L’impérialisme français sur de multiples fronts (1)

(«le prolétaire»; N° 539; Nov.-Déc. 2020  / Janvier 2021)

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La mort en décembre et janvier de 5 soldats français au Mali, tués par l’explosion de bombes artisanales posées par des groupes armés (1) a servi, comme à chaque fois, à relancer la propagande pro-impérialiste en France. Les médias ont été beaucoup plus discrets sur le bombardement par l’aviation française d’un village malien le 4 janvier qui aurait fait des dizaines de victimes parmi les participants à un mariage (2). Les spécialistes de la chose militaire se vantent que les morts de « djihadistes » (ou baptisés tels) sont cent fois plus nombreux que les morts de soldats français. Mais de façon générale les morts africains ne comptent pas beaucoup pour les très démocratiques médias de l’impérialisme français…

 

Par rapport à d’autres impérialismes de taille similaire en Europe (Allemagne, Grande Bretagne, Italie etc.) ou nettement plus puissants dans le monde (Japon, Chine...), l’impérialisme français se distingue par un recours plus fréquent aux interventions militaires, par une agressivité plus marquée, par un activisme plus prononcé. Sans doute au cours des dernières années certains de ces impérialismes ont-ils envoyé des troupes combattre en dehors de leurs frontières, en Iraq, en Afghanistan, en Libye, en Syrie (sous forme de «troupes spéciales») tandis que la Chine a établi sa première base militaire hors de ses frontières, à Djibouti et développe à toute allure une imposant flotte de combat et que le Japon se dirige avec toujours plus de détermination vers son réarmement; de même la course aux armements dans le monde a repris avec une intensité qui n’avait pas été constatée depuis des années (les derniers chiffres publiés indiquent une augmentation de 4% de dépenses mondiales d’armement, chiffre le plus élevé depuis dix ans).

Le regain d’agressivité de l’impérialisme français s’inscrit donc dans le cadre de l’aggravation des tensions et des heurts inter bourgeois dans le monde.

Nous allons en faire une description sommaire, en commençant par le « théâtre » africain où l’impérialisme tricolore a une longue et sanglante histoire.

 

Le « pré carré » africain

 

En dépit de son recul sur le plan économique face surtout à la progression des ventes chinoises (3) et sur le plan politique face notamment à l’influence croissante de la Russie dans certains pays (comme la Centrafrique), l’impérialisme français maintient pour l’essentiel sa domination sur ce que l’ancien président socialiste Mitterrand appelait son «pré carré», c’est-à-dire ses anciennes colonies ouest-africaines.

Si la France a perdu son rang de deuxième partenaire commercial au niveau mondial de l’Afrique, elle est toujours son premier partenaire européen (devant l’Espagne et l’Allemagne). Pour ce qui est du volume des investissements dans l’ensemble du continent, elle reste, selon des chiffres datant de 2017, le premier investisseur en termes de stock (53,5 milliards d’euros), devant les Etats-Unis (41,9), puis la Grande-Bretagne (38,5), les investissements chinois talonnant ceux de cette dernière (38,4), suivis par ceux de l’Italie (23,4); plus loin on trouve ensuite l’Allemagne (11) et la Suisse (10) devant le Japon (6,5), le Portugal (6,3), l’Espagne (5), etc. (4).

Au-delà de ces chiffres bruts, quand on examine l’évolution des investissements, on constate une très forte progression chinoise: 65% d’accroissement des investissements en 5 ans, alors que sur la même période les investissements de l’ancienne puissance coloniale britannique ont baissé de 11%.

Les investissements japonais ont connu une baisse similaire (-14%) tandis que les américains se sont effrités (-4%). Les investissements allemands et italiens ont enregistré un véritable boom : respectivement 37% et 64%. Quant aux investissements français ils ont connu sur la période une progression plus modeste, mais non négligeable: 17%: les capitaux français font mieux que résister à la pression des capitaux concurrents dans leur «pré carré» et à l’extérieur de celui-ci.

Ces investissements des pays impérialistes sont le plus souvent géographiquement fortement localisés dans les anciennes colonies ou dans les pays producteurs de matières premières: pétrole au Nigeria ou en Angola, matières premières diverses en Afrique du sud, etc. Les investissements japonais sont ainsi concentrés à 85% en Afrique du sud (mais ils devraient se développer au Mozambique où des projets pétroliers sont prévus), à 30% pour les investissements britanniques, dans le secteur minier sud-africain. Si les investissements chinois en Afrique situent à la première place en Ethiopie et au Soudan, les volumes les plus importants se retrouvent là aussi en Afrique du sud, devant le Congo (dans les mines de cuivre et de cobalt) et l’Angola (pétrole). Les investissements américains privilégient l’Egypte, les italiens, attirés par les ressources de pétrolières, se concentrent en l’Algérie (où ils occupent le premier rang, loin devant les américains et les français) et en Egypte, les espagnols au Maroc, les portugais en Angola.

Quant à l’impérialisme français il est toujours le premier pays investisseur dans ses anciennes colonies de Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Niger ou du Congo-Brazzaville, etc., sans parler du Maroc; mais il l’est également devenu au Nigeria, en Angola ou au Ghana, pays qui étaient traditionnellement en dehors de sa zone d’influence (par comparaison la Grande Bretagne ne garde le premier rang qu’en Afrique du Sud).

Les experts américains avaient constaté depuis longtemps que l’Afrique était la seule région du monde où la France menait une politique extérieure au plein sens du terme, c’est-à-dire défendait ses intérêts économiques et autres par toute une gamme de moyens: diplomatiques, politiques, financiers, monétaires (le franc CFA qui aurait dû disparaître en 2020 est toujours en place, sous dépendance de la Banque de France) et... militaires. On ne dénombre pas moins de 58 interventions militaires françaises en Afrique depuis les indépendances!

L’importance économique pour l’impérialisme français des pays du «pré carré» africain n’a cependant pas cessé de décliner au cours des décennies qui se sont écoulées et corrélativement la présence militaire s’est réduite; parmi les dirigeants bourgeois des voix se font entendre pour critiquer le «mauvais investissement» que représentent les soldats français dans des pays africains aux ressources limitées. Un rapport parlementaire concluait mélancoliquement en 2014: «La France n’a plus les moyens d’entretenir «l’Armée d’Afrique»». Et sous Sarkozy l’impérialisme français avait procédé à une modification de son dispositif militaire pour en diminuer les coûts, en réduisant les bases militaires et le nombre de soldats présents sur place : le maintien de seulement 3 bases militaires (au Sénégal, à la Réunion et à Djibouti) était jugé suffisant pour assurer la défense des intérêts de la France sur le continent et son rôle de gendarme de son pré carré ; mais la base du Gabon sera finalement maintenue avec plusieurs centaines de soldats pour la protection du régime et des intérêts pétroliers de Total ; en outre la réorganisation du dispositif militaire français prévoyait d’impliquer davantage les armées locales dans la défense de l’ordre impérialiste – éternel vœu pieux de Paris…

Il ne faut pas s’y tromper ; les capitalistes présents sur le continent ne sont pas principalement de petites entreprises, vestiges attardés de la « Françafrique » coloniale d’autrefois ; ils s’y trouvent des hommes d’affaires on ne peut plus influents au sein des cercles du pouvoir français comme un Bolloré par exemple et des entreprises de premier plan (Total, Vinci, Bouygues, Areva, Alsthom, pour n’en citer que quelques-unes). Le rapace impérialisme français n’est donc pas prêt à lâcher sa proie africaine.

 Depuis Sarkozy en effet les interventions militaires françaises se sont accrues, tout particulièrement avec les opérations au Mali décidées par le gouvernement Hollande. Macron a continué dans cette voie. Au début 2020 plusieurs centaines de soldats supplémentaires ont été envoyés au Mali, faisant passer officiellement leur nombre à plus de 5100 (le chiffre réel étant probablement supérieur); pendant toute l’année ces troupes ont mené des combats contre des rebelles dits «djihadistes» et «terroristes».

Elles sont également intervenues au Burkina Faso et au Niger. Enfin des opérations aériennes dites «d’intimidation» ont été menées fin 2020 et début 2021 en Centrafrique pour soutenir le gouvernement en place face à une rébellion armée. Des bases militaires plus ou moins permanentes ont été établies au Tchad, au Mali et au Niger.

L’ingérence de l’impérialisme français dans les affaires des pays africains ne se manifeste bien sûr pas uniquement par des interventions militaires: celles-ci ne sont que la manifestation la plus extrême de celle-là. En dehors de la présence économique qui en est le soubassement, l’ingérence politique est constante.

 

Le coup d’Etat au Mali

 

Sans vouloir ni pouvoir détailler les ficelles le récent coup d’Etat au Mali en donne un exemple supplémentaire ; en août 2020 les militaires maliens ont renversé le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) qui avait perdu les faveurs de Paris. IBK avait aussi été confronté à des manifestations de rue à Bamako à la mi-juillet appelant à sa démission et s’opposant à la présence militaire française ; la répression sanglante de ces manifestations avaient avait probablement fait une vingtaine de morts et des dizaines de blessés par balles réelles ainsi que par des « exécutions extrajudiciaires » commises par la police et la FORSAT, la force anti-terroriste malienne particulièrement efficace pour terroriser et massacrer des manifestants désarmés ; ces atrocités expliquent l’accueil au départ favorable réservé aux militaires putschistes par la population.

Bien qu’il soit le premier producteur africain de coton, et le troisième d’or, le Mali est l’un des pays les plus pauvres du monde : les bénéfices de ses ressources vont dans les caisses des sociétés impérialistes et des clans bourgeois au pouvoir. Dernièrement IBK avait docilement suivi les injonctions impérialistes (FMI) de « libéraliser » la production cotonnières, au détriment des petits producteurs (forte baisse du prix d’achat garanti).

Le gouvernement français a bien entendu condamné, comme les autres pays et la communauté africaine (CDEAO, Union Africaine), ce coup de force «anti-démocratique». Mais c’était pour la forme car il avait définitivement abandonné son ancien protégé ; il s’est bien gardé de suspendre l’aide militaire comme l’ont fait les USA ou de décréter des sanctions économiques comme les pays africains. Les visites officielles des ministres de la Défense et des Affaires étrangères français au Mali à l’automne dernier en ont fait la preuve que les liens avec la junte militaire n’étaient en rien rompus. Mais les responsables français voulaient aussi dissuader cette dernière de négocier avec les groupes rebelles : « on ne peut pas dialoguer avec des groupes djihadistes qui n’ont pas renoncé au combat terroriste » a ainsi déclaré Florence Parly, la ministre des armées, le 3/11 à Bamako. Ces négociations, vues favorablement par les centaines de milliers de personnes qui auraient fui les zones de combat, avaient permis début octobre la libération des 4 otages (dont 3 européens) contre l’élargissement de près de 200 supposés  « djihadistes » : mais pour l’impérialisme français il faut mettre un terme à de telles négociations qui risquent de compromettre sa présence militaire et, partant, son influence politique sur la région.

Les responsables militaires qui affectent de craindre un retrait de la France du Mali n’ont pas de raison de s’inquiéter : l’annonce prévue de la diminution du nombre de soldats sur le terrain n’augure en rien d’un tel retrait. Dictée par le coût des opérations (estimé par les spécialistes à un milliard d’euros ou peut-être davantage pour 2020, les chiffres véritables restant secrets), cette diminution ne signifie pas la fin d’une intervention militaire qui dure déjà depuis plus de 7 ans ; elle risque de durer encore longtemps, les troupes locales, onusiennes, voire européennes n’étant pas au rendez-vous ; l’impérialisme français a échoué à mobiliser ses alliés européens au nom de la « lutte antiterroriste » (à l’exception de l’Estonie qui a envoyé 40 soldats…) : les Etats européens savent pertinemment qu’il s’agit en réalité de soutenir les intérêts français…

La dénonciation et la lutte contre l’exploitation et la domination impérialistes françaises en Afrique est donc plus nécessaire que jamais ; c’est un devoir de classe pour les prolétaires d’ici. Non par souci moral, éthique ou démocratique, mais parce que les capitalistes français en tirent une force supplémentaire pour maintenir leur pouvoir contre les prolétaires ; mais aussi et surtout parce que c’est une nécessité pour souder les rangs prolétariens par-delà les nationalités et les frontières nationales en faisant la démonstration que les prolétaires de France non seulement ne sont pas complices des crimes de « leur » bourgeoisie, mais en sont au contraire les ennemis irréductibles.

(A suivre)

 


 

(1) Dans la propagande officielle il est de rigueur de n’utiliser que le terme de «Djihadistes». Lorsque Sophie Pétronin, l’otage franco-suisse libérée, avait parlé de «groupes armés» au Mali, cela avait suscité «l’indignation» du général Lecointre. Lors d’une audition au Sénat le 14/10, le Chef d’état-major des Armées a répliqué qui il s’agissait, non de groupes armés mais d’«une organisation terroriste internationale» alors que «les militaires français sont des soldats d’une armée régulière, qui se battent dans le respect du droit international, dans le respect du droit de la guerre, en maîtrisant leur violence et qui sont liés, au-delà de la mission, par une éthique particulièrement exigeante».

Les victimes de la soldatesque française lors des guerres coloniales ou plus récemment lors du massacre d’Ouvéa en Nouvelle Calédonie, auraient été contentes de l’apprendre.

(2) voir le communiqué de Médecins sans frontières du 6/1/21.

(3) Au début des années 2010 la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique, détrônant les Etats-Unis et passant devant la France.

(4) Cf Thierry Pairault, «Investissements en Afrique: la Chine et les «partenaires traditionnels»», Afrique Chine Europe, 23 janvier 2020. Voir aussi les statistiques d’Eurostat, 2020. Ce classement est cependant approximatif l’auteur ayant écarté les investissements classés hollandais faute de pouvoir déterminer leurs origines réelles, beaucoup de grandes entreprises ayant constitué des holdings dans ce pays pour des raisons fiscales, à partir desquelles elles font transiter leurs capitaux pour des investissements extérieurs (c’est semble-t-il le cas de Renault par exemple).

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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