Les massacres en mer sont la réponse bourgeoise à l’appel au secours des masses migrantes qui fuient les guerres, la répression et la misère par la mer.

Pylos, après Cutro et des centaines d’autres cimetières, le démontre.

(«le prolétaire»; N° 549; Juin-Juillet-Août 2023)

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Dans la nuit du 13 au 14 juin passé, un énième massacre de migrants s’est produit en Méditerranée. Un bateau de pêche, l’Adriana, avec environ 750 personnes à bord, dont plus d’une centaine d’enfants et de femmes dans la cale, a sombré dans la zone maritime la plus profonde de la Méditerranée: à environ 47 milles nautiques (60 km) au sud-ouest de la ville grecque de Pylos, se trouve la fosse de la Calypso, profonde de plus de 5 000 mètres. C’est là que le bateau de pêche a coulé, emportant avec lui plus de 600 personnes.

L’Adriana était parti de Tobrouk, sur la côte orientale libyenne, en direction de l’Italie; dans la matinée du mardi 13 juin, le Centre de coordination des secours maritimes italien avait prévenu le centre d’opérations grec, de la présence du bateau de pêche «en difficulté», également détecté par un avion Frontex à 9h47. On parle de 750 personnes à bord, bien trop pour une telle embarcation. C’est le centre d’opérations italien qui a localisé le bateau à 60 milles des côtes grecques et à 260 milles des côtes italiennes, dans un couloir maritime que les passeurs utilisent pour éviter les eaux maltaises. Toute la matinée de mardi, Athènes a été avertie et informée, sans aucune réponse. À 13 h 50, un hélicoptère grec prend l’air et, à 15 h 35, localise le navire; pendant ce temps, un navire des garde-côtes grecs part de Crète, à plus de 400 km à vol d’oiseau de l’endroit où se trouve l’Adriana. S’ils voulaient gagner du temps dans l’espoir que le navire poursuive sa route vers l’Italie, supprimant ainsi tout problème et tout embarras pour les autorités grecques, ils avaient trouvé le système. Mais depuis l’Adriana, à 14h17, par le biais des satellites, des appels à l’aide sont lancés et l’ONG Alarm Phone prévient que depuis le bateau de pêche «ils disent qu’ils ne peuvent pas survivre à la nuit, qu’ils sont en grande difficulté». En effet, comme le témoigneront les survivants, ils n’ont pas mangé depuis des jours et n’ont bu que de l’eau de mer.

Ce n’est qu’à 18 h 30 qu’Athènes dit avoir contacté le bateau de pêche, et affirme que, depuis le navire, «ils ne demandent aucune aide autre que de la nourriture et de l’eau», qu’«ils souhaitent continuer vers l’Italie», tandis que l’hélicoptère grec signale par radio que «le bateau navigue à un cap et à une vitesse constants». Mensonges! La réalité sera tout autre, comme le montre le témoignage d’Alarm Phone qui assure que le bateau a dérivé pendant des heures. L’Adriana a reçu de la nourriture et de l’eau d’un navire marchand maltais à 18h00, puis d’un navire grec vers 21h00, de personne d’autre. Le navire des garde-côtes grecs parti de Crète a atteint le bateau à 22h40, après un voyage de 7 heures, et est resté à distance «discrètement, ne constatant aucun problème dans sa navigation». Mensonges ! Le bateau dérivait depuis des heures, puisque le capitaine était déjà parti à bord d’une petite embarcation à 17h20. La tragédie était inévitable: le navire des garde-côtes grecs, à 2h04, affirme avoir «vu le bateau de pêche pencher vers la droite, puis brusquement vers le bord gauche, et encore une fois vers la droite» avec une telle force «que cela a fait chavirer le bateau», qui a coulé dans les «10 ou 15 minutes» qui ont suivi (1).

Pas de grosse mer, la mer était plate, les secours auraient pu être apportés sans grande difficulté et plusieurs heures auparavant, il suffisait de le vouloir. Mais les autorités grecques, comme c’est désormais la coutume, ne pensent pas à secourir les migrants en détresse en mer; s’ils meurent, c’est parce qu’ils l’ont cherché, il leur suffisait de ne pas partir dans de telles conditions d’entassement... On croirait entendre le gendarme italien Piantedosi quand, face au massacre de Cutro, il n’a rien trouvé de mieux à dire qu’ils n’auraient pas dû partir avec une mer comme ça…

De tels massacres ne sont pas des fatalités, ils sont le résultat dramatique d’une longue série de politiques que la bourgeoisie, surtout si elle est opulente et dotée des meilleures techniques, des meilleurs équipements et des moyens de secours les plus efficaces, a adoptées depuis longtemps pour défendre ses intérêts et ses frontières. Capables de porter la guerre et la dévastation dans des pays extra-européens, elles expriment le plus haut degré de cynisme et de mépris pour la vie de cette partie de l’humanité qu’elles considèrent comme une troisième, quatrième ou cinquième classe, comme à l’époque de la traite des esclaves en provenance d’Afrique.

Les bourgeoisies européennes sont les principales responsables des conditions désastreuses dans lesquelles des populations entières ont été plongées en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie, régions d’où arrivent les migrants en Europe. Le colonialisme d’abord, l’impérialisme ensuite, avec pour conséquence la dévastation des territoires «conquis» et la mise en esclavage de centaines de millions d’Africains et d’Asiatiques, ont fait de ces continents des territoires où ne se sont développés que la misère, la faim, l’esclavage, la prédation, la répression, les guerres, et où la règle a toujours été d’exploiter au maximum les ressources naturelles et humaines pour le bien-être et la prospérité des métropoles capitalistes.

De la civilisation capitaliste que les Européens ont exportée sur les autres continents, hormis le progrès technique industriel sur lequel s’est développée une bourgeoisie locale plus assoiffée de pouvoir et de sang que la bourgeoisie européenne, qu’est-il resté ? Un appauvrissement généralisé des populations autochtones et leur transformation, pour l’immense majorité, en masses prolétaires et tyrannisées destinées à survivre dans la misère, la faim et la répression exercée par les potentats locaux soutenus et fortifiés par les impérialistes européens civilisés auxquels se sont ajoutés les impérialistes américains au cours des quatre-vingts dernières années.

Ce sont ces situations extrêmes que fuient les migrants, cherchant dans l’Europe opulente, civilisée et «pacifique» un endroit où ils ne mourront pas de faim ou dans des guerres jamais voulues.

Cependant, l’Europe bourgeoise est une forteresse qui n’est plus sûre de son pouvoir: elle se sent assiégée par les masses de migrants africains et orientaux qui se pressent à ses frontières, érodant sa sécurité et la bonne marche de ses affaires, de son commerce. L’Europe n’est pas un État unitaire, c’est un ensemble d’États étroitement liés pour des raisons économico-financières et politiques générées par la concurrence de plus en plus écrasante des impérialismes historiques non européens, tels que les États-Unis, le Japon, la Russie et, plus récemment, la Chine. Un ensemble d’États qui n’ont jamais cessé de se concurrencer et de se faire la guerre, parce que l’histoire de leur formation capitaliste et impérialiste les conduit inévitablement à s’affronter. Cela n’enlève rien au fait que, face à des situations jugées dangereuses pour la conduite et la défense de leurs affaires et de leurs intérêts, les États européens réunis au sein de l’Union Européenne tentent d’agir de concert. C’est le cas de la guerre russo-ukrainienne, face à laquelle, à l’exception de quelques défections mineures, ils ont agi et agissent en bellicistes en parfait accord, bien sûr sous la supervision des Etats-Unis; et c’est le cas de la lutte contre l’immigration dite clandestine, qui dure depuis plusieurs décennies, où les politiques de rejets, de rapatriements, de murs, de patrouilles militaires en Méditerranée, d’enfermement dans des camps appelés centres d’accueil pour migrants et demandeurs d’asile, démontrent le «haut degré de «civilisation»» de l’Europe.

En raison de leur situation géographique, il est inévitable que les flux migratoires en provenance d’Afrique et d’Orient se concentrent sur les routes maritimes de la Méditerranée orientale et centrale, tandis que les routes terrestres se concentrent dans les Balkans. L’Italie et la Grèce sont donc les deux pays européens de débarquement et de transit naturels de ces flux, tandis que les côtes de la Libye, de la Tunisie, de l’Égypte et de la Turquie sont leurs points de collecte, d’embarquement et de départ. Et il est naturel que dans une société où l’argent, l’arrogance et le crime règnent en maîtres, dans chaque situation de crise où la partie la plus faible de la population est catapultée dans sa recherche quotidienne de survie, le crime organisé l’emporte systématiquement; qu’il soit organisé en dehors des lois de l’ordre établi ou par l’ordre établi lui-même, le résultat final ne change pas: le prolétariat, les indigents, les dépossédés de tout, même de l’espoir de vivre, en sont les victimes prédestinées. La couleur de leur peau, puisqu’ils ne sont pas «blancs», est une caractéristique négative de plus, mais pas nécessairement décisive. Les bourreaux, les massacreurs, les tortionnaires ont presque toujours la même couleur de peau que les victimes: ils répondent simplement à des intérêts privés, individuels et claniques, qui envisagent l’exploitation la plus bestiale et la plus violente de masses sans défense, d’où qu’elles viennent et où qu’elles veuillent aller.

Tant que la bourgeoisie et le capital existeront, tant que la vie sociale de tous les peuples sera contrainte de répondre aux lois du capitalisme et de subir toutes les conséquences, même les plus tragiques, des contradictions économiques et sociales qui caractérisent la société bourgeoise, il n’y aura pas de paix sur cette terre, il n’y aura pas d’égalité et de liberté de vivre, mais il y aura continuellement des massacres, ou sur le lieu de travail ou lors des traversées maritimes et des déserts; il y aura la répression et la torture de tous ceux qui ne se prosternent pas devant le dieu Capital et ses ministres sur terre, assis sur les sièges des gouvernements d’où ils décident de la vie et de la mort de millions et de millions de personnes.

Lutter contre cet état de fait semble impossible, et fuir les situations les plus dramatiques, de quelque manière que ce soit, en affrontant n’importe quel risque, semble être la seule chose que l’on puisse faire pour échapper à ce qui semble être une condamnation déjà écrite: mourir de faim. On entreprend donc un voyage absurde, plein de risques et de dangers de toutes sortes, on défie les lois des hommes et de la nature pour s’installer dans un autre lieu que celui qui s’est transformé en un gouffre dans lequel on finit tôt ou tard par tomber. Mais le massacre de Pylos, comme ceux de Cutro, de Lampedusa, des côtes tunisiennes, libyennes et égyptiennes, ont démontré que le grand courage des migrants, leur ténacité à essayer et réessayer au fil des ans de débarquer dans une Europe qui, dans l’imagination des masses affamés et désespérés depuis des siècles, a pris l’apparence d’une sorte de refuge paisible et accueillant, alors qu’en réalité elle se révèle être une autre sorte d’enfer, sont des qualités individuelles non seulement pour la lutte pour la survie, mais aussi pour une autre sorte de lutte: la lutte prolétarienne, la lutte de la classe des travailleurs qui produisent la richesse réelle de chaque pays, la lutte qui unit au-delà des nationalités, de la couleur de peau, du sexe, de l’âge, du niveau d’éducation ou de la  profession, tous les hommes et toutes les femmes que le développement même de l’économie mondiale a inexorablement produit par le travail salarié. La force inhérente au travail salarié que le capitalisme a lui-même créé, au lieu d’être mise au service exclusif du capitalisme, et donc de la bourgeoisie qui défend son mode de production et ses lois, peut être dirigée pour faire exploser les fondements la société massacrante, de l’économie du désastre, des guerres dévastatrices, de l’exploitation sans fin de l’immense majorité de la population mondiale.

La crainte de chaque bourgeoisie, en particulier des bourgeoisies opulentes d’Europe, n’est pas tant de voir leurs pays envahis par des masses migrantes incontrôlables; il s’agit plutôt d’un problème fâcheux dont chaque bourgeoisie essaie de se décharger sur les bourgeoisies des autres pays et, surtout, des pays d’origine des migrants, en payant «le service» à coups de milliards, d’armements, de contrats économico-financiers avantageux, etc. afin qu’eux-mêmes maintiennent les masses de migrants dans leurs camps. La véritable crainte de toutes les bourgeoisies, et en particulier des bourgeoisies opulentes d’Europe, est que le courage des migrants et leur volonté de sacrifier jusqu’à leur propre vie pour atteindre un objectif qu’aucune bourgeoisie ne leur accordera, dans une lutte pour la vie ou la mort, ne contamine pas les prolétaires européens, ne les réveille pas de ce sommeil toxique dans lequel ils sont plongés depuis des décennies, encagés dans une sorte d’île heureuse de la consommation à laquelle ils ont été attirés en dépit de leurs conditions réelles de salariés, de travailleurs dont la vie dépend uniquement du salaire du travail, faute de quoi la misère et la faim accompagneront aussi leur vie. Pour les prolétaires européens, la lutte pour la vie ou la mort est une nécessité quotidienne comme pour les prolétaires de tous les autres pays, comme pour chaque migrant dépossédé de tous ses biens. Deux mythes doivent tomber: pour les prolétaires européens, le mythe d’une vie meilleure que celle des milliards de prolétaires des pays les plus pauvres, qui apparaît comme une position sociale désormais consolidée et plus à risque; tandis que pour les prolétaires de la périphérie impérialiste doit tomber le mythe d’une Europe terre de paix, de prospérité et de liberté, un mythe qui a trop duré et que les dernières crises économico-financières et guerrières, comme celle de la Russie et de l’Ukraine, ont commencé à ébranler.

La vie des prolétaires, sous tous les cieux, est soit une vie de lutte - de survie avant tout, mais aussi de dignité humaine - soit une vie inutile de renoncement, que la société elle-même rejette comme un déchet non recyclable.

Et la lutte des prolétaires pour avoir un avenir, doit inévitablement placer en son centre les intérêts de classe qu’ils partagent au-delà de toutes les frontières, dans une union de classe révolutionnaire qui seule peut affronter la force sociale, politique et militaire de la bourgeoisie et de ses sbires. Ce n’est qu’en marchant dans cette direction que les prolétaires pourront dire qu’ils n’ont pas lutté en vain, qu’ils ne sont pas morts en vain, car jusqu’à présent les massacres n’ont fait que s’accumuler les uns après les autres sans que rien ne change, sans que la racine sociale des massacres elle-même ne soit vraiment affectée.

 


 

  (1) Les nouvelles et les citations proviennent de «il fatto quotidiano» du 16/06/2023, de https://www. Blitzquo tidiano.it/chronaca-europa/naufragio-grecia-barcone-750-persona-ribalta-diretto-italia-nuova-cutro-strage-migranti-3540929/ du 14.6.2023, et de https://www. meltingpot.org/ 2023/06/ grecia- strage-di-pylos-nessuna-pace-per-gli-assassini/ du 17/06/2023.

   

19/06/2023

 

 

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