France-cul contre Bordiga et le PC d’Italie
(«le prolétaire»; N° 545; Juillet - Août 2022)
Au printemps dernier, France Culture, la chaîne radio culturelle de l’Etat français, a diffusé une émission intitulée «1922, quand l’extrême-gauche italienne regardait Mussolini prendre le pouvoir» (1).
Il s’agit d’une resucée de tous les poncifs imbéciles et calomnieux répandus par le mouvement stalinien et les tenants de l’antifascisme démocratique contre la Gauche communiste qui avait fondé et qui dirigeait le Parti Communiste d’Italie (PC d’I).
Au Congrès de Livourne du Parti Socialiste Italien en janvier 1921 la majorité dite «centriste» préféra s’allier à la petite minorité ouvertement réformiste plutôt que de rejoindre la Gauche qui constitua alors le Parti Communiste en tant que section de l’Internationale Communiste. Jusque-là c’était le PSI qui était officiellement la section de l’IC, mais l’incapacité de ce parti à mener une activité révolutionnaire et de classe quand éclatèrent les grandes luttes ouvrières de l’après-guerre, comme le mois d’occupation des usines, imposait d’en finir avec les équivoques et les faux semblants qui avaient fait échouer ces luttes.
D’abord saluée par les dirigeants de l’Internationale (et condamnée comme trop à gauche par les dirigeants droitiers allemands comme Paul Lévi), la façon dont avait été réalisée la scission fut bientôt regrettée: la direction de gauche du nouveau parti maintenait une position intransigeante, alors que l’Internationale, selon sa nouvelle politique de «Front unique» politique, faisait des ouvertures en direction des sociaux-démocrates dans l’espoir (qui se révéla vain) de favoriser ainsi la mobilisation ouvrière. Elle arriva quelques mois plus tard à faire pression sur le PC d’I pour qu’il entre en négociation avec le PSI en vue d’une réunification, les dirigeants de ce dernier se disant prêts à accepter les directives de l’Internationale. Les faits allaient montrer que leurs déclarations étaient factices.
Mais c’est dans cette optique que furent critiquées les Thèses de Rome sur la tactique adoptées par le PC d’I en mars 1922; ces thèses, élaborées non pas pour répondre spécifiquement à la situation italienne, mais pour définir des règles d’action valables internationalement, entraient en contradiction avec la nouvelle orientation décidée quelques mois auparavant par le Comité exécutif de l’Internationale.
En citant ce texte, la journaliste de France-cul écrit que «l’extrême-gauche s’est déshonorée en négligeant le péril fasciste - voire en s’en accommodant», car les Thèses ne consacrent que quelques lignes au péril fasciste, le PSI étant considéré comme «le premier adversaire»: «Toute l’année qui précède la Marche sur Rome est centrée sur cet affrontement-là [avec le PSI-NdlR], plutôt qu’un front commun face au fascisme en train de marcher». «Ni Antonio Gramsci, ni Amadeo Bordiga, qui dirigeait encore le PCI en ce temps-là, n’auront appelé à une grève générale dont l’objet même aurait été d’interrompre la Marche sur Rome [de Mussolini-NdlR]. Pas plus qu’il n’y aura, par exemple, de manifestation monstre pour inverser le rapport de force» (2).
Et elle donne comme exemple de ce qu’il aurait fallu faire, les manifestations et grèves qui répondirent aux manifestations d’extrême droite de février 1934 à Paris, et amorcèrent l’alliance entre le PCF et le PS qui déboucha sur le Front Populaire.
Rappelons les faits qu’ignore complètement l’émission de France-cul.
Dès les premiers jours de son existence le PC d’I engagea une vigoureuse campagne pour une action d’ensemble du prolétariat contre les attaques bourgeoises, en appelant à un front uni des prolétaires sur ce terrain. Dans un «Appel contre la réaction fasciste» publié le 2 mars 1921, le parti nouveau-né donnait les orientations suivantes: «Le mot d’ordre du Parti communiste est d’accepter la lutte sur le terrain que la bourgeoisie a choisi et sur lequel la crise mortelle qui la travaille l’a irrésistiblement portée. Il est de répondre à la préparation par la préparation, à l’organisation par l’organisation, à la discipline par la discipline, à la force par la force et aux armes par les armes». Ce n’était pas des phrases creuses: il commençait à former ses propres organisations armées.
Par contre le PSI, imbu de pacifisme et respectueux par-dessus tout de légalisme, appelait les prolétaires à ne pas répondre aux «provocations» (par exemple le 22 mai 1921 l’organe central du PSI l’Avanti! publiait un article «Ne pas résister» qui, évoquant «l’Histoire du Christ», exhortait à «tendre l’autre joue» comme étant le seul moyen de «résoudre le problème de la violence»!) et il négociait avec les Fascistes; en compagnie des dirigeants de la CGL (le principal syndicat, dont les chefs étaient socialistes), il signa avec eux sous la supervision du Président du conseil un honteux «pacte de pacification» (8/8/1921) qui ne servit qu’à semer des illusions parmi les prolétaires, les bandes fascistes continuant leurs exactions (3).
En novembre 1921, sous la pression du PC d’I les bourses du travail de Rome appelèrent à une grève générale et à des manifestations contre les Fascistes qui y tenaient leur Congrès. Après de violents affrontements avec la police où les communistes furent au premier rang (et qui firent 4 morts et 115 blessés parmi les ouvriers dont 41 communistes), les Fascistes durent quitter la capitale à la sauvette. Les mêmes faits se répétèrent le 24 mai 1922 où la grève et de violentes manifestations ouvrières chassèrent les Fascistes de Rome, bien que les dirigeants syndicaux, après une intervention gouvernementale, appelèrent à la reprise du travail le 26.
Pendant le printemps et le début de l’été 1922 se multiplièrent les attaques fascistes et les luttes ouvrières, comme la grève des métallos que les dirigeants de la CGL s’efforcèrent d’arrêter pour ne pas gêner les manoeuvres parlementaires du PSI.
Finalement devant l’effervescence prolétarienne, les directions syndicales de l’«Alliance du Travail» (regroupant la CGL, le syndicat des cheminots et le syndicat libertaire USL) décidèrent de déclencher une grève générale illimitée à partir du premier août; comme cette décision devait rester secrète jusqu’au dernier moment, elles se tournèrent vers le PC d’I seul capable de transmettre la consigne par l’intermédiaire de son réseau clandestin. La grève fut très suivie, mais dès le 3 août, face à un ultimatum fasciste, les dirigeants syndicaux appelaient à la fin du mouvement! Pour eux il ne s’était agi que d’une grève «légalitaire» destinée à peser sur les tractations gouvernementales en cours. En dépit de cet appel à la reprise du travail, la grève continua dans de nombreux centres ouvriers qui se retrouvèrent isolés face aux attaques déchaînées de la police avec les bandes fascistes comme auxiliaires, et même de la marine militaire comme à Bari où après une semaine de combat les navires de guerre tirèrent sur les quartiers ouvriers.
En dépit de ces courageux combats d’arrière-garde, la grève générale se soldait par une défaite de la classe ouvrière qui fut frappée par la répression: des licenciements par milliers, des arrestations sans compter les prolétaires tués par les forces de l’ordre et les Fascistes: le «rapport des forces» déjà défavorable avait clairement basculé en faveur du fascisme après la véritable trahison de la grève générale par les chefs syndicaux réformistes.
La «marche sur Rome» deux mois plus tard ne fut qu’une opération de propagande théâtrale organisée pour accompagner la nomination de Mussolini au poste de Président du Conseil (chef de l’Etat): après avoir battu et réduit les prolétaires à l’impuissance, la démocratie confiait pacifiquement les rênes de l’Etat aux Fascistes– avec la complicité des réformistes: les dirigeants de la CGL sabotèrent les appels du PC d’I à la grève en mettant en garde les prolétaires contre les provocations des révolutionnaires et en faisant courir le bruit que le parti s’était dissous, alors qu’il ne pouvait publier sa presse, son imprimerie étant occupée par les fascistes. Il y eut des affrontements violents avec les fascistes dans le quartier ouvrier avant qu’il ne soit quadrillé par la police.
En France en 1934 la situation était bien différente; alors qu’en Italie les Fascistes avaient été financés par les patrons, organisés et armés par l’Etat (des milliers d’officiers payés par l’Etat avaient été intégrés dans leurs rangs et l’armée leur avait fourni armes et munitions) et que la police venait à leur secours lorsqu’ils étaient confrontés à la résistance ouvrière, à Paris ce sont les militants des Ligues d’extrême droite qui tombèrent sous les balles policières.
Ce ne furent pas les manifestations de gauche qui écartèrent la menace fasciste; les cercles capitalistes les plus influents ne jugeaient pas utile de recourir aux forces extra-légales de ce type, la classe ouvrière française ne présentant pas alors de menace sur l’ordre établi comparable à celle de la classe ouvrière italienne quinze ans auparavant illustrée par la violence des affrontements dans ce pays – violence inconnue en France.
Les manifestations de Paris allaient déboucher sur le Front Populaire, alliance électorale dont l’objectif était de canaliser le mécontentement sur un terrain parlementaire inoffensif pour l’ordre bourgeois; mais en outre le parlement élu en 1936 vota en juillet 1940 à une majorité écrasante (569 contre 80) les «pleins pouvoirs» à Pétain pour qu’il promulgue une nouvelle constitution «garantissant les droits du travail de la famille et de la patrie»: la majorité parlementaire antifasciste cédait ainsi sans problème le pouvoir au fascisme. Faut-il une démonstration supplémentaire qu’on ne combat pas le fascisme en s’en remettant à la démocratie bourgeoise et aux élections?
Gramsci et Bordiga
Conformément à l’historiographie stalinienne et post-stalinienne, France-cul met en avant Gramsci comme l’opposé du dogmatique Bordiga; quelques jours avant la marche sur Rome, Gramsci qui était alors le représentant à Moscou du PC d’I (il ne faisait pas partie du noyau dirigeant du parti), aurait eu un long entretien avec Lénine au cours duquel il aurait informé celui-ci des divergences dans le parti et «pointé l’aveuglement» de Bordiga sur la portée de la montée du fascisme.
Le problème est que cet entretien a été rendu public par Camilla Lavera, une dignitaire stalinienne, à 50 ans de distance. Gramsci n’en n’a jamais parlé dans la correspondance nourrie qu’il entretenait avec ses camarades, et Lavera elle-même ne l’avait pas évoqué dans ses mémoires sur son séjour à Moscou en 1922. En 1924 Trotsky, qui faisait partie en 1922 avec Boukharine et Zinoviev de la «commission italienne», pouvait encore dire à propos de Gramsci à des délégués italiens: «Nous avons dû faire beaucoup de pression pour le convaincre de prendre une position de lutte contre Bordiga, et je ne sais pas si nous y avons réussi» (4) - ce qui contredit la fable de Lavera.
La journaliste de France-cul fait grand cas d’un petit article de Gramsci écrit peu de temps après la marche sur Rome. Récemment traduit du russe par l’Institut Gramsci de Rome (lié à l’ancien PC Italien) (5), cet article était une contribution à un n° spécial de la Pravda pour le 5ème anniversaire de la révolution d’Octobre. Reprenant les commentaires de l’Institut, la journaliste veut voir une preuve du non-dogmatisme de Gramsci dans une phrase banale selon laquelle le parti devra suivre une tactique adaptée à la situation.
L’analyse du fascisme
Un autre passage est plus intéressant. Gramsci écrit que dans la nouvelle période qui s’ouvre en Italie «le pouvoir politique est apparemment en train de passer des mains de la bourgeoisie capitaliste à celles des couches sociales moyennes et supérieures du monde rural sous la direction idéologique d’une partie de la petite bourgeoisie urbaine». Et il continue: «On peut facilement prévoir en Italie une période immédiate de lutte acharnée directe, car même pour la bourgeoisie, il sera difficile d’accepter la domination brutale et tyrannique des propriétaires terriens et la démagogie irresponsable d’un aventurier médiocre comme Mussolini». Si ce n’est pas là un aveuglement complet, qu’est-ce que c’est? (6)
Selon l’Institut, le rapport «officiel» sur le Fascisme au IVe Congrès de l’Internationale tenu quelques jours plus tard par Radek, se serait inspiré de cette analyse de Gramsci.
La vérité est que ce dernier ne faisait que répéter (plus ou moins adroitement!) l’analyse qui avait cours parmi les dirigeants de l’Internationale: le Fascisme était un mouvement autonome de la petite bourgeoisie et des secteurs les plus attardés pour faire tourner à l’envers la roue de l’histoire au détriment des secteurs bourgeois les plus modernes: il était alors envisageable de s’allier avec ces secteurs contre le fascisme, selon la tactique qui deviendra connue sous le nom d’«antifascisme démocratique».
L’Institut a raison d’affirmer que la question du fascisme a été un des facteurs les plus importants des divergences de Bordiga avec Gramsci (et, ajouterons nous, avec la ligne de l’Internationale).
Au Congrès il y eût un autre rapport sur le fascisme, celui de Bordiga (7); contrairement aux idées en vogue alors à Moscou il affirmait que «le mouvement fasciste est un grand mouvement unitaire de la classe dominante capable de mettre à son service, d’utiliser et d’exploiter tous les moyens, tous les intérêts partiels et locaux des groupes patronaux aussi bien agricoles qu’industriels. (...) le fascisme incarne la lutte contre-révolutionnaire de tous les éléments bourgeois unis». Il n’y a pas d’antithèse fondamentale entre le fascisme et la démocratie, celle-ci n’étant qu’une «somme de garanties mensongères derrière lesquelles se dissimule la lutte réelle de la classe dominante contre le prolétariat»: c’est pourquoi la démocratie peut laisser sans grande difficulté la place au fascisme lorsqu’elle a épuisé sa fonction, et c’est pourquoi elle ne peut être un appui contre celui-ci..
Les staliniens accusaient rituellement la Gauche communiste d’être responsable de la victoire du Fascisme à cause de son refus du front unique non seulement avec les socialistes, mais aussi avec les bourgeois démocrates. France-cul va plus loin dans l’abjection puisqu’elle accuse le PC d’I, en dépit de ses victimes morts et ses blessés, de n’avoir pas combattu les fascistes!
Le slogan de cette chaîne radiophonique est «l’esprit d’ouverture»: il signifie l’ouverture à toutes les formes de l’idéologie bourgeoise et particulièrement à l’idéologie démocratique, c’est-à-dire à la collaboration de classe qui est inséparable de la falsification, du mensonge et de la calomnie.
(1) https://www.radiofrance.fr/franceculture/1922-quand-l-extreme-gauche-italienne-regardait-mussolini-prendre-le-pouvoir-1277482
(2) Au moment de la marche sur Rome, Bordiga était en route pour la Russie et Gramsci, qui de toute façon n’était pas en position de décider quoi que ce soit, était à Moscou.
(3) Cela ne l’empêcha pas de faire au même moment une demande d’adhésion à l’Internationale–demande refusée.
(4) cf. Ch. Riechers «Gramsci et le marxisme italien», Ed Ni patrie ni frontières, p. 109. Jusqu’en 1923 Gramsci ne rompit pas ouvertement avec la majorité de gauche du parti; après l’arrestation de Bordiga et d’autres dirigeants par les fascistes, il fut bombardé par l’Internationale à la tête du parti pour le ramener dans le «droit chemin».
(5) cf https://www.contretemps.eu/fascisme-mussolini-marche-rome-article-inedit-gramsci/#_ftn8
(6) En 1924 le clairvoyant Gramsci, alors à la tête du parti, annonçait dans son «rapport au Comité central» la mort du Fascisme...
(7) voir «Communisme et Fascisme», Textes du PCint n° 1
Parti communiste international
www.pcint.org