Vents de guerre en Europe

(«le prolétaire»; N° 542; Sept.-Oct.-Nov. 2021)

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Dans un numéro de mars dernier, l’hebdomadaire britannique The Economist a publié un article sur les perspectives du haut commandement de l’armée française dans le cadre d’une hypothétique guerre de «haute intensité» qui pourrait se développer sur le territoire européen et «avec un grand nombre de victimes civiles». (1) L’article sert donc à évoquer indirectement la possibilité d’un conflit à grande échelle impliquant les principales puissances impérialistes d’Europe vers 2030. S’appuyant sur les conclusions du groupe de réflexion de l’armée française et sur les déclarations de son chef d’état-major, Thierry Burkhard, The Economist explique que l’hypothèse de travail des forces armées françaises (et donc de l’État français) est qu’une «confrontation majeure» avec la Russie, la Turquie ou les pays d’Afrique du Nord d’une virulence «jamais vue depuis la Seconde Guerre mondiale» va se développer. Dans cette optique, l’armée française, ainsi que les armées britannique, belge et américaine, effectueront en 2023 des exercices d’entraînement dans les Ardennes et en mer impliquant 10 000 soldats, entamant ainsi un plan de préparation des forces armées à d’éventuelles confrontations au cours de la prochaine décennie.

De son côté, sans arriver aux hauteurs de la vision française, c’est-à-dire sans donner à la planification militaire des années à venir une justification géopolitique d’une telle portée, l’état-major espagnol a fixé à 2035 (cinq ans seulement après la date française) l’échéance d’une réorganisation de l’armée. Nous disons que les perspectives espagnoles sont plus modestes car, bien qu’elles aillent dans le même sens que les perspectives françaises, elles ne leur donnent aucune justification au-delà de la nécessité d’améliorer la capacité opérationnelle des troupes au sol. En tout cas, la nécessité de cette amélioration et la réforme elle-même vont dans le même sens que les déclarations publiques de l’armée française. Dans le cas de l’Espagne, il s’agit du projet «Force 2035», un plan de recomposition des troupes terrestres visant à leur donner une capacité opérationnelle en milieu urbain, avec des populations civiles hostiles, etc. Cette approche est très voisine, sur le plan technique, de celle de l’armée française. En revanche, l’élaboration du plan se fera dans le cadre du «cycle militaire 2017-2024», c’est-à-dire à des dates similaires au démarrage du modèle français.

Au-delà des coïncidences dans les dates, qui peuvent être plus ou moins exactes, ce qui est certain, c’est que les approches de ces deux armées (qui seront sans doute communes à celles entretenues par d’autres pays, il suffit de voir la collaboration qu’ils demandent dans leurs documents respectifs aux alliés traditionnels) indiquent que la perspective d’une guerre au cœur de l’Europe peut être relativement proche.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Cela signifie que les tensions politiques et militaires entre rivaux qui, jusqu’à présent, s’évacuaient par le biais de pays tiers, sur des territoires plus ou moins éloignés et toujours de manière indirecte, pourraient s’accroître au point de rendre inévitable une confrontation militaire directe sur le terrain immédiat, qui serait le bassin méditerranéen et l’Europe centrale et orientale. Et, de plus, que cela se ferait dans un laps de temps relativement court, dans la mesure où les militaires français ne donnent pas plus de 10 ans de délai pour la survenue d’un tel scénario.

De même qu’au cours des dix dernières années, nous avons vu réapparaître le spectre des crises économiques dévastatrices, des guerres localisées dans la périphérie capitaliste, etc., selon les rédacteurs de The Economist, un présent peut-être plus immédiat qu’on ne le supposait jusqu’ici fera resurgir le spectre des grandes guerres du siècle dernier.

 

La guerre et la propagande bourgeoise

 

Le problème de la guerre n’a jamais vraiment disparu de la carte. Non pas parce que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les guerres périphériques, par lesquelles les grandes puissances impérialistes s’affrontent en utilisant d’autres armées et pays comme intermédiaires, sont une constante, mais parce que la guerre joue un rôle crucial dans le discours que la classe bourgeoise répète constamment sur son monde. Ce n’est pas pour rien que cette classe est la première à se vanter, dans tous les pays développés, d’avoir pu éliminer le recours à la guerre comme moyen normal de résolution des conflits entre classes et nations. De l’école primaire au service militaire lui-même, là où il est toujours obligatoire, la bourgeoisie répète sans cesse que la paix est l’objectif principal de toute son activité politique et même militaire et que le maintien de la paix fait partie intégrante de son système politique.

Évidemment, rien n’est plus faux : la bourgeoisie est arrivée au pouvoir en renversant les classes dirigeantes féodales ou les puissances impérialistes qui dominaient les territoires colonisés et l’a fait au moyen de guerres révolutionnaires, qui ont toujours eu un double aspect national (guerres civiles contre le pouvoir des seigneurs et pour le maintien du pouvoir bourgeois une fois conquis, Ces guerres n’ont pas été sans effusion de sang, brèves ou humanitaires, comme l’a montré le long cycle des guerres d’indépendance nationale, de l’Inde à l’Algérie, en passant par le Vietnam et l’Angola, au cours du XXe siècle.

Que la bourgeoisie soit née comme classe dominante, qu’elle ait élevé son ordre et l’ait généralisé au moyen de la guerre, est un fait indéniable. Mais il est également indéniable que cet ordre est également maintenu par la guerre : la bourgeoisie n’a pas seulement lutté contre les classes dominantes de l’Ancien Régime, mais a eu dès sa naissance la nécessité d’affronter d’autres classes bourgeoises nationales pour imposer ses intérêts commerciaux, économiques et politiques partout où ceux-ci nécessitaient le soutien de la force armée. La bourgeoisie anglaise, victorieuse de sa révolution depuis le XVIIe siècle, a affronté sans hésitation les troupes de la France napoléonienne, et a même soutenu ses ennemis féodaux contre cette dernière, une fois qu’elle les a reconnus comme alliés pour le maintien de son influence sur le continent européen. Auparavant, cette bourgeoisie anglaise, qui se vante aujourd’hui de porter dans son sang l’essence même de la démocratie, avait combattu la rébellion bourgeoise de ses colonies américaines dans une guerre terriblement sanglante qui a duré huit longues années. Et elle le fera, des décennies plus tard, avec une sauvagerie inhabituelle contre les rebelles irlandais... Et nous ne prenons ces exemples que pour montrer que le recours à la guerre est également valable lorsque l’affrontement se fait contre les classes bourgeoises émergentes. Car au-delà, le souvenir des guerres mondiales qui ont ravagé l’Europe, des guerres d’indépendance des colonies africaines et asiatiques, etc. et, bien sûr, de la guerre que la coalition des puissances impérialistes a menée contre le prolétariat révolutionnaire qui s’est imposé comme classe dominante à Paris 1871 et à Petrograd 1917, montrent que les bourgeoisies de tous les pays ont passé beaucoup plus de temps à planifier, organiser et mener des guerres qu’à vivre en paix, que la guerre est consubstantielle à leur ordre social et que le recours à celle-ci flotte toujours dans l’air des relations entre classes et nations.

Il est vrai que toutes les guerres ne sont pas égales, mais nous ne disons pas cela dans le sens où le fait la bourgeoisie. Pour la bourgeoisie, une guerre ou une autre est juste et nécessaire selon qu’elle est juste et nécessaire pour elle ; c’est-à-dire si elle est menée pour la défense de ses propres intérêts nationaux, et elle trouve toujours un moyen de la justifier (guerre contre le terrorisme, pour la défense de la souveraineté nationale attaquée, etc.) Pour les marxistes, une guerre est nécessaire (juste est un mot que nous préférons laisser aux moralistes) quand elle défend les intérêts d’une classe qui représente les forces révolutionnaires de la société. C’est pourquoi les guerres de la bourgeoisie révolutionnaire, qui ont affronté le pouvoir féodal et l’ont finalement renversé sur une grande partie du globe, étaient nécessaires. Comme était et est nécessaire la guerre révolutionnaire du prolétariat, qui a exactement le même but d’éliminer la classe dominante. Et pour la même raison, les guerres que se livrent les différentes bourgeoisies pour le partage des marchés, les guerres impérialistes, ne sont ni nécessaires ni à accepter en aucune façon ; elles ne peuvent représenter un pas dans un sens révolutionnaire, elles sont un soutien de l’ordre bourgeois, un renforcement du pouvoir de classe de la bourgeoisie et un affaiblissement à tous égards de la classe prolétarienne.

Cependant, bien que l’histoire de la domination de classe de la bourgeoisie et son propre présent soient ponctués de brutaux affrontements armés, pour une grande partie de la classe prolétarienne européenne et américaine, l’idée de la paix, d’un monde où la guerre est relativement absente, est une monnaie courante. Cela n’est pas seulement dû (ou plutôt ce n’est dû que dans une infime partie) à la propagande de la classe bourgeoise avec le slogan de la paix: sa responsabilité, qui est une partie très importante de l’ordre bourgeois, revient aux forces politiques et syndicales du collaborationnisme interclassiste, aux partis sociaux-démocrates, staliniens et post staliniens, qui oeuvrent de toutes leurs forces à la diffusion du mythe du progrès pacifique et démocratique de l’humanité.

Traditionnellement, ces courants ont réussi à maintenir leur influence sur la classe prolétarienne là où la bourgeoisie ne le pouvait pas, précisément parce qu’ils prétendaient représenter les prolétaires dans leur lutte contre celle-ci. Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur l’explication du caractère politique et social de l’opportunisme et sur les raisons de son influence croissante parmi les prolétaires, chose qui a été traitée dans notre presse à de nombreuses reprises (2) ; il nous suffit de souligner qu’un point important de cet accroissement est précisément la défense qu’il a prétendu faire de la paix contre le bellicisme de la bourgeoisie. De même que la fonction fondamentale de l’opportunisme consiste à lier le prolétariat à la bourgeoisie en lui faisant assumer les intérêts généraux de cette dernière comme les siens propres, en identifiant le sort des deux classes par la défense de mystifications telles que l’État au-dessus des intérêts de classe, la démocratie ou le système parlementaire, une de ses fonctions particulières est de nier que la guerre, et en particulier les guerres impérialistes de rapine, par lesquelles les différentes bourgeoisies s’affrontent pour le contrôle des zones d’influence économique, des matières premières, etc., sont la responsabilité collective de la classe bourgeoise dans son ensemble et donc du système capitaliste en tant que tel.

La position du stalinisme face à la guerre impérialiste et le triomphe de la contre-révolution signifiait la diffusion parmi la classe prolétarienne de tous les pays d’une politique calquée sur celle qui avait été maintenue par la IIe Internationale. Les partis communistes nationaux ont été utilisés à la fois pour attacher le prolétariat au char de la bourgeoisie locale et pour défendre les intérêts impérialistes de l’État bourgeois russe naissant. Cette double fonction, qui s’est également développée sur le terrain de la propagande, a donné naissance au slogan qui s’est depuis lors répandu : les guerres impérialistes sont la responsabilité de quelques bourgeois, avides et cruels, qui rompent l’équilibre international et qui doivent être tenus pour seuls responsables. Il est clair que ces bourgeois avides et belliqueux étaient identifiés à l’ennemi du moment de la Russie. C’est ainsi que nous avons vu d’abord l’alliance entre la Russie et la France contre l’Italie et l’Allemagne, concrétisée en termes de politique intérieure dans les Fronts Populaires de 1935 ; puis à la suite du pacte Ribbentrop-Molotov d’alliance avec l’Allemagne nazie, l’ennemi est devenu «l’Angleterre ploutocratique» ; et ce fut enfin l’alliance avec l’Angleterre, les États-Unis et la France de Charles de Gaulle, qui a duré pendant toute la Seconde Guerre mondiale. Pendant ce temps, la classe prolétarienne était une fois de plus massacrée sur les champs de bataille. La défense de l’alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie contre le «nazi-fascisme» de l’Allemagne et de l’Italie condamnait les prolétaires à une défaite d’autant plus dure qu’elle venait de celui qui avait été le grand rempart de la lutte révolutionnaire et anti-bourgeoise.

La paix ultérieure, bâtie sur les millions de morts tombés en Europe, en Amérique, en Asie et en Afrique, a vu le triomphe de cette politique antimarxiste, qui s’est imposée depuis lors, en inoculant aux prolétaires une explication des guerres impérialistes comme des phénomènes déconnectés du monde capitaliste, comme des particularités dont seules quelques puissances, quelques multimillionnaires, avides dans leur soif de richesse et manquant de solidarité avec le reste des pays, sont responsables. Cette doctrine de la guerre s’est tellement enracinée que même si le vecteur de sa propagation, le mythe de la Russie socialiste, s’est effondré en 1991, le mythe de la «guerre juste» demeure. Il a été si utile à la classe bourgeoise qu’elle l’a enlevé à son porteur traditionnel et l’a maintenu en vie pour continuer à l’utiliser comme justification dans le monde entier de ses politiques impérialistes.

La bourgeoisie se prépare à des guerres de haute intensité ; le prolétariat devra se préparer à y répondre par le recours à la lutte révolutionnaire généralisée !

 


 

 (1) «The French armed forces are planning for high-intensity war», The Economist, 31/3/2021

 (2) Voir les Fils du Temps regroupé dans la série «Le prolétariat et la guerre», Programme Communiste n° 79 et 80

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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