Amadeo Bordiga

Socialisme et « défense nationale »

( «Avanti !» , 21/12/1914 )

(«le prolétaire»; N° 547; Déc. 2022 - janv.-Févr. 2023)

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Parmi les belles formules dogmatiques toutes faites avec lesquelles voudraient nous serrer le cou comme un joug ceux qui, heureusement pour eux et la société, vivent depuis longtemps ou depuis peu en dehors de nos rangs, la « défense nationale » occupe la première place.

Ce joug est accepté sans discussion par beaucoup parmi nous : il est établi que ces socialistes, en tant qu’individus et parti, se solidarisent complètement avec la bourgeoisie nationale dans la défense du sol de la patrie quand celui-ci est menacé par un envahisseur.

A la consolation de beaucoup nous avons là une exception désormais solidement enfoncée dans notre… horripilante neutralité à tout prix.  Eh bien ! Discutons un peu plus à fond cette question en en dépassant l’aspect schématique et superficiel, en la passant au crible du doute et de la critique que nous adopterons pour une fois, contre la Vérité qui a déjà reçu l’approbation officielle… de la grande coalition antisocialiste...

Comme un religieux face à un blasphème, les bourgeois, les nationalistes, les démocrates bellicistes sentent se dresser les cheveux sur la tête lorsqu’est mise en cause la sainteté d’une « guerre de défense ». Parce que l’opinion communément acceptée est justifiée, à la bonne vielle manière des curés, avec la citation d’un quelconque dicton latin ou l’utilisation d’un exemple ne tenant pas debout – vim vi repellere licet, autrement dit, si je suis attaqué par un bandit, je recours à la violence pour me défendre.

Cette manière de résoudre la question – bien peu digne des cerveaux qui ont découvert et diagnostiqué notre déficience collective et notre idiotie – néglige les facteurs dont il faut tenir compte si l’on veut éviter les stéréotypes mentaux du dogmatisme le plus grossier.

En vérité il y a quelques mois l’ex-directeur de l’« Avanti ! », après avoir fait de la question dont nous nous occupons la pierre angulaire séparant les socialistes des anarchistes ( ? !), l’exposait du point de vue prolétarien à peu près de la manière suivante : bien que les travailleurs, ne possédant rien, n’ont rien à perdre, ils sont cependant en réalité les principales victimes d’une invasion étrangère, ne pouvant pas fuir devant l’armée ennemie comme peuvent le faire ceux qui disposent de moyens financiers. Les ouvriers sont donc les premiers exposés aux représailles, aux atrocités, à la répression de l’ennemi et le parti socialiste ne peut pas se désintéresser de ce fait ; il a dans cette situation le devoir de participer de toutes ses forces à la guerre contre l’envahisseur en renonçant à son opposition politique de principe à l’État bourgeois.

D’un point de vue plus général on pourrait dire que le prolétariat a intérêt à ce que l’intégrité territoriale de la nation soit maintenue pour éviter qu’à sa sujétion de classe ne s’ajoute une oppression étrangère. Face à un danger qui menace le degré de liberté politique et le bien-être économique déjà atteint, les travailleurs devraient faire cause commune avec la bourgeoisie, mettant entre parenthèses la lutte de classe jusqu’à ce que les frontières soient garanties…

Il est vrai que la menace d’une invasion entraîne une coïncidence d’intérêts entre toutes les classes sociales d’un État, et que le triomphe de l’ennemi constitue un dommage matériel et politique pour le prolétariat. Mais, à cause du militarisme présent dans tous les pays et qui augmente continuellement partout, une telle menace pèse en permanence en temps de paix sur tous les prolétaires, et devient réalité dès la rupture des relations diplomatiques entre deux ou plusieurs gouvernements bourgeois au détriment des classes travailleuses de tous les pays qui entrent en guerre.

Dans ce moment critique et fiévreux, le Parti Socialiste devrait étudier si sont ou non réunies les impératifs de la défense nationale afin de décider si sa position doit être un accord complet avec les autres partis politiques et le gouvernement ou une opposition ouverte – qui peut prendre des formes les plus diverses, depuis un vote platonique jusqu’à la proclamation de l’insurrection ouvrière. Une telle étude est rendue impossible avant tout par le fait que dans les États modernes la politique extérieure est le strict monopole des cercles dirigeants, et que toute l’action diplomatique est tenue secrète et est même soustraite au contrôle parlementaire. Comment donc établir à quel gouvernement bourgeois revient la responsabilité de la guerre, tous les gouvernements déclarant y avoir été entraînés de force alors qu’ils travaillaient à assurer la paix, et dans un moment ou il y a urgence à décider quelle doit être son action ?

Mais ce n’est pas le point central de la question. Même si l’on peut clairement indiquer quel est l’État qui a provoqué la guerre on n’a pas pour autant établi une différence substantielle entre les conditions des différents pays du point de vue des risques et du danger d’invasion des régions frontalières. Alors que la mobilisation des armées adverses se réalise avec à peine quelques heures de différence, alors qu’on ignore quels États vont faire cause commune avec l’agresseur ou avec l’agressé, toutes les nations intéressées se trouvent exposées au danger d’invasion, courent le risque d’une future oppression, toutes les patries sont en danger et, en dernière analyse, les impératifs de la défense nationale sont réunis pour toutes. Quand, en 1859, la France et le Piémont déclarèrent la guerre à l’Autriche, la province de Novara fut immédiatement envahie par l’armée autrichienne. En 1870 l’État français, qui se proposait d’écraser la Prusse, se retrouva très rapidement dans les conditions d’une désastreuse défensive. Il est évident que, dans les guerres entre Etats frontaliers, le plus ou moins grand danger que courent les différents pays ne dépend pas de l’origine de la guerre mais de la plus ou moins grande efficacité militaire ou de la fortune des armes. Et ceci en particulier parce que toutes les armées ont en permanence des projets de mobilisation et des plans stratégiques, offensifs ou défensifs, à suivre contre les éventuels ennemis.

Ce n’est que dans les guerres coloniales que ceux qui tiennent à faire certaines distinctions juridiques dans l’emploi de la violence peuvent établir avec certitude, en fait et en droit, l’existence et la provenance d’une agression. Mais, bizarrement, ce sont précisément les guerres coloniales qui rencontrent l’adhésion des démocrates partisans du droit des nationalités. Parce qu’alors ceux-ci sortent d’une autre case de leurs cerveaux ultra-évolués un nouvel argument : celui de la diffusion de la civilisation démocratique !

Revenant à notre sujet, notons qu’au début de la guerre, en admettant la responsabilité d’un des États face à l’«Histoire » ou au « Droit » – ce qui sera toujours, pour nous, marxistes, une abstraction creuse et inutile –, et faisant découler de la différence de responsabilité des bourgeoisies, une différence de devoir des prolétaires socialistes selon qu’ils appartiennent à l’état agresseur ou à l’état agressé, nous n’aurions fait que faire retomber sur le prolétariat et le parti socialiste de l’État qui a voulu la guerre, les conséquences de la politique néfaste de ses classes dirigeantes, en les obligeant à mener une action contre la guerre pendant que le prolétariat de l’autre État serait autorisé à marcher dans les rangs de l’armée étatique, aux ordres d’un ministre de la guerre socialiste, en en dépassant éventuellement, dans un élan héroïque, les frontières menacées…

Ce sont les conséquences auxquelles nous conduit logiquement l’absurde concept de la légitimité socialiste de la guerre de défense. Passant de la théorie à la pratique, cette limitation de l’activité antimilitariste du prolétariat a conduit à la faillite de l’Internationale prolétarienne face à la guerre en Europe. Disons entre parenthèses qu’en parlant de l’action du Parti Socialiste contre la guerre, nous nous contentons de nous référer à la volonté minimum de maintien de l’opposition politique de classe contre l’Etat y compris en temps de guerre, les actions ultérieures dépendant des possibilités contingentes du moment.

La méthode idéale est celle de la simultanéité de l’action antimilitariste. Mais c’est précisément cette simultanéité qui est brisée par l’exception pernicieuse et spécieuse de la « défense nationale » invoquée, à tort ou à raison mais toujours de façon équivoque, par les partis socialistes qui sont sur le moment partisans de la guerre. D’autre part, il est absurde de supposer que l’opposition politique ou révolutionnaire menée par les divers partis socialistes en fonction de leurs forces ou de leur préparation, n’entraîne pas une modification des chances de succès militaire des belligérants. Et puisque les chances de victoire d’un État, qu’il soit agresseur ou agressé, dépendent de sa puissance militaire et du développement plus ou moins grand des tendances socialistes au sein du prolétariat, il est certain qu’en menant une action énergique contre la bourgeoisie de sa propre nation, indépendamment de la responsabilité politico-diplomatique de celle-ci, le Parti Socialiste augmente les probabilités de défaite militaire, d’invasion ennemie, d’oppression politique future.

Le Parti Socialiste se trouve donc dans tous les cas face à un choix : ou sacrifier sa propre physionomie et en grande partie son propre avenir sur l’autel de la patrie, ou affaiblir, en suivant sans aucune hésitation son activité spécifique, la nation à laquelle il appartient.

Face à cette responsabilité, dont la gravité ne dépend pas du fameux concept de guerre défensive ou offensive, le socialisme ne devrait jamais hésiter, afin de ne pas se renier lui-même.

Mais selon la théorie déjà citée de Mussolini, développée à une époque couramment considérée comme non suspecte, et selon d’autres considérations tout à fait justes, cette trahison du Parti Socialiste face à l’ennemi a comme conséquences un sanglant sacrifice prolétarien. C’est cette manière équivoque de poser le problème qui trompe de nombreux socialistes.

Tout d’abord nous ne savons pas comment la situation de guerre créée par la bourgeoisie pourrait ne pas avoir comme conséquences un sanglant sacrifice prolétarien, et nous ne croyons pas que les larmes des mères des soldats tués seront moins amères à la pensée qu’ils sont tombés en envahissant des terres étrangères. Toute action socialiste a comme conséquence des souffrances prolétariennes. Notre programme est un programme de négation qui ne cherche pas à rendre justes et utiles les institutions actuelles mais à en briser les atroces contradictions sous le choc de la marée révolutionnaire. Le prolétariat épargnera le sang de ses fils au prix de son propre sang. Le socialisme ne peut trouver d’autres voies pour dépasser les iniquités et les infamies du monde capitaliste. L’histoire contemporaine des revendications syndicales, qui se développe par la méthode de la grève, dans laquelle les ouvriers se condamnent à la faim et à la misère pour arracher une relative augmentation du bien être, semblera t’elle absurde aux hommes de l’avenir ? Ces contradictions proviennent du cœur du régime que nous combattons et se reflètent nécessairement sur toute notre bataille, qui restera dans l’histoire comme un héroïque mais triste martyr dans lequel les mouvements en conflit avec les intérêts de la classe dominante se résolvent toujours dans le massacre des opprimés, des grévistes, des sbires, des prolétaires transformés en soldats sous la bannière de l’une ou de l’autre bourgeoisie.

Le dilemme, le choix de la voie à suivre, face auquel se trouve le Parti Socialiste, est le même que celui du shakespearien « être ou ne pas être ».

En aucun cas le socialisme ne peut, sans se renier lui-même, se résigner à la concorde nationale. Celle-ci est partagée et exaltée par tous les autres partis tant que la patrie est en danger, même si c’est par la faute ou la volonté du gouvernement. Nous ne pouvons pas partager cette concorde, même si la cause de l’horrible phénomène de la guerre est la volonté des gouvernements ennemis, peut-être avec la complicité de leurs populations aveuglées.

Le sacrifice fait par les autres partis est totalement différent de celui qu’ils nous demandent. Les autres ont dans la concorde nationale et la paix sociale la finalité de leur idéologie hypocrite, qui masque les tendances inavouables des minorités dominantes à conserver le monopole de l’oppression. Nous sommes au contraire le parti de la discorde civile ouverte, de la lutte proclamée entre les classes, et emmener le socialisme en dehors de cette voie sous des prétextes empruntés à l’adversaire signifie le tuer.

Nous soutenons que ceux qui courent après un possible point de rencontre entre socialisme et problèmes nationaux, en seront réduits à constater que la seule manière de comprendre la mission historique des nationalités constituées en organismes étatiques est le nationalisme pour lequel il y a une seule nation, toujours la même, qui a toujours raison. Et qu’elle a d’autant plus raison que sa force armée est plus forte et que la discorde intérieure entre les classes est plus faible.

On peut en tout cas conclure avec certitude que la solution la moins heureuse, la moins marxiste, la moins socialiste du problème des rapports entre socialisme et nationalité est celle qui s’exprime vulgairement par la phrase toute faite de la « défense nationale ».

 

 

Parti Communiste International

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