Suisse :

Grève des coursiers de Smood.

Quelles leçons ?

(«le prolétaire»; N° 544; Mars - Juin 2022)

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L’exploitation sans limite

 

En Suisse romande, Smood est l’une des principales sociétés de livraison à domicile des commandes de repas de restaurant et de nourriture des particuliers. Elle se targue d’être la plus dynamique et vise de devenir la plus puissante en Suisse face à des concurrents comme EAT.ch, Uber Eats ou Just Eat. Mais derrière Smood, il y a la Migros, la plus puissante des entreprises de distribution en grande surface, avec un chiffre d’affaire de 28 milliards d’euros en 2021 et un bénéfice net de 650 millions d’euros. Elle participe à hauteur de 35 % au capital de Smood et il n’est pas impossible qu’un jour elle absorbe ce petit pion comme elle a l’habitude de faire avec bien d’autres pour élargir encore son assise de services sur le marché, ou qu’elle le recrache si une meilleure opportunité se présentait.

Avec un tel socle financier, Smood reste certainement promis à un bel avenir capitaliste. Mais son développement ne dépend que très secondairement de son financement en capital, il repose essentiellement sur sa capacité à exploiter et tirer le maximum de profit de ses 1200 coursiers au statut de travailleurs taillables et corvéables à souhait.

Smood a plus d’une astuce pour faire pression sur les coursiers. Elle utilisait jusqu’à récemment les services de sous-traitance d’AlloService, qui lui permettaient d’obtenir une encore plus grande flexibilité des travailleurs. Ce sous-traitant travaillait en fait pour le compte quasi exclusif de Smood, et quand celle-ci voulait « dégraisser » elle le faisait par le biais de celui-ci. En été 2021, suite à des « désaccords » entre les deux sociétés selon la version officielle, il était question de licencier 250 coursiers d’AlloService, chiffre qui serait ensuite passé à 150 ou 120. Smood ayant bloqué sa plateforme à ce sous-traitant, la question a été vite réglée. UNIA (1) a réagi comme d’habitude savent le faire les larbins, en réclamant « l’ouverture d’une procédure de consultation », et finalement s’est félicité de la bonne responsabilité de Smood : « …un énorme pas en avant a été effectué par Smood à la suite de cette affaire », « La société a décidé de mettre fin à ce système de sous-traitance. Elle ne fait certes que respecter ses obligations légales, mais c’est une bonne nouvelle pour les livreurs qui seront protégés par un cadre légal défini (sic). » (2), et ensuite en rappelant à la « marraine » Migros « ses responsabilités » !

Mais le cynisme de Smood en matière de sous-traitance ne s’arrête pas là. L’entreprise se revendique de 1200 employés, mais 500 d’entre eux ont des contrats avec une autre société dite de location de service ou, sous une autre appellation, d’agence d’intérim : Simple Pay. Les conditions de travail et de rémunération sont encore pires que chez Smood qui prend sa part de profit au passage. Simple Pay va jusqu’à imposer, selon un système bien connu en Angleterre, des contrats 0 heure, c’est-à-dire que le travailleur à l’obligation de se tenir complètement à disposition de Simple Pay, mais sans aucune garantie d’ordre de livraison. Avantage pour Smood : disposer d’un réservoir flexible de forces de travail, que l’on peut pomper ou vider au gré des besoins immédiats du marché de la livraison à domicile. Smood, Simple Pay, AlloService : c’est le monde cynique de la recherche du profit par l’exploitation la plus honteuse des prolétaires. A noter que lors de la grève des coursiers c’est Simple Pay qui a fourni les coursiers jaunes pour pallier l’absence des grévistes.

Les conditions de travail chez Smood sont semblables à celles des autres sociétés de service livraison : bas salaire, horaires incontrôlés et élastiques, temps d’attente non comptabilisé, indemnités misérables pour le matériel, trajet payé forfaitairement au rabais et non au temps, statut ubérisé des coursiers. Les heures supplémentaires ne sont fréquemment pas payées. Les coursiers n’ont pas la possibilité de savoir si leurs clients ont sélectionné la course avec un pourcentage additionnel de pourboire, le système de plateforme est opaque à ce sujet. Seul le patron connaît les comptes et finalement peut faire ce qui lui plaît des pourboires. Dans la panoplie des mesures d’exploitation, il y a les pénalités pour les livraisons que Smood n’estime pas correctement faite, mais aussi pour le selfie s’il est jugé défectueux ou la tenue pas correcte (avant de démarrer sa livraison, chaque coursier doit se prendre en photo, pour prouver qu’il est bien en tenue Smood et qu’il est bien équipé de son sac Smood). Le journal « Blick » du 18.11.2021 reportait à ce sujet les propos révélateurs d’une coursière : «On a tenté de déduire un peu plus de 40 francs de mon salaire parce que le sac McDonald’s qui contenait une commande avait lâché. Mais on peut aussi être pénalisé parce qu’on n’a pas bien fait notre selfie» (…) «J’ai dû attendre jusqu’à octobre pour qu’on me verse mon argent. C’est allé jusqu’à 10 heures de travail non-payées et j’ai dû insister pour en voir la couleur. Malheureusement, il y a des coursiers qui, après avoir fait pression des mois, ne sont jamais payés. Ils finissent par abandonner. C’est du vol».

Un autre témoignage exprime la réalité du travail d’esclave : « «Je travaillais sept jours sur sept et je ne gagnais que 2000 francs par mois. Après déduction des frais, il ne me restait que 1000 francs. Si nous habitions en France, il serait peut-être possible de s’en sortir, mais à Genève, avec deux enfants, le loyer, les assurances et les impôts… J’ai passé des journées de 8h à 18h pour n’être payé que quatre heures. Ce n’était pas possible de continuer. » (3)

A cela s’ajoute la concurrence entre les coursiers pour décrocher les commandes, situation qui objectivement rend l’unité et la solidarité plus difficile. Une fois encore un témoignage illustre bien le problème : «  Avant le mois de septembre 2021, on donnait nos disponibilités pour le mois et les managers nous donnaient nos horaires. Maintenant, nous devons nous inscrire nous-mêmes pour les shifts tous les jours. Ils sortent tous les jours à 4 h 24 du matin et comme c’est premier arrivé premier servi, nous devons mettre un réveil toutes les nuits pour nous connecter. Cela engendre une compétition malsaine entre les livreurs·euses. Et ça devient de plus en plus difficile d’obtenir des shifts de plus de 5 heures par jour. Je dois travailler 7/7 pour réussir à avoir mes 175 heures par mois. » (4)

 

La grève des coursiers

 

Pour lutter contre ces conditions extrêmes d’exploitation capitaliste, un groupe de coursiers de Smood, à Yverdon (Canton de Vaud) a commencé à se mobiliser et se mettre en grève le 2 novembre 2021. Leur mouvement de grève c’est ensuite étendu à une dizaine d’autres villes, dont les principales, Genève, Lausanne et Neuchâtel. Le nombre de grévistes de 80 à 100 est certainement respectable dans l’environnement social en Suisse, mais ce n’est pas le signe que la grève était très suivie et qu’elle ait pu réellement bloquer les services de Smood, donc s’attaquer à ses profits. Mais malgré les difficultés à faire de cette lutte un mouvement compact, elle doit être saluée car elle a eu le grand mérite de rappeler que sans mobilisation active, sans l’arme de la grève, les travailleurs sont totalement impuissants face à l’exploitation capitaliste et face aussi au rempart bicéphale patronat-syndicats de la Paix du Travail et de la collaboration de classe totalement institutionnalisée en Suisse.

Les revendications des coursiers concernent principalement l’augmentation du salaire horaire, le paiement des temps d’attente, l’augmentation des frais de travail et des déplacements, l’arrêt de l’arbitraire patronal sur les salaires, les pourboires, les pénalités.

L’éparpillement géographique sur plusieurs Cantons, la faiblesse quantitative de la mobilisation de grève, ont permis à l’UNIA de se placer rapidement comme interlocuteur des coursiers en lutte. L’UNIA a entraîné ensuite le mouvement dans ses atermoiements démocratiques, ses appels au secours des autorités, ses appels au dialogue et à la négociation, ses appels au recours individuel des tribunaux de prud’hommes (5), ses impuissantes pétitions. L’objectif réel mais caché d’UNIA était de s’appuyer sur la grève pour se promouvoir interlocuteur-partenaire social de Smood, s’imposer comme partenaire syndical pour développer une Convention collective du travail (CCT) et ensuite, au travers d’organismes comme les commissions paritaire d’entreprise, assurer la paix sociale dans l’entreprise pour la suite de son existence.

 

La guerre fratricide des bonzeries syndicales

 

Le 19 mai 2022, un coup de tonnerre fracasse le petit monde syndical : l’UNIA venait de se faire souffler le partenariat social par un autre syndicat de l’USS. La presse annonçait en effet ce jour-là la conclusion d’une CCT entre Smood et Syndicom (6). Cette convention est le résultat d’un an et demi de tractations dans le secret le plus absolu, le plus total. Le concurrent UNIA, qui utilisait la grève des coursiers pour se mettre en avant comme partenaire social de Smood, a appris la nouvelle par la presse. Les coursiers ont disposé de 2 jours pour répondre à cette proposition, histoire de couper l’herbe sous les pieds des grévistes. Gageons que les récalcitrants se retrouveront dans une liste noire de Smood qui, CCT ou pas, a mille façon de les pousser dehors.

Les conditions de travail et salaire décrites, parfois de manière vague, dans cette convention sont évidemment loin des revendications des coursiers en lutte. Mais il est clair aujourd’hui que cette convention vient totalement court-circuiter la lutte et agit comme un formidable dérivatif. Elle va avoir une force d’attraction difficilement contournable pour canaliser vers elle toutes les discussions sur les conditions de travail chez Smood et ainsi ramener les contestataires autour de la table de négociation, représentés officiellement et bien encadrés par le syndicat Syndicom, devenu syndicat-maison.

Mais pourquoi tant de perfidie chez les syndicats de l’USS ?

Entre les syndicats, fussent-ils affiliés à la même maison sociale-démocrate et comme dans tous les pays voisins, il existe une guerre d’influence pour accroître leurs positions réciproques dans les branches industrielles et de services ainsi que dans les structures sociales. Les motifs de cette guerre n’expriment pas vraiment des différences politiques, ils sont à chercher dans les questions financières. Plus d’influence veut dire aussi une meilleure rétribution des services de maintien de la paix sociale rendus au patronat, que ce soit par le biais des retenues « professionnelles » ou celui d’autres sources.

En Suisse, mais pas que…, le financement des syndicats est absolument opaque, opacité entretenue dans une entente parfaite entre eux et le patronat. Pour illustrer les besoins financiers syndicaux, l’UNIA fonctionne avec des recettes s’élevant à 143 millions de francs (chiffre 2019), soit environ 136 millions d’euros. La principale source de revenus c’est le prélèvement généralement de 5 à 10 francs par mois sur les salaires des travailleurs dépendant d’une CCT, les syndiqués cotisant aux syndicats signataires pouvant se faire rembourser ce prélèvement, mesure héritière de la Paix du Travail de 1937. Evidemment seuls les syndicats siégeant à la Commission Paritaire prévue dans la CCT bénéficient de la manne. Bonne pioche pour Syndicom, mauvaise pour l’UNIA !

Dans le cas de Smood, la toute fraîche CCT prévoit que: « L’employeur perçoit auprès des collaborateurs/collaboratrices soumis(e) au champ d’application de la CCT et qui ne sont pas affilié(e)s à un syndicat signataire de la convention une contribution mensuelle aux frais d’exécution d’un montant correspondant à 0,025% du salaire de base. » C’est-à-dire que pour 2000 francs de salaire brut, la contribution est de 5 francs.

L’UNIA s’offusque de ce coup tordu à l’odeur mafieuse : « les grévistes et leur syndicat le plus représentatif ont été totalement écartés des négociations, c’est inadmissible ! ». Mais pourquoi ne se félicite-t-elle pas que Smood ait signé une CCT, c’était le but même de son « soutien » à la grève ? En tout cas Syndicom a obtenu ce que l’UNIA cherchait elle-même à atteindre : enfermer les prolétaires de Smood dans le carcan d’une CCT, liée à l’obligation de respecter cette Paix du travail inscrite jusque dans le Code des Obligations (7), les rendre prisonniers des procédures bureaucratiques de « règlement des conflits » et ainsi dévier toute velléité d’action classiste dans le bourbier du sacro-saint « dialogue social » de la collaboration de classe.

Aujourd’hui cette CCT vient de s’inviter dans la lutte des coursiers comme un élément de division des travailleurs, ceux – minoritaires déjà – qui veulent continuer leur lutte directe et ceux qui se contenteront des quelques miettes de la CCT.

 

Quelles leçons tirer de la lutte, peut-on la reprendre?

 

La grève des coursiers de Smood a été suivie plus ou moins longtemps selon les régions et n’a pas réussi à obtenir satisfaction sur ses revendications, soumise qu’elle était aux difficultés de mobilisation, à l’inexpérience, aux constantes déviations syndicales de l’axe de la lutte, et finalement à la sortie du chapeau de Smood d’une CCT inattendue.

Mais leur lutte ne pourra revivre que si les coursiers sortent de l’influence et des bras des syndicats, de l’UNIA en particulier et de Syndicom qu’ils pourront difficilement éviter dorénavant. Ces syndicats continueront à les balader d’une table de négociation à une autre, d’un tribunal bourgeois à un autre, d’une pétition stérile à une autre, d’un appel larmoyant à l’arbitrage des autorités bourgeoises à un autre, d’un appel à la raison aux patrons à un autre, d’un appel à l’opinion publique à un autre.

Cette situation d’une lutte hautement trahie par les directions syndicales n’est pas un fait nouveau. Pour pouvoir renforcer leurs luttes et les organiser en un mouvement classiste, les travailleurs doivent s’organiser en toute indépendance des organisations syndicales, qu’ils soient eux-mêmes syndiqués ou non. Ils doivent s’écarter des voies dites « tranquilles » et « responsables » de la collaboration de classe.

Dans cet univers des coursiers, particulièrement individualisés, atomisés, où les travailleurs entrent même en concurrence directe entre eux, un travail de construction d’une unité classiste est vital pour que les luttes brisent l’éparpillement et cimentent un bloc capable d’affronter les patrons et de déjouer les intrigues, manœuvres, manipulation et autres magouilles syndicales. C’est une condition indispensable pour envisager toute reprise de la lutte une fois ou l’autre.

Non les prolétaires n’ont pas que le choix des négociations et des tribunaux de prud’hommes ! Ils ont leurs moyens de lutte de classe à utiliser et leur indépendance de classe à défendre !

 

25/05/2022

 


 

(1) Principal syndicat affilié à l’USS (Union Syndicale Suisse), organisation faîtière sociale-démocrate très à droite et regroupant l’immense majorité des syndicats en Suisse. Pilier historique et institutionnel de la Paix du Travail.

(2) cf. « L’évènement syndical », journal d’UNIA, n° 22, 2/06/2021

(3) cf. « L’évènement syndical », 9/02/2022

(4) cf. « Solidarités », 14/04/2022

(5) cf. « L’évènement syndical » n° 20 du 18/05/2022 indiquait que : « Les voies de la négociation collective et de la conciliation n’ayant pas abouti, quatre requêtes en droit au travail ont été déposées simultanément auprès des Tribunaux de prud’hommes de Genève, Vaud, Neuchâtel et valais pour un montant de 125’000 francs. UNIA encourage les autres employés de Smood à saisir la justice pour réclamer leur dû. » Autrement dit haro sur l’action collective des travailleurs et leur tentative de résister par la grève. Avec cette déclaration l’UNIA encourage ouvertement les coursiers à cesser leur lutte. Nous sommes la veille du 19 mai.

(6) Syndicom est principalement et historiquement le syndicat des communications et médias, mais aussi sévit dans d’autres branches comme la logistique. C’est le 4ème en importance des syndicats de l’USS.

(7) Le Code des Obligations fait partie du Code Civil suisse et traite du droit privé, notamment commercial.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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