avance à constituer son corps de doctrine et d’expériences», en faisant preuve dans son action – sur le long chemin qui, par-delà les flux et reflux, les avancée et les reculs, les victoires partielles et les défaites temporaires du mouvement prolétarien, mène à l’organisation et à la réalisation de l’assaut révolutionnaire pour le pouvoir – d’une «fidélité» non pas formelle et rhétorique, mais réelle, c’est-à-dire se traduisant dans les faits – les vulgaires faits de tous les jours – par «une stricte discipline envers le programme et l’organisation».

Ce n’est ni le but final, ni la situation contingente qui définissent les tâches, dictent la voie, imposent les lois de l’action et de la vie interne du parti; ce sont les principes, ces principes que Lénine a énoncés de la façon suivante: «instauration de la dictature du prolétariat et emploi de la contrainte d’Etat durant la période de transition» et qui, selon notre texte de 1921, sont les points de référence constants et impératifs de l’organe qui doit les mettre en pratique. Il serait tout à fait insuffisant de dire que le parti est le parti dans la mesure où il possède une théorie, un but final, un programme; il serait également insuffisant de dire qu’il est le parti dans la mesure où il a la conscience des principes et où il s’en fait le champion. En fait le parti est l’organe qui assume la mise en pratique des principes; et il ne peut remplir cette mission historique que s’il défend avec acharnement sa théorie, proclame ses buts, annonce son programme, agit et combat en fonction de son rôle d’«appareil dirigeant centralisé et discipliné» de la dictature prolétarienne, quelle que soit l’échéance proche ou lointaine de celle-ci, en sachant bien que sa véritable force, sa principale force révolutionnaire, réside dans la «continuité doctrinale et pratique de toute sa propagande et de toute son oeuvre; dans le fait qu’il se sera donné précisément le type d’organisation répondant aux exigences de la phase décisive de la lutte révolutionnaire».

Le parti est une conscience et une volonté collectives organisées; la première ne serait que vaine spéculation sans la seconde («les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses façons, ce qui importe c’est de le transformer»). Le lien entre elles ne peut être trouvé que dans une unité de mouvement à travers les hauts et les bas de la lutte de classe, unité inconcevable sans des directives tactiques stables et sûres et sans une structure d’organisation liée à ces directives et reliées par elles aux principes.

Ce n’est pas par hasard que dans notre texte discipline envers le programme et discipline envers l’organisation renvoient l’une à l’autre comme les termes d’une même équation.

Ce n’est pas par hasard non plus que Lénine commence «Que faire?» par une affirmation intransigeante de l’invariance et même du «dogmatisme» de la doctrine et qu’il conclut en revendiquant hautement la tactique-plan («ce plan d’action systématique établi à la lumière de principes fermes, suivi sans défaillance, qui seul mérite le nom de tactique») et l’organisation-plan, «une organisation solide, rompue à la lutte politique en toutes circonstances et en toutes périodes» (dans un autre passage, Lénine précise: «dans n’importe quelles circonstances “ternes, pacifiques” dans n’importe quelle période de “déclin de l’esprit révolutionnaire”; bien plus, précisément dans ces circonstances et dans ces périodes»), sans laquelle même la tactique la plus réfléchie n’est qu’un «plan sur le papier».

Il est vrai que le parti n’est pas une armée. Mais c’est une école de militantisme révolutionnaire et non un cercle de chercheurs ou un cénacle d’élus. Dans le parti, ou bien la tactique et l’organisation sont au service du programme et des principes, ou bien elles passent au service de l’ennemi. Mais le programme et les principes eux-mêmes ne sont rien s’ils ne s’incarnent pas dans un ensemble ni neutre ni indifférencié, mais aux limites scientifiquement tracées, de règles d’action, et dans une structure d’organisation articulée capable de mettre ces règles en pratique; bref, le programme et les principes ne sont rien s’ils ne s’incarnent pas dans une discipline pratique qui seule peut donner un sens à la formule de «dictature du programme» qui doit régner dans le parti. Certains ont abusé de cette formule, mais elle est juste si on la comprend bien. Dans l’abstrait, n’importe qui peut accepter, ou déclarer accepter les «positions programmatiques» du parti; mais celui-là n’est pas encore, tant s’en faut, un militant.

Définissant les tâches du parti avant et même très longtemps avant la conquête révolutionnaire, notre texte de 1921 rappelle aux communistes que ces deux phases suprêmes de la lutte exigent «une action coordonnée et disciplinée des individus aptes à remplir les différentes fonction, à étudier les différents problèmes et à appliquer aux différents secteurs de la vie collective, les critères dérivant des principes révolutionnaires généraux et correspondant à la nécessité qui pousse la classe prolétarienne à briser les entraves du vieux régime afin d’édifier de nouveaux rapports sociaux».

Ces «compétences» que les partisans de Gramsci voyaient comme quelque chose que l’on apprend à l’école, puisque selon eux il s’agissait de former des experts dans le domaine de l’industrie ou dans celui du droit constitutionnel, des techniciens de l’«édification de la société future», ces compétences ne s’acquièrent que dans le parti, c’est-à-dire dans son encadrement, dans l’accomplissement de ses tâches permanentes: défense de la théorie, propagande des principes, diffusion des mots d’ordre, participation aux luttes économiques. Ces compétences ne s’acquièrent qu’à travers l’intégration constante des militants en tant que personnes physiques ayant des capacités différentes, mais toutes nécessaires et complémentaires, une intégration qui est à la fois la condition essentielle et la conséquence de la vie organisée du parti.

C’est pourquoi nous avons répété mille fois que le parti, même au stade embryonnaire, naît véritablement non pas dans les situations montantes, mais dans les situations non révolutionnaires, dans les situations où se trempent ceux qui «croient fermement en la révolution, qui la veulent, mais qui n’ont pas tiré sur elle une traite dont ils attendraient le paiement, et qui ne tombent pas dans le désespoir et le découragement si celle-ci devait tarder». C’est à ce moment que le parti doit naître, parce que c’est alors que le fil rouge doit être préservé, parce que c’est alors que toutes les forces de la réaction se jettent sur lui pour briser sa continuité et détruire la théorie, l’étouffer en silence, l’effacer en même temps que l’organisation qui en est le support et sans laquelle le «parti historique» peut bien survivre dans l’arche sacrée des textes classiques, mais ne peut pas devenir le «parti formel», ne peut pas devenir une force de classe.

Bien plus, c’est alors que le parti doit naître, parce que, comme le rappelait Trotsky en 1924 dans les «Leçons d’Octobre» aux militants du monde entier à un moment où s’amoncelaient les nuages de la contre-révolution stalinienne; «la révolution ne peut triompher sans le Parti, à l’encontre du Parti, ou par un succédané de Parti». Et ce parti ne se forme pas du jour au lendemain, il ne naît pas du mouvement élémentaire des masses, il le précède au contraire et c’est uniquement à cette condition qu’il peut canaliser ce mouvement et le diriger. Notre courant, qui s’est trouvé le seul à défendre en 1925 cette puissante brochure de Trotsky, en a tiré cette conclusion: «le parti peut attendre les masses; les masses, elles, ne peuvent attendre le parti» (in «La Question Trotsky») (2). Pour nous, c’était et c’est encore la grande leçon de la révolution d’Octobre, une leçon qu’il ne faudrait jamais oublier.

 

 

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Tout comme la société dans laquelle nous sommes condamnés à vivre et appelés à combattre, nous vivons aujourd’hui une période que nous n’avons aucune raison de définir autrement qu’en 1965, quand nous disions qu’elle «ne pouvait être pire». Pas plus qu’alors, nous ne pouvons «prévoir combien de temps s’écoulera avant qu’on sorte de cette paralysie mortelle et que se manifeste de nouveau ce que nous avons défini comme une «polarisation» ou une «ionisation» des molécules sociales, prélude à l’explosion du grand antagonisme de classe. Cela nous ne le cachons ni aux prolétaires ni à nous-mêmes. Nous sommes conscients des responsabilités qui en découlent pour notre mouvement et pour ses militants: «le petit parti d’aujourd’hui se caractérise essentiellement par la restauration des principes et de la doctrine, bien que les conditions favorables dans lesquelles Lénine a accompli cette tâche après le désastre de la première guerre mondiale fassent défaut aujourd’hui». Cependant comme alors, et plus qu’alors – ne serait-ce que parce que le temps passe et que l’histoire accumule sur son chemin du matériel explosif – «nous ne pouvons pour autant dresser une barrière entre théorie et action pratique, parce qu’au-delà d’une certaine limite, ce serait nous détruire nous-mêmes ainsi que toutes nos bases de principe. Nous revendiquons donc toutes les formes d’activité propres aux moments favorables, dans la mesure où les rapports de force réels le permettent». Nous savons que c’est dans l’exercice de ces fonctions vitales de l’organe-parti que se forge, péniblement, au milieu de mille difficultés, au travers des ruptures successives et par la sélection, la seule chose que le parti préfigure vraiment, quelque chose qui n’est jamais parfait, surtout aujourd’hui, mais qui est toujours nécessaire: l’état-major de la révolution future.

Au IIIe Congrès de l’Internationale Communiste, c’est encore Trotsky qui, soutenant Lénine, lançait aux «impatients», aussi indisciplinés que confusionnistes, des partis d’Europe centrale et occidentale, que la différence entre nous et les sociaux démocrates de tout poil ne réside pas en ce que nous disons que la révolution aura lieu telle année ou tel mois, et qu’eux disent qu’elle n’est pas aussi proche et qu’il faudra encore beaucoup, beaucoup de temps; elle consiste en ce que les sociaux démocrates défendent en toutes circonstances l’ordre bourgeois, alors que nous, en toutes circonstances, nous nous préparons à l’attaquer et à l’abattre le moment venu, et qu’en agissant ainsi nous nous préparons à être un des facteurs déterminants de l’issue révolutionnaire. Un des leitmotiv de notre courant – qu’on ne peut certainement pas accuser d’optimisme béat ou de volontarisme échevelé – est que même si la révolution paraît éloignée, le parti doit, tout en ayant conscience de cet éloignement éventuel pour ne pas prendre des vessies pour des lanternes, considérer à tout moment que la révolution est proche afin d’avancer sur le seul chemin qui mène vers elle, en se pliant à ses exigences, même dans les détails les plus insignifiants et les plus banals de l’action pratique, en sachant que ou bien l’on se prépare aux tâches gigantesques dans la grisaille d’aujourd’hui, ou bien, encore une fois, l’avenir lumineux nous échappera.

C’est à cet engagement que tient notre «optimisme», et nous le revendiquons parce que c’est tout simplement une certitude scientifique, non un trésor caché, mais un guide pour l’action.

 


 

 

(1) Cf «Parti et classe», brochure «Les Textes du Parti Communiste International» n°2.

(2) Cf Le Prolétaire n°490 (août-octobre 2008).

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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