Paix sociale et guerre impérialiste (fin)

(« programme communiste », n° 11, avril-juin 1960)

(La première partie de cet article est parue dans le journal précédent, n° 544)

(«le prolétaire»; N° 545; Juillet - Août 2022)

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La guerre de 1914-18 était donc une guerre impérialiste: le capitalisme allemand, venu trop tard dans l’arène internationale pour avoir des colonies, convoitait celle de ses voisins; l’Angleterre voyait en lui un dangereux rival qui s’infiltrait jusque dans ses propres marchés et qu’il fallait abattre; la France, quoiqu’en partie guérie de sa soif revancharde d’après 1870, avait littéralement poussé à la guerre cet édifice chancelant du tsarisme qui lui était redevable de 10 milliards de franc-or et ne pouvait se libérer de cette dette qu’en visant les dépouilles de l’Empire Ottoman menacé de ruine.

Mais en fut-il autrement de la guerre de 1939-45? Il n’est pourtant pas difficile d’y reconnaître d’identiques causes économiques, les seules qui comptent dans le système de production basé sur la recherche du profit. Entre vainqueurs et vaincus de la première guerre mondiale, le traité de Versailles avait consigné un «partage du monde» qui, par ses exactions et ses absurdités, constituait un véritable défi à toute perspective de pause durable entre les impérialismes exacerbés. Tout comme celle de Guillaume II, l’Allemagne de Hitler étouffait dans son cadre national et réclamait son «espace vital». Pour l’isoler et la maîtriser, la France et l’Angleterre avaient tissé autour d’elle un réseau d’alliances qui les entraînait inéluctablement à défendre les frontières des Etats limitrophes du Troisième Reich dès lors que celui-ci, pour satisfaire son besoin d’expansion économique comme pour sauvegarder sa stabilité sociale, n’hésiterait plus à violer les clauses du traité de 1918. Cette occasion survint à propos de la situation des «sudètes», minorité allemande en Tchécoslovaquie. Mais ce n’était là qu’un prétexte: on assistait depuis vingt ans à un alignement politique et militaire qui ne laissait aucun doute sur les intentions des coalitions en présence dont les Etats, également lancés, quoiqu’à des niveaux différents, dans l’armement et la production de guerre, également résolus, quoiqu’à des titres opposés - les uns voulant conserver, les autres conquérir - à jeter les masses sociales dans un second carnage mondial, s’apprêtaient à affronter une nouvelle répartition du monde entre impérialismes repus et impérialismes affamés.

Une telle solution des contradictions capitalistes n’était possible, une fois encore, que grâce au concours des partis «ouvriers» traîtres à la révolution et au socialisme; et, de nouveau, elle devait masquer ses causes réelles et ses objectifs véritables sous un puissant prétexte idéologique. On avait dit de la première guerre mondiale qu’elle était celle du droit et de la civilisation contre le militarisme prussien. La seconde fut justifiée comme défense de la liberté et de la démocratie contre le fascisme. Mais avant d’éventer cet argument aussi faux qu’efficace, nous devons rappeler que ce caractère impérialiste de la guerre de 1939-45 fut reconnu, au moins un temps, par ceux-là même qui devaient devenir les nouveaux «jusqu’auboutistes»: les faux communistes des partis dirigés par Moscou.

En effet, bien qu’il fût devenu, depuis le Front Populaire de 1936, l’artisan le plus résolu d’une politique nationale de fermeté et d’armement contre la «menace hitlérienne», bien qu’il ait utilisé toute son influence sur les masses ouvrières pour les inciter à sacrifier à cette politique toutes leurs revendications immédiates, le parti staliniste n’hésita pas, en septembre 1939, à dénoncer le conflit qui venait d’éclater comme une machinerie de la City de Londres visant, par-delà l’Allemagne d’Hitler, la Russie des Soviets. Il conserva cette attitude aussi longtemps que la Russie eut partie liée avec Hitler pour le partage de la Pologne et ne l’abandonna que lorsque ce dernier, se retournant contre son allié, lança ses Panzerdivisions dans la grande plaine russe. Pour les «communistes» aux ordres de Moscou il ne fit pas l’ombre d’un doute, que la guerre redevenait alors une guerre «juste» et légitime et que le plus impérieux devoir des prolétaires était de donner leur vie pour une nouvelle défense de la civilisation, cette fois contre la «barbarie nazie».

Il suffirait déjà de ce bref raccourci pour montrer que cette caractérisation de la deuxième guerre impérialiste n’a rien de commun avec les critères de Lénine que nous avons rappelés plus haut, et qu’elle fut purement et simplement calquée sur les intérêts nationaux et capitalistes des imposteurs du Kremlin. Mais il y eut des gens, pourtant adversaires acharnés du régime de Staline et fidèles, croyaient-ils, à l’orthodoxie léniniste, qui pensèrent également que la présence d’un Etat «ouvrier» dans le conflit en modifiait toute la signification historique et sociale. En réalité, l’Etat russe avait déjà cessé d’être prolétarien: les étapes de son évolution sur la voie de la dégénérescence capitaliste se reflètent fidèlement dans la politique des partis «communistes» d’Europe, dans leurs alliances avec les partis opportunistes de la social-démocratie et avec d’authentiques partis bourgeois, tout comme dans la diplomatie russe qui, par la bouche de Staline approuvait la «défense nationale» du gouvernement Laval, et, en la personne du «délégué» Dimitrov, faisait son entrée dans la Société des Nations, la «caverne de brigands» du capitalisme, suivant Lénine. Mais dans le cas même où il eut été licite de croire que l’Etat russe, à la déclaration de guerre, n’avait pas encore entièrement consommé son involution vers la forme capitaliste, le seul fait d’adhérer au conflit et d’appeler le prolétariat mondial à la mobilisation dans un camp ou dans un autre, au lieu de l’appeler à la révolte contre sa propre bourgeoisie, suffirait, strictement suivant le schéma de Lénine, à prouver qu’il avait perdu ses derniers vestiges socialistes et prolétariens.

En effet, si nous transposons simplement Lénine, il était impossible d’aider - non plus seulement la Belgique - mais la Tchécoslovaquie, la Pologne, la France, tous pays occupés par l’armée allemande, autrement qu’en aidant les Alliés, Angleterre et Etats-Unis, notamment, à étrangler les colonies et pays qu’ils exploitaient. C’est tellement vrai que la Russie, pour pouvoir entrer dans la coalition antifasciste, dut procéder à la liquidation de l’Internationale, c’est-à-dire en consigner chaque section à sa propre bourgeoisie, enjoindre au parti hindou de cesser toute activité anti-anglaise, dissoudre le parti américain, tandis que ses adeptes français n’avaient pas attendu la guerre pour «aider à étrangler», en 1937, l’Etoile Nord-Africaine de Messali, interdite par le gouvernement de Front Populaire et calomniée comme «fasciste» par les hommes de Thorez.

Mais il reste, dira-t-on, la question des «régimes politiques» dont la guerre était l’enjeu. Le triomphe de la démocratie et la défaite du fascisme, faut-il les tenir pour rien? D’après les critères énoncés plus haut et selon lesquels une guerre ne peut être approuvée par le prolétariat que pour autant qu’elle représente une lutte contre des formes sociales rétrogrades, l’antithèse entre fascisme et démocratie est irrecevable car il s’agit de deux formes de gouvernement également bourgeoises et capitalistes. De plus elle n’est pas réelle. Il est bien vrai que le mot d’ordre antifasciste doit son succès auprès des masses ouvrières à ce que le fascisme fut véritablement une réaction contre-révolutionnaire de la bourgeoisie devant la menace prolétarienne. Mais une véritable lutte ouvrière contre le fascisme ne pouvait être qu’une lutte entre les classes et non entre des Etats, tous parvenus au mode capitaliste de production, tous asservis aux desseins du capital. Effectivement, lorsque le fascisme était autre chose qu’un mot et qu’un épouvantail propre à hâter l’union sacrée, lorsque le fascisme italien ou allemand procédait à l’écrasement des organisations ouvrières et à l’extermination de leurs militants, toutes les bourgeoisies du monde, ouvertement ou hypocritement furent solidaires avec lui. Lorsque les gouvernements bourgeois reprirent à leur compte l’argument antifasciste développé par l’opportunisme ouvrier, ce n’était plus qu’un prétexte pour justifier la guerre impérialiste. Mais si le fascisme représente historiquement une forme politique du capitalisme, s’il extériorise les aspects profonds de la concentration économique et structurelle de ce régime, s’il se signale par l’extension inouïe de la violence sociale, de l’arbitraire policier, du contrôle de la vie privée des individus, alors il est bien sûr que c’est lui et non la démocratie qui a gagné la guerre, et que les méthodes odieuses que l’hitlérisme, non sans une certaine grandeur macabre, a généralisées, ce sont les gouvernements de la Libération qui en ont héritées au même titre que des vulgaires «surplus» américains.

Une guerre, avons-nous dit déjà, se caractérise, non par les drapeaux idéologiques qu’elle déploie, mais par ses causes objectives, toujours liées, en système de production mercantile-capitaliste, aux intérêts des classes dominantes. «La guerre impérialiste, disait Lénine, ne cesse pas d’être impérialiste lorsque les charlatans et les phraseurs, ou les philistins petits-bourgeois lancent un "mot d’ordre sacré", mais lorsque la classe qui mène cette guerre impérialiste et lui est attachée par des millions de fils (si ce n’est de câbles) s’avère renversée en fait et remplacée au pouvoir par la classe vraiment révolutionnaire, le prolétariat. Il n’est pas d’autre moyen de s’arracher à une guerre impérialiste, de même qu’à une paix de rapine impérialiste

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La guerre pour la liberté et l’indépendance nationale a un contenu social réel lorsque l’objectif économique qui y correspond possède également une réalité, comme ce fut le cas dans l’Europe précapitaliste, comme ce l’est encore pour les pays colonisés d’Asie ou d’Afrique. Là-bas, comme ici autrefois, liberté signifie affranchissement des vieilles servitudes et avènement des formes modernes de travail associé, unité nationale, développement du marché intérieur et accroissement des forces productives. Le caractère social d’une guerre se déduit toujours du caractère des contradictions économiques qui l’ont provoquée. Au stade du plein capitalisme ce ne sont plus les forces neuves d’un jeune système de production aux prises avec une superstructure anachronique d’Etat qui déterminent les conflits militaires entre grandes puissances, mais la concurrence entre deux groupes de monopoles au sein du même système de production. On n’en sort ou on n’y échappe, comme disait Lénine, que par une révolution. En conséquence l’alternative «guerre ou paix», à laquelle l’opportunisme ouvrier complice du capitalisme voudrait subordonner l’attitude et l’action des masses ouvrières, est donc doublement fausse. D’une part, parce que la paix ne peut être que le replâtrage momentané des contradictions dont l’explosion est la cause des conflits militaires, ou, en d’autres termes, parce que de la paix capitaliste, il ne peut, sans lutte de classe, sortir autre chose que la guerre impérialiste. De l’autre, parce qu’on ne peut pas «éviter la guerre», sinon par la révolution, à laquelle l’idéologie pacifiste, impliquant la paix sociale, tourne forcément le dos.

Plus le capitalisme vieillit, s’enfle, s’hypertrophie, plus sa dynamique interne est impérieuse et impitoyable, plus les risques de guerre sont grands. Plus les moyens techniques de production se développent, plus les tentatives d’entente entre Etats pour une limitation de l’application de ces moyens à la préparation belliciste sont utopiques, et plus criminelle est la propagande «ouvrière», «communiste», qui y ajoute foi. Contrairement à la croyance stupide selon laquelle la menace terrible de destruction atomique de l’humanité ferait reculer les chefs d’Etat, un tel paroxysme dans la recherche de la perfection quantitative et qualitative des moyens de destruction implique un accroissement énorme de la part improductive de l’économie, et de la masse de produits soustraits au marché, une place toujours plus prépondérante de la «guerre» au sein de la «paix». Le déclanchement d’un conflit sera d’autant plus prompt et terrible que la quantité de travail incorporée dans les engins de guerre et gaspillée dans les recherches à des fins destructives aura été considérable. Les marxistes ne peuvent cacher cette vérité à la classe ouvrière: si le mouvement prolétarien ne renaît pas, s’il ne trouve pas la force de disputer la direction de la société aux classes capitalistes avant l’éclatement de la guerre atomique, rien ne pourra arrêter celle-ci, ni les accords entre les chefs d’Etat, ni les protestations individuelles ou de masses, rien sinon la difficile reprise de la lutte pour la destruction des pouvoirs existants. Tour à tour, la propagande officielle proclame la nécessité de «s’armer» pour éviter la guerre ou l’urgence de «se mettre d’accord» pour réduire les armements afin de la conjurer. En réalité les gouvernements ne sont les maîtres ni de la guerre ni de la paix. Ils sont seulement les maîtres, avec la complicité des opportunistes, de la paix sociale, c’est-à-dire des divers moyens qui leur permettent d’interdire au prolétariat d’imposer sa propre solution. La guerre et la paix ne sont pas des voies différentes, ce sont deux stations situées sur une même voie, celle de la conservation sociale et de la perpétuation du capitalisme que les masses sociales, comme un convoi aveugle, suivent encore docilement, trompées par leurs chefs, allant jusqu’à applaudir ceux qui les dirigent vers la sinistre destination. Les deux seules voies véritablement opposées sont celle du capitalisme et de la révolution socialiste. Elles ne sont pas parallèles et ne se côtoient jamais. Une seule fois dans l’histoire, il y eut, de l’une à l’autre, «bifurcation». Ce fut vers la fin de la première guerre mondiale et lors de la révolution russe. Parce que le prolétariat avait pris le pouvoir dans un grand pays, parce que le mouvement ouvrier, trahi par sa direction, pouvait se reprendre et abandonner la politique d’union sacrée dans laquelle l’opportunisme des sociaux-démocrates l’avait fourvoyé, les communistes purent lancer le mot d’ordre de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire. Mais aujourd’hui, alors que le mouvement communiste a sombré d’une façon plus ignominieuse encore que son prédécesseur, alors que toute la puissance coercitive, politique, idéologique des appareils d’Etat, s’en est trouvée décuplée, c’est la révolution qui devra devancer le lancement des premiers missiles téléguidés sous peine d’un long et terrible recul, non seulement du mouvement prolétarien mais de toute la société. Pour paralyser les semeurs de mort, pour immobiliser au sol les engins super-perfectionnés de destruction, pour enrayer la machine infernale que la bourgeoisie, tel l’apprenti sorcier, peut déchaîner, le prolétariat ne peut compter que sur son action propre et sur elle seule. Cette notion brutale de la seule et vraie réalité est la première condition de réveil prolétarien. Elle n’est en rien décourageante ou défaitiste car c’est d’elle que dépend le regroupement des formidables ressources d’énergie que recèlent encore les masses ouvrières. Divisées et désemparées, celles-ci n’en soupçonnent même plus l’existence, mais elles les retrouveront triomphalement lorsqu’elles auront retrouvé leur unité et leur organisation de classe.

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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