Lettre d’Italie

L’ancien «Cavaliere» est mort, mais pas le berlusconisme

(«le prolétaire»; N° 549; Juin-Juillet-Août 2023)

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L’Italie moutonnière a eu une nouvelle fois l’occasion de ne pas se renier. Tous les plus hauts représentants des institutions ont honoré leur excellent défunt, du Président de la République, le distingué, très catholique, «garant» de la Constitution «la plus belle du monde» et belliciste Mattarella, à Meloni la présidente du Conseil, la nouvelle star du «gouvernement d’action», de tous les encravatés du gouvernement et du sous-gouvernement aux hommes d’affaires de toutes espèces, de tous les bénéficiaires des millions accordés par Berlusconi pour se plier à ses désirs à l’immanquable troupe des tifosi du «grand Milan qui a tout gagné» - et qui ne pouvaient pas ne pas voter pour lui - et à tous les larbins des formations politiques construites par Berlusconi (du Popolo delle libertà à Forza Italia). Berlusconi est mort, mais ses héritiers - la vaste cour des politiciens de tous bords - continueront à appliquer et à subir le «berlusconisme», c’est-à-dire l’affairisme directement favorisé par les pouvoirs forts, politiques, économiques et financiers.

Tous sont d’accord sur un point, de tout l’arc constitutionnel de la droite à la gauche: Berlusconi a profondément marqué la politique italienne. Pour Mattarella, «il a été un grand leader politique qui a marqué l’histoire de notre République, en influençant les paradigmes, les coutumes et les langages» (1). Tous ont intrigué avec lui et avec ses partis, tous se sont prosternés devant le pouvoir de ses télévisions et, lorsqu’ils étaient au gouvernement, ont loué la télévision publique aux intérêts du «cavaliere».

En trente ans, il a laissé sa marque, c’est sûr, et quelle marque ! Il a transféré dans l’arène politique ses grandes qualités de vendeur et d’entrepreneur, sa ténacité dans la poursuite des objectifs qu’il se fixait de temps à autre, en utilisant la témérité propre à l’entrepreneur d’assaut, la force de l’argent et le soutien de tous ceux qui pouvaient faciliter la voie qu’il entendait suivre, qu’il s’agisse d’entrepreneurs, d’intellectuels, de politiciens, de managers du show-business ou du sport, d’hommes d’affaires, de francs-maçons de la P2 ou de mafieux. Il avait deviné qu’en Italie, pour gagner de l’argent à partir de rien, il fallait se lancer dans le bâtiment (où sévissent - quelle horreur ! - les organisations criminelles) et que pour construire une image gagnante, il fallait se lancer dans la communication télévisuelle; le hasard a voulu que ce soient les deux filons grâce auxquels il a construit son succès et a pu ensuite faire la fameuse «entrée sur le terrain» en se donnant «à la politique». Son meilleur «conseiller» ? Ce Marcello Dell’Utri qui a fait le lien avec le crime organisé, qui a protégé Berlusconi en finissant en prison sans jamais le «trahir», et qui l’a poussé à se donner à la politique à l’époque où le «tangentopoli» (2) avait fait disparaître les grands partis - Démocratie chrétienne et Parti socialiste, surtout -, où l’entrepreneur d’assaut n’avait d’autre moyen de défendre ses entreprises en difficulté et de développer ses propres affaires que de construire un parti politique sur les décombres de la DC et du PSI, naturellement un «parti-entreprise» composé de troupes de confiance de sujets petits-bourgeois, carriéristes et prêts à faire du «modérantisme» leur formule publique.

Son succès dans le domaine de la communication avait été récompensé par l’épithète de «Sua Emittenza» (3), confirmant l’attaque menée à travers ses télévisions contre le monopole de la RAI, l’érodant au point de l’égaler. Il était fier de son «haut profil» moral, qui allait du «bunga-bunga» aux «dîners élégants», des «olgettine» (4) aux soirées de sexe, même avec des mineurs, comme la jeune Ruby Rubacuori, 17 ans, que l’on a fait passer pour la nièce du président égyptien de l’époque, Mubarak, au risque de créer une affaire diplomatique. Que dire ensuite de son «haut profil» institutionnel, lui aussi connu de tous: évasion fiscale, falsification de bilans, achat et vente de parlementaires, de financiers, de juges, de témoins et, bien sûr, d’«olgettine» et de mineurs. Et son «haut profil» politico-humain ? Tout pour ses entreprises et ses enfants à qui il a laissé un héritage ostentatoire et, pour leur défense, une interminable série de lois «ad personam», utiles - entre autres - à tous ceux qui ont suivi son exemple, et encore utiles aujourd’hui puisque le gouvernement Meloni, en l’honneur de Berlusconi, trois jours après sa mort a lancé en conseil des ministres «une réforme de la justice» que Berlusconi n’avait pas réussi à faire passer malgré ses quatre gouvernements en vingt ans et qui, comme l’a déclaré Nordio, l’actuel ministre de la Justice, «lui» aurait plu (aujourd’hui encore avec un «l» minuscule, en attendant peut-être de le transformer en majuscule comme ce fut le cas pendant les vingt ans de règne de Mussolini...), c’est-à-dire une réforme qui, par exemple, protège encore plus qu’avant les hommes politiques d’hier, d’aujourd’hui et de demain des accusations habituelles d’abus de pouvoir et de corruption.

Il n’y a personne comme Berlusconi qui, du milieu des années 80 à aujourd’hui, a accumulé un nombre aussi improbable de procès pour les chefs d’accusation les plus divers: fraude fiscale, fausse comptabilité, détournement de fonds, corruption, concussion, financement illégal de partis, faux témoignages, prostitution enfantine, corruption judiciaire, complicité externe d’association mafieuse, blanchiment d’argent, abus de pouvoir, diffamation, incitation au faux témoignage, complice de massacres (pour les massacres de 1992-93, le procès est toujours en cours), etc. Le fait que Berlusconi n’ait été condamné que dans «un» seul cas (procès Mediaset, fraude fiscale) à 4 ans, transformés (par la grâce) en 10 mois de travaux d’intérêt général à effectuer dans une clinique près de Milan, en dit long sur la pression exceptionnelle exercée sur la magistrature et les partis parlementaires, et sur l’utilisation de toutes les chinoiseries juridiques que seule une poignée d’avocats surpayés a pu découvrir, afin de prolonger les procès jusqu’à la prescription des crimes commis et de rendre nuls les témoignages dangereux ou acceptables les témoignages intentionnellement rémunérés. Il n’y a jamais eu personne comme Berlusconi qui, avec son fidèle clan, pendant quarante ans, en pleine lumière, a piétiné, déformé, faussé et plié les lois de l’État aux besoins d’un capitalisme privé qui visait non seulement à favoriser les intérêts de ses entreprises, mais à avoir les mains les plus libres possible face aux limites imposées par les lois de l’État. Et des mains libres face à un parlement qui, avec ses formalismes et ses délais, risquait de ralentir une série de lois utiles à ses affaires (et à celles de ses alliés et amis), et, ce n’est pas tout, face aux salariés à qui il fallait faire digérer toute une série de reculs, en les faisant passer pour des étapes nécessaires à l’ouverture des portes du monde du travail aux jeunes générations. En substance, le «berlusconisme» a été tout cela, assaisonné à la sauce populiste et donc petite-bourgeoise, mais géré avec une certaine maestria par un capitaliste milliardaire. 

En commençant par la publicité et les supporters de football, Berlusconi a traduit en jargon politique la manière simple et directe du vendeur au porte-à-porte, se présentant comme le représentant de cette «antipolitique», née dans la saison de «tangentopoli» en réaction à la politique corrompue et corruptrice des partis de la première République, en réaction à la soi-disant politique idéologique, et qui deviendra la caractéristique de certains mouvements politiques qui réclamaient la «vraie démocratie», la «démocratie d’en bas», la «démocratie populaire», en premier lieu le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo et, aujourd’hui, celui de Giuseppe Conte. Une «antipolitique» qui n’était rien d’autre qu’une version politique emballée de slogans à l’impact facile et vaste, des slogans qui pouvaient être rapidement remplacés en fonction de la «réponse» du marché des consommateurs-électeurs auquel ils s’adressaient, et en fonction de l’«audience» que l’on voulait atteindre de temps à autre avec ces gadgets politiques. Dans un certain sens, l’antipolitique n’était rien d’autre que la confirmation que les mythes de l’idéologie bourgeoise, en particulier le mythe de la démocratie dans laquelle l’individu est le pivot de tout, avaient été usés par le système politique des partis traditionnels: les partis, avec leurs programmes valables pendant des décennies, avec leur structure bureaucratique et compliquée, avec leurs idéologies de division, avec leurs mille coteries et leurs mille «courants» devaient être enterrés et à leur place devaient naître des «mouvements», plus légers, plus engageants, plus populaires et moins bureaucratiques, répondant non pas à des programmes politiques complexes, mais à des personnes-leaders, à des ducs.

La société capitaliste, d’un point de vue économico-productif et social, impose un développement politique correspondant à sa dynamique objective, à ses déterminations matérielles et, si son développement va vers la concentration et la centralisation, vers le système des monopoles, comme c’est le cas partout dans sa phase impérialiste, la politique bourgeoise est obligée de répondre sur la même longueur d’onde, sans toutefois perdre sa fonction de soutien des intérêts, même conflictuels, des différentes factions bourgeoises et, surtout, sans perdre sa fonction de tromper les masses, et le prolétariat en particulier, sur le rôle qui leur est dévolu dans la société: de peuple de bœufs à chaque scrutin, de force productive à exploiter au maximum à chaque cycle de production dans lequel le capital doit être valorisé.

Que tout cela se passe en temps de paix ou en temps de guerre, dans des zones de paix ou dans des zones de guerre, ce n’est jamais la faute d’un roi ou d’un premier ministre, ni même d’une combinaison fatale d’événements négatifs. La politique bourgeoise suit les événements objectifs de l’économie capitaliste et ses contradictions, et se transforme en politique de guerre dans la mesure où les contrastes entre les États ne peuvent être résolus d’une autre manière. Quoi qu’il en soit, en paix comme en guerre, ceux qui gagnent sont toujours les bourgeois, ceux qui perdent, et beaucoup, sont toujours les prolétaires.

La facilité avec laquelle Berlusconi et le berlusconisme se sont imposés dans les saisons de la politique italienne - même lorsque Berlusconi n’était pas au gouvernement - est due à une politique que la démocratie bourgeoise a héritée, depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, du fascisme: la politique de collaboration de classe. La caractéristique de cette politique est précisément de lier les objectifs et les intérêts de la classe ouvrière aux objectifs et aux intérêts de la classe capitaliste, en les faisant passer pour le «bien commun». Considérant comme acquis et irréversible que la société est entre les mains des capitalistes - qui possèdent tout -, ce «bien commun» est atteignable et peut perdurer tant que les travailleurs soumettent leurs intérêts particuliers à l’intérêt général des entreprises dans lesquelles ils travaillent, et du pays dans lequel ils vivent. Entreprises et pays se rendent la pareille: les entreprises au niveau de la carrière personnelle de chaque employé en fonction du «mérite» montré aux chefs d’entreprise, le pays au niveau de la politique sociale, comme les impôts, les concessions de logement, etc.; des plans qui n’ont pas amélioré les conditions de vie et de travail des prolétaires, car en fait, au cours des trente dernières années, elles ont été rendues de plus en plus flexibles et précaires, tandis que les impôts ont augmenté et les salaires ont diminué.

La politique bourgeoise n’échappe pas aux diktats imposés par les rapports de force entre potentats économico-financiers et entre États, et la politique de la bourgeoisie italienne ne peut échapper au conditionnement généré par sa dépendance à l’égard de l’atlantisme dirigé par les États-Unis qui, sur la vague de la victoire dans la deuxième guerre impérialiste mondiale, a imposé à l’Italie une subalternité de plus en plus forte, d’autant plus face à des forces sociales et politiques qui tendent en partie à se faire les porte-parole des intérêts de l’impérialisme adverse, celui de la Russie, pour laquelle - surtout au cours des trente dernières années - c’est précisément la droite dite «modérée», et Berlusconi en premier lieu, qui a remplacé les relations amicales avec Moscou qui étaient autrefois le «patrimoine» du PCI et de ses chefs. Mais ces relations amicales répondaient, comme il était logique, à des intérêts privés très précis, des intérêts qui n’étaient pas seulement canalisés vers Moscou, mais vers toute autre capitale du pouvoir et de l’argent avec laquelle interagir.

Voilà donc que le berlusconisme - la politique qui mêle profit, opportunisme, corruption, népotisme, transformisme, consumérisme et, bien sûr, machisme - dans un pays comme l’Italie où le «chiagni e fotti» (5) est l’art de la victimisation systématique et hypocrite, ne meurt pas avec le premier grand délinquant à avoir les honneurs d’un enterrement d’État et d’un jour de deuil national !

Les prolétaires italiens, intoxiqués par l’obsession du football, par la spectacularité et l’insolence avec lesquelles les puissants vivent et crèvent, sont amenés à considérer les conditions d’existence dans lesquelles ils sont contraints de vivre et les conditions d’exploitation auxquelles ils sont soumis jour après jour, comme des conditions permanentes dont l’amélioration ne dépend que du bon cœur des capitalistes et des politiciens qui en défendent les intérêts, auprès desquels ils délèguent l’église, les syndicats, les partis parlementaires, de droite et de gauche, pour plaider leur cause. Trop d’années de luttes décevantes, démoralisantes, menées par des collaborationnistes de toutes espèces, par des politiciens berlusconiens et antiberlusconiens, pèsent lourdement sur leurs épaules; la corruption économique et matérielle, la corruption politique et idéologique ont produit un rejet généralisé de la politique au sens de l’organisation des ressources matérielles et immatérielles disponibles pour répondre aux besoins sociaux de toute une communauté; au sens d’une lutte non pas entre individus, entre sectes, entre factions, mais entre classes opposées et antagonistes que personne n’a inventées, mais que l’histoire même du développement économique et social a produites. La politique est au contraire assimilée à l’intérêt privé, à la corruption, à un moyen facile de s’imposer aux autres en piétinant leurs droits et leurs besoins: telle est la conception de la politique que la bourgeoisie répand dans les faits, tandis qu’elle élève des hymnes candides à la liberté, à l’égalité, au droit à une vie digne...

De même que dans le passé, de même dans le présent et surtout dans l’avenir, la politique prolétarienne a eu, a et aura un poids fondamental, non pas pour le monde individuel misérable, mais pour la seule lutte qui pourra amener l’ensemble de la société à une issue complètement opposée à celle à laquelle la politique bourgeoise l’a conduite jusqu’à présent et la conduira inévitablement encore: la lutte révolutionnaire prolétarienne, par laquelle la classe productive par excellence, la classe des travailleurs salariés, unie sous un même programme politique, dirigée par un seul et même parti communiste révolutionnaire, aura pour objectif principal le renversement de l’Etat bourgeois et de tout son système corrompu et corrupteur d’administration des ressources productives et sociales, à la place duquel il érigera le pouvoir dictatorial de la classe prolétarienne dont le but sera la transformation de fond en comble de toute la société et de son économie non plus basée sur le capital et le travail salarié, donc non plus sur les marchandises et le marché, mais sur la production de biens utilitaires pour la satisfaction exclusive des besoins de la communauté humaine. La perspective est celle du communisme, tel que l’entendaient Marx et Engels, et contre lequel - de son point de vue, bien sûr - Berlusconi, comme toute la grande bourgeoisie à laquelle il appartenait, a lutté par tous les moyens, les siens, légaux et illégaux, et ceux que l’État lui mettait à disposition.

 


 

(1) Voir https://www.quirinale.it/elementi/92089

(2) Le «tangentopoli» était un système de corruption et de financement illicites en faveur des partis, touchant de nombreuses «personnalités» politiques; il fut mis à jour par les enquêtes de l’opération «Mani pulite» (mains propres) dans les années 1990.

(3) Dans l’expression honorifique «Sua Eminenza» («Son Éminence»), le terme Eminenza a été remplacée par «Emittenza», terme qui désigne un réseau émetteur de radios et télévisions.

(4) Les «olgettine» sont les call-girls que Berlusconi invitait dans ses fêtes privées à sa résidence via Olgettina à Milan.

(5) Expression populaire napolitaine utilisée pour stigmatiser une attitude victimiste, opportuniste et hypocrite.

 

18/06/2023

 

 

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