L’Ukraine, Corée du XXIe siècle? (2)

(«le prolétaire»; N° 548; Mars-Avril-Mai 2023)

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Vers la troisième guerre mondiale

 

La guerre en Ukraine allumera-t-elle la mèche d’une troisième guerre mondiale ? Cette perspective a été avancée à plusieurs reprises, surtout par les grands médias politiques occidentaux, et les arguments à l’appui de cette perspective ont été divers, mais tous visaient principalement à trouver «le coupable», le pays ou le bloc de nations qui déclencherait la fatidique «première agression», en somme le nouveau «Sarajevo» (13). Dans cette situation, le casus belli serait l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie, considérée comme un «premier pas» vers la redoutable «agression contre l’Europe». Le vieil «Empire du Mal», appellation avec laquelle Ronald Reagan avait étiqueté l’URSS en 1983 (14), en marquant ainsi la fin de l’ère de la soi-disant «grande détente» entre les deux impérialismes et en se caractérisant par le gel réciproque de l’arsenal nucléaire, revient en vogue une fois de plus, et montre comment dans les contrastes inter-impérialistes l’implication des églises et les slogans à motivation religieuse réaffirment leur popularité. Hier Staline, le «dictateur communiste», aujourd’hui Poutine, le «nouveau tsar», sont les symboles agités de cet Empire du Mal si pratiques par la propagande des impérialismes euro-américains qui tentent ainsi non seulement de justifier l’actuelle guerre par procuration de l’OTAN contre la Russie sur le sol ukrainien, mais aussi de mobiliser les masses euro-américaines en soutien de cet affrontement pour lequel le peuple ukrainien en particulier, et son prolétariat, paie le prix le plus élevé en termes de massacres et de dévastation de son pays.

Comme nous l’avons dit, cette guerre se préparait de part et d’autre depuis les proches années du siècle dernier, lorsque la Russie, affaiblie par la crise profonde qui a conduit à l’effondrement de l’URSS, n’avait pas la force de freiner l’expansion rapide de l’OTAN dans les anciens pays satellites de Moscou en Europe de l’Est, mais son territoire n’était pas pour autant facilement colonisable par le dollar, la livre, le mark allemand ou plus tard l’euro. Ce vaste territoire entre l’Europe et l’Asie, sa richesse en matières premières, sa puissance militaire et son histoire pluriséculaire de puissance dominante sur le sol européen et asiatique, sont des éléments qui ont constitué hier la base de l’empire tsariste, de l’empire stalinien, et aujourd’hui d’un impérialisme qui n’est certes pas à la hauteur de l’américain, mais d’une taille suffisante pour tenir sur leurs gardes toutes les chancelleries du monde.

Comme le disait Lénine, la tendance à résoudre les conflits inter-impérialistes par la guerre ne disparaît jamais; de la période où le soi-disant équilibre mondial (absence de guerre mondiale) était basé sur «l’équilibre de la terreur», nous sommes passés à la période de «la terreur de l’équilibre», c’est-à-dire la période où la division du monde après la Seconde Guerre mondiale a été progressivement de plus en plus modifiée en suivant le changement réel du rapport de force entre les grandes puissances impérialistes. La guerre impérialiste mondiale a été la réponse, tant en 1914 qu’en 1939, aux crises profondes dans lesquelles s’est précipité le capitalisme international; des crises économiques, financières, sociales, politiques qui, combinant les facteurs négatifs correspondants, ont inévitablement conduit à la crise de guerre armée. C’est la bourgeoisie elle-même qui a déclaré que la guerre était bonne pour l’économie. Selon Peter North, lauréat du prix Nobel d’économie, les États-Unis d’Amérique ne se sont pas remis de la grande crise des années 1930 grâce aux mérites du keynésianisme: «Nous ne sommes pas sortis de la dépression grâce à la théorie économique, nous en sommes sortis grâce à la Seconde Guerre mondiale» (15). Il en a été ainsi avec la guerre de Corée en 1950, la guerre du Vietnam, les guerres du Golfe, de l’Afghanistan et maintenant de l’Ukraine. Chaque guerre entraîne une augmentation des dépenses militaires et des exportations d’armes; plus il y a de guerres dans le monde, plus les armements sont nécessaires; plus il y a de guerres, plus les armements sont détruits et pour continuer les guerres, il faut les renouveler. Parce que  la guerre est justifiée par les deux blocs opposés, d’une part pour contrer une agression et d’autre part pour riposter aux provocations reçues ou au danger de nouvelles agressions, il est clair maintenant que l’augmentation des dépenses militaires par chaque gouvernement est acquise sans aucun problème, sachant pertinemment que celle-ci se fait au détriment des dépenses publiques sur le front social (santé, éducation, transports, filets sociaux, etc.). L’économie capitaliste, au travers de l’ensemble du secteur militaire et de ses vastes industries induites, bénéficie en tout cas de ce transfert de capital public, que la guerre menée se termine par la victoire ou la défaite de tel ou tel État. Comme système mondial et grâce aux destructions toujours plus vastes, le capitalisme en profite et peut reprendre ses cycles économiques avec une énergie renouvelée. Et malgré ses hauts et ses bas, seul le mouvement révolutionnaire prolétarien, comme ce fut le cas en 1917-1926, a la force de freiner et de contrer le cours implacable du capitalisme vers de nouvelles guerres et dévastations. C’est pourquoi, les puissances capitalistes, au-delà de leurs querelles et de leurs guerres de brigandage, s’unissent contre le mouvement révolutionnaire prolétarien pour empêcher la révolution prolétarienne internationale de gagner et de faire disparaître le capitalisme de tout avenir. Nous avons eu cet exemple non seulement avec la Commune de Paris de 1871, mais aussi avec la révolution bolchévique de 1917, et à nouveau avec la domination russo-américaine sur l’Europe en 1946-48.

Aux ambitions de domination impérialiste des grandes puissances s’ajoute la nécessité de remettre en marche la machine de production et de valorisation du capital, qui périodiquement s’enraye et entre en crise. Aujourd’hui plus qu’hier, nous nous approchons d’une crise capitaliste au niveau mondial, pas seulement  ni tellement par la «faute» des ambitions impérialistes des États-Unis ou de la Russie, ou encore de cette entité impérialiste particulière appelée Union Européenne, mais parce que d’autres acteurs sont apparus sur le théâtre mondial de la concurrence inter-impérialiste, la Chine en premier lieu, et dans le sillage l’Inde et le silencieux Japon.

En Ukraine, comme hier en Corée, en Irak, en Syrie ou au Yémen, ce n’est pas une guerre locale qui se déroule, bien que le territoire concerné soit circonscrit; cette guerre a une portée mondiale depuis le moment où elle a été planifiée et préparée, car aucune puissance impérialiste ne peut permettre à des puissances adverses, sans réagir aussi par la force, de conquérir des territoires économiques et des marchés à leur avantage. Bien que le développement de la puissance économique et militaire de chaque pays impérialiste ait été exceptionnel, comparé à la situation d’il y a seulement 20-30 ans, et aussi fort et dominant soit un pays impérialiste, les États-Unis d’Amérique par exemple, il est inévitable qu’il ait besoin d’alliés pour contrer les concurrents directs les plus forts, et ceux-ci ne peuvent être que les pays hautement industrialisés devenus impérialistes à leur tour. L’époque où il n’y avait qu’une seule grande puissance mondiale est révolue, comme l’Angleterre l’a été au cours des siècles passés, et comme les États-Unis d’Amérique ont essayé de l’être depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans chaque alliance, il y a toujours une grande puissance pour la «diriger». Mais ce qui anime chaque «allié», ce sont les sphères d’intérêts et d’influence qu’il a déjà conquises et qu’il tend à renforcer et à étendre. Toutefois, aucun des alliés ne peut réaliser entièrement cet objectif, «car - écrit Lénine - il est inconcevable en régime capitaliste que le partage des zones d’influence, des intérêts, des colonies, etc., repose sur autre chose que la force de ceux qui prennent part au partage, la force économique, financière, militaire, etc.» (16). Ainsi, dans la guerre en Ukraine, ce que les puissances impérialistes directement impliquées évaluent, c’est précisément la puissance économique, financière et militaire de chacune par rapport à l’objectif qu’elles se sont fixé. Que l’objectif de la Russie soit d’annexer un morceau de l’Ukraine, à savoir la Crimée et le Donbass, ne fait désormais plus aucun doute; qu’elle y parvienne et que cette annexion dure n’est pas certain. Il est tout aussi clair que l’objectif des États-Unis et de la Grande-Bretagne est de soumettre l’Ukraine à leur propre sphère d’intérêts et d’influence. En ce qui concerne l’Union européenne, directement impliquée par l’appartenance de tous ses pays à l’OTAN - et donc sous domination militaire américaine - il s’agit, comme nous l’avons déjà dit, d’une entité totalement hétérogène. L’Allemagne et l’Italie, et bien sûr la Hongrie, en raison de leurs relations économiques et financières avec la Russie, auraient préféré rester neutres par rapport à l’«opération militaire spéciale» de la Russie en Ukraine; elles ont donc suivi à contrecœur les États-Unis et l’OTAN dans l’opposition à la Russie, mais compte tenu de l’équilibre des forces existant, il est évident qu’elles ne pouvaient pas faire autrement. La France aurait probablement préféré commencer à négocier dès les premiers mois de la guerre, tant pour jouer un rôle distinct de celui des Etats-Unis que de garder ouverte la possibilité de développer des échanges avec un pays aussi riche en matières premières que la Russie. D’autre part, les bonnes relations entre la France et les États-Unis, continuellement affichées comme fondées sur une grande collaboration et compréhension - comme lors de la dernière rencontre entre Macron et Biden à Washington (17) - sont souvent remises en question, précisément à cause de l’arrogance systématique des États-Unis non seulement vis-à-vis de leurs ennemis, mais aussi de leurs plus anciens alliés, comme la France. Il suffit de rappeler la gifle que Washington, ainsi que Londres et Canberra, ont infligée à Paris dans l’«affaire du siècle» concernant la commande australienne de 12 sous-marins nucléaires pour un montant de 56 milliards d’euros pour les 50 prochaines années; une affaire que Washington, sous prétexte de contrer les ambitions de la Chine dans le Pacifique, a littéralement soufflé sous le nez de la France; ou encore la question de la fourniture de gaz liquéfié américain, liée aux sanctions anti-russes dues à la guerre en Ukraine, pour lequel le ministre français de l’économie Le Maire a publiquement accusé les Etats-Unis de quadrupler son prix à l’exportation, gaz liquéfié qui par ailleurs doit être regazéifié et avec lequel l’Europe tente de remplacer le gaz russe. Dans les six premiers mois de 2022, les États-Unis auraient envoyé en Europe 68 % de leurs exportations de GNL (gaz naturel liquéfié), soit un total de 39 milliards de mètres cubes de méthane à regazéifier, en le soustrayant à l’Asie et l’Amérique latine. En fait, selon Reuters, le prix moyen du GNL américain en juillet était de 34 $ par mmBtu (18) contre 30 $ pour l’Asie et 6,12 $ pour les États-Unis, soit déjà pratiquement le double de celui de 2021; mais en été, le prix a énormément augmenté pour l’Europe atteignant 60 $ par mmBtu, et en septembre, le prix était encore de 57,8 $ pour l’UE et de 8 $ pour les États-Unis. Tout est fait pour alimenter les surprofits... Le ministre français avait toutes les raisons de se plaindre de son partenaire américain lorsqu’en octobre dernier, il a répété à l’Assemblée nationale à Paris ce que toutes les chancelleries européennes pensaient: «Il n’est pas question que nous laissions le conflit en Ukraine se solder par une domination économique américaine et un affaiblissement européen». Mais la loi du marché passe au-dessus des lamentations et, comme toujours, lorsqu’il y a pénurie d’un produit, ceux qui le possèdent peuvent le vendre au prix le plus élevé. À la bourse d’Amsterdam, référence européenne pour le commerce du gaz, son prix par smc (mètre cube standard) était de 0,219 € en avril 2021; en décembre 2021 (alors que les marchés craignaient déjà un affrontement armé entre la Russie et l’Ukraine), le prix avait été multiplié de plus que cinq fois, à 1,178 €, et depuis lors, avec des fluctuations normales, il n’a fait qu’augmenter en 2022: en mars 1,343 €, en juillet 1,837 €, en août 2,379 €, en septembre 2,019 €, pour descendre en décembre à 1,268 € (19). Les États-Unis ne sont pas les seuls à avoir profité de cette situation, la Norvège aussi (qui ne fait pas partie de l’UE) et qui, surtout depuis la fermeture des gazoducs Nord Stream 1 et Yamal qui transportaient le gaz russe vers l’Europe, s’est trouvée tellement avantagée qu’elle a quadruplé ses exportations de gaz vers l’Europe. Et bien sûr, les accusations des brigands de Bruxelles aux brigands de Norvège de «cupidité excessive» n’ont pas manqué...

Mais la pression des États-Unis, profitant du fait que la guerre en Ukraine n’était pas menée comme une Blitzkrieg (guerre éclair) et que l’Ukraine de Zelensky agissait comme un pion de l’OTAN, même sans en faire officiellement partie, était telle que l’Union européenne a été conduite à promulguer une série de sanctions économiques de plus en plus importantes contre la Russie et à soutenir l’armée ukrainienne financièrement et par des fournitures militaires continues. La justification de propagande de cette implication européenne, on le sait, est qu’ au danger d’une attaque militaire de la Russie contre l’Europe il fallait riposter par une forte réponse financière et armée, non pas en envoyant ses propres troupes comme en Afghanistan, mais en faisant faire la guerre par les Ukrainiens pour que leur «souveraineté nationale» soit restaurée. Cela se poursuit, bien que les fournitures militaires accordées jusqu’à présent à Zelensky ne soient pas à la hauteur des exigences de la riposte contre les troupes russes d’occupation et de leur défaite. La Blitzkrieg dont rêvaient les Russes s’est heurtée à une résistance ukrainienne sous-estimée et à un front anti-russe européen, finalement assez fort, malgré la très lourde pénalisation que subissaient les pays européens, surtout l’Allemagne et l’Italie, à cause de la diminution drastique ou de l’arrêt des livraisons de gaz et de pétrole russes. La pression de Washington a été telle qu’elle a réussi jusqu’à présent à faire plier l’Allemagne, la France et l’Italie sur ses directives anti-russes, même si certains plus que d’autres  opposent encore une bonne résistance en termes de fourniture d’armements plus modernes et sophistiqués (chars, missiles, etc.). Malgré la pression constante des alliés européens et américains, la réticence de l’Allemagne à fournir à l’Ukraine des chars Leopard 2, internationalement considérés comme les plus modernes et adaptés à la guerre en campagne dans un territoire comme l’Ukraine, est désormais bien connue; tout comme la demande constante du gouvernement ukrainien d’utiliser l’aviation pour riposter à l’artillerie et aux missiles russes à longue portée avec lesquels les villes ukrainiennes, y compris Kiev, sont frappées. Mais jusqu’à présent, aucune puissance occidentale n’est prête à prendre la responsabilité de trop élever le niveau de confrontation avec la Russie, non seulement par crainte d’une réaction furieuse de Moscou avec l’utilisation des armes nucléaires tactiques pour l’instant seulement agitée, mais aussi parce qu’aucun pays, peut-être même pas les Etats-Unis, n’est prêt aujourd’hui à supporter les coûts et les engagements d’une troisième guerre mondiale face à laquelle les alliances inter-impérialistes actuelles elles-mêmes ne sont pas assez stables, ni armées comme l’exigerait une guerre mondiale (20). D’autre part, on comprend pourquoi Zelensky parle aux Européens en suivant les indications et les intérêts américains: Washington a tout intérêt à affaiblir l’UE militairement et financièrement, car elle deviendrait le seul fournisseur d’armements modernes aux armées européennes, conditionnant ainsi pour leur équipement, leur formation et leurs pièces de rechange et contraignant les pays européens, l’Allemagne et la France surtout, à de gros investissements qui ne produiraient de nouveaux systèmes d’armes en quantités significatives qu’après plusieurs années. Sous le prétexte de la guerre que l’Ukraine mène contre la Russie pour défendre son territoire national, les États-Unis tentent une nouvelle agression contre l’Europe en l’affaiblissant militairement et économiquement, comme ils l’ont fait pendant la Seconde Guerre mondiale; l’objectif de Washington est de fortifier sa position en Europe pour contrer la croissance de la force impérialiste de la Chine avec les mains plus libres. 

Lénine écrivait en 1916 que «Les alliances pacifiques préparent les guerres et, à leur tour, naissent de la guerre», et que «les alliances « inter-impérialistes » ou « ultra-impérialistes» (…), ne sont inévitablement, quelles que soient les formes de ces alliances (…), que des «trêves» entre des guerres», à savoir la forme «d’une coalition impérialiste dressée contre une autre» ou, reprenant le concept hypothétique avancée à l’époque par Kautsky sur l’ultra-impérialisme, celle «d’une union générale embrassant toutes les puissances impérialistes» (21). Cette dernière hypothèse est extrêmement improbable dans le contexte des contrastes inter-impérialistes qui se sont développés historiquement au début du 20ème siècle, mais n’est pas à exclure a priori et certainement à retenir dans le cas où la révolution prolétarienne gagne dans un grand pays impérialiste et, sur la base de cette victoire, procède à une révolution mondiale transformant la guerre impérialiste en guerre de classe révolutionnaire. Comme Marx l’a écrit en 1848, le terrain contre-révolutionnaire est en même temps un terrain révolutionnaire, non pas en raison d’une sorte de germination spontanée, mais parce que les facteurs économiques, politiques, sociaux et militaires qui déclenchent l’affrontement entre les États capitalistes, d’autant plus à l’époque impérialiste, bouleversent aussi profondément les rapports sociaux entre les classes dans chaque pays, élevant le niveau de la lutte entre les classes, une lutte qui couve en permanence sous la pression et l’oppression bourgeoises, la rendant potentiellement révolutionnaire lorsqu’elle elle est influencée et guidée par le parti de classe.

Aujourd’hui, il n’y a toujours pas de signes de reprise de la lutte de classe du prolétariat, ni dans les pays impérialistes qui s’affrontent pour le partage du monde, ni dans les pays dominés et opprimés par les nations plus fortes; une lutte qui rendrait plus claire la perspective révolutionnaire de la lutte de classe. Au contraire, on assiste à une crise prolongée du mouvement ouvrier sous tous les cieux, une crise qui a complètement effacé dans les générations prolétariennes les plus récentes tout souvenir, toute tradition des luttes de classe du passé, les repoussant dans les formes les plus dures d’asservissement et d’esclavage inimaginables il y a cent ans. De cet abîme dans lequel il s’est plongé, le prolétariat ne pourra ressortir que par la lutte primordiale pour la vie ou la mort, en refusant de se laisser tuer pour garantir la vie de ses esclavagistes, de ses oppresseurs, de ses exploiteurs, et en effaçant de son horizon toute illusion de la paix, de la démocratie, de la civilisation, que les pouvoirs bourgeois alimentent à pleines mains dans le seul but de les maintenir soumis et asservis afin d’exploiter en permanence leur force de travail et de pouvoir les transformer en chair à canon chaque fois que des crises économiques et sociales secouent la société de fond en comble.

Les prolétaires russes et ukrainiens qui ont tenté d’échapper à l’appel à la guerre en se cachant ou en fuyant vers d’autres pays, ou qui ont exprimé leur opposition à la guerre à certaines occasions, si d’un côté ils ont montré leur opposition personnelle à la guerre, de l’autre ils ont inévitablement montré la désorientation et l’isolement total dans lesquels ils se trouvaient. Désorientation et isolement provoqués justement par des décennies de collaborationnisme interclassiste des organisations économiques et politiques qui se réfèrent au prolétariat, par lesquelles passent toutes les illusions sur la possibilité d’améliorer ses conditions d’existence autrement qu’en agissant et pensant comme le veut, ou l’oblige, la classe dominante bourgeoise. Faire perdre au prolétariat la caractéristique reconnue d’une classe distincte de toutes les autres, avec ses intérêts propres et antagonistes à ceux des autres classes, est exactement l’objectif que toute classe dominante veut atteindre; et pour l’atteindre, elle utilise non seulement des «politiques sociales» qui en quelque sorte font taire les besoins les plus élémentaires de la classe ouvrière, mais aussi des politiques qui renforcent le contrôle social et rattachent à vie le prolétariat au wagon bourgeois. C’est en quelque sorte la vieille politique de la carotte et du bâton, c’est-à-dire l’alternance de bonnes et de mauvaises manières pour obtenir un résultat qui ne serait jamais atteint par la seule persuasion. Pour tout dire, même si les soldats sont assurés de recevoir un repas, les mesures répressives sont également garanties s’ils ne suivent pas les ordres... Par conséquent, la paix de l’estomac dépend du corps entier sacrifié à la guerre… Naturellement, entre également en jeu l’implication idéologique avec laquelle les bonnes et, surtout, les mauvaises manières sont justifiées.

Et dans le cas de cette guerre, les nationalismes respectifs ont une fois de plus joué un rôle important. Le nationalisme n’est pas en contradiction avec l’impérialisme, ni la libre concurrence non plus; seulement, le niveau de concurrence se relève entre le nationalisme des pays impérialistes plus forts et le nationalisme des pays plus faibles, de sorte que le nationalisme des pays plus faibles est absorbé par le nationalisme du pays plus fort et, en même temps, le nourrit. Un peu comme le nationalisme ukrainien envers les pays de l’Union européenne dans cette sorte de multinationalisme que les différents pays européens utilisent pour justifier leur alliance économique, financière et politique concernant les problèmes politiques intérieurs de chaque pays et les relations avec leur allié le plus fort et le plus intrusif, les États-Unis d’Amérique. A l’approche d’une troisième guerre mondiale, le nationalisme jouera même un rôle important; dans ce cas, comme et même plus encore, dans le cas des deuxième et première guerres impérialistes mondiales, chaque pays de l’une et l’autre coalition impérialiste qui se feront la guerre, et le nationalisme des pays moins décisifs - comme leur économie – seront au service du nationalisme du ou des pays les plus forts; la dépendance économique et militaire dans la conduite de la guerre décide quel rôle chaque pays de la coalition respective doit jouer, et quel rôle il pourra jouer à la fin de la guerre lorsque la division du monde subira les changements que les nouveaux rapports de force établiront.

Aujourd’hui, le cadre du monde se présente avec un développement progressif des conflits entre l’OTAN et la Russie, sans oublier qu’au sein de l’OTAN, alors que le Royaume-Uni se comporte désormais comme un appendice des États-Unis, le point d’interrogation le plus fort concerne toujours l’Allemagne, et un autre point d’interrogation concerne la Hongrie, qui depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, «rame contre» les sanctions européennes et dernièrement, s’est clairement opposée au nouveau prêt de l’UE pour l’Ukraine de 18 milliards d’euros pour 2023. Selon les données des médias, l’engagement de l’Union européenne - de facto dirigée par l’Allemagne – en soutien à la guerre de l’Ukraine contre la Russie, sur le plan financier, militaire et humanitaire, aurait dépassé celui des États-Unis au 7 décembre 2022: 52 milliards d’euros (y compris les 18 milliards d’euros prévus pour 2023, auxquels la Hongrie s’oppose toutefois) contre 48 milliards d’euros pour les États-Unis. Parmi les 27 États membres de l’UE, c’est l’Allemagne qui a le plus investi jusqu’à présent, soit 12,6 milliards d’euros (principalement sur le plan financier); même en termes militaires, avec 2,3 milliards d’euros, elle est le pays européen qui a le plus investi jusqu’à présent, contre la Pologne avec 1,8 milliard, la Norvège avec 0,6 milliard, la Suède avec 0,6 milliard, et l’Italie avec 0,3 milliard (22). Comme toujours, entre le moment où les engagements sont pris et leur mise en œuvre effective beaucoup de temps s’écoule; il est donc logique que Zelensky continue d’insister pour que les Européens et les États-Unis accélèrent l’envoi d’armes de plus en plus sophistiquées et de fonds pour faire face à la destruction des infrastructures énergétiques et hydrauliques causée par les bombardements russes. Lors de la conférence internationale de Paris pour la solidarité avec l’Ukraine en décembre 2022, présidée par Macron et en liaison visioconférence avec Zelensky, la France, qui récemment a été l’un des principaux investisseurs européens en Ukraine et qui jusqu’à présent n’a pas excellé dans l’aide militaire, a rallié plus de 700 entreprises françaises en promettant 1 milliard d’euros pour la reconstruction de l’Ukraine: évidement comme tout le monde, en lorgnant sur les affaires d’après-guerre... Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le ministre français de la Défense, M. Lecornu, s’est rendu en Lituanie après sa visite à Kiev, fin décembre, pour conclure la vente de canons «Caesar Mark II» pour un montant de 110 à 150 millions de dollars (23).

 

(à suivre)

 


 

(13) Il est fait référence à l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand à Sarajevo le 28 juin 1914 par un nationaliste serbe, Gavrilo Princip. François-Ferdinand était l’héritier de l’Empire austro-hongrois et amené à prendre la succession de François-Joseph. Cette période du début du XXème siècle, dans cette région de l’Est européen et surtout des Balkans, est secouée par de profonds bouleversements des rapports de forces entre les nations dominantes. La Serbie, débarrassée du joug ottoman, mais tombée dans les griffes de l’Empire austro-hongrois, tentait de lui échapper, d’arracher son indépendance nationale et de s’affirmer comme nouvelle puissance conquérante locale. Dans cette perspective fondée sur le panslavisme, elle orientera son alliance vers la Russie, elle-même opposée aux empires allemands et austro-hongrois et alliée avec la France pour contenir la puissance germanique. La France et la Russie, dans les discours allemand et austro-hongrois pour justifier la guerre, seront donc présentées comme nation et empire hostiles et belliqueux, appuyant la Serbie dans son conflit avec l’Autriche-Hongrie et donc menaçant les intérêts fondamentaux des empires des kaisers Guillaume II et de François-Joseph. C’est donc cet évènement de l’assassinat de François-Ferdinand qui a été exploité historiquement d’un côté des brigands pour justifier l’initiative militaire contre les pays soutenant la Serbie et de l’autre côté des brigands pour désigner un «agresseur» contraignant à déclarer une « juste guerre » de défense. La réalité c’est que le capitalisme sécrète à longueur d’histoire les antagonismes insurmontables entre les impérialismes grands ou petits, provoquant des réseaux d’alliances changeant au gré de l’évolution des intérêts particuliers des uns et des autres pour un jour se stabiliser le temps d’une guerre salvatrice pour le capital et destructrice pour le prolétariat, et il y a toujours un archiduc assassiné pour la justifier.

(14) Cf. discours du 8 mars 1983 tenu à la Convention annuelle de la National Association of Evangelicals ; voir: Ronald Reagan, Remarks at the Annual Convention of the National Association of Evangelicals in Orlando, Florida, su reagan.utexas.edu, 1983. Dans ce discours, le président américain, s’adressant précisément à l’Association évangélique, a déclaré ce qui suit: «Dans vos discussions concernant le gel de l’arsenal nucléaire, je vous exhorte à vous prémunir contre la tentation de l’orgueil - la tentation de vous déclarer sereinement au-dessus de tout et de qualifier les deux partis dans l’égale erreur; la tentation d’ignorer les faits historiques, les impulsions agressives d’un empire du mal, en qualifiant la course aux armements de «grand malentendu», et d’éluder ainsi la lutte entre le juste et l’injuste, entre le bien et le mal.» Selon John Lewis Gaddis, historien de la «guerre froide»: «Le discours de l’«empire du mal» a complété une offensive rhétorique destinée à mettre en évidence ce que Reagan voyait comme l’erreur centrale de la détente: l’idée que l’Union soviétique avait mérité une légitimité géopolitique, idéologique, économique et morale égale à celle des États-Unis et des autres démocraties occidentales au sein du système international de l’après-Seconde Guerre mondiale». (Cf. John Lewis Gaddis, La guerre froide, éd. Les Belles Lettres).

(15) Cf. Perché la guerra fa bene all’economia (Pourquoi la guerre est bonne pour l’économie), décembre 2001, http://www.proteo. rdbcub.it/ article. php3? id_article=159&artsuite=.  

(16) Cf. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916, «Œuvres complètes», vol. 22, Edition Sociales, 1960, p. 318.

(17) Cf. https://it.ambafrance.org, Déclaration du Président de la République française du 1er décembre 2022.

(18) Cf. https://tg24.sky.it/mondo/2022/10/12/gas-prezzo-francia-usa-accuse. Le gaz naturel est mesuré en mètres cubes (à partir des mesures anglaises pour son volume en pieds cubes). 1000 Btu correspondent à un pied cube de gaz naturel; un mètre cube correspond à 35,315 pieds cubes, donc il y a 35.315 Btu par mètre cube. Un mmBtu correspond à 1 million de Btu.

(19) Données de European Gas Spot Index, https://luce-gas.it/guida/mercato/ttf-gas, du 9 janvier 2023.

(20) En ce qui concerne les chars que l’Ukraine demande avec insistance, la question soulève de nombreux problèmes critiques «parmi lesquels se détache, tout d’abord, le fait que l’Europe ne dispose à peine assez de chars pour équiper les quelques divisions de ses armées», peut-on lire sur https://www. Analisidifesa. it/2023/ 01/ leuropa-fornira-allucraina-carri-armati-e-missili-che-non-ha.

(21) Cf. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916, «Œuvres complètes», vol. 22, Edition Sociales, 1960, p. 318.

(22) Cf. https://euractiv.it/section/ capitali/ news/ lopposizione-dellungheria-al-prestito-ue-per-lucraiba-rafforza-le-critiche-afferma-il-ministro-agli-affari-europei-della-repubblica-ceca/, du 16 novembre 2022; et https://www. startmag. it/mondo/tra-ue-e-nato-chi-sta-aiutando-di-piu-lucraina-con-armi-sostegno-finanziario-e-umanitario/, du 11 janvier 2023.

(23) Cf. https://it.euronews.com/2022/12/29/soldi-e-cannoni-francesi-per.lucraina-lavrov-kiev-riconosca-le-regioni-annesse-alla-russia

 

 

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