Juin 1953: Révolte prolétarienne en RDA

(«le prolétaire»; N° 550; Sept.- Oct.-Nov. 2023)

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Il y a 70 ans, le prolétariat de Berlin-Est et de l’Allemagne de l’Est – qui s’appelait alors la RDA, République Démocratique Allemande – se révoltait contre le pouvoir bourgeois qui se faisait passer pour socialiste.

Le point culminant des grèves, des manifestations et de la révolte fut atteint à la mi-juin 1953 ; mais au cours des semaines précédentes des grèves et des manifestations tout à fait spontanées avaient eu lieu dans la plupart des villes industrielles d’Allemagne de l’Est, à Eisleben, Finsterwalde, Fürstenwald, Chemnitz-Borna et à nouveau à Dresde, Halle, Görlitz sur la Neisse, Merseburg, Bitterfeld-Wolfen, Rosslau sur l’Elbe, Gera, Falkensee, Leipzig, Francfort sur l’Oder, Potsdam, Greifswald, Gotha et bien d’autres. Les participants aux mouvements de grève et aux manifestations sont estimés entre 500 000 et un million, tandis que 500 à 700 villes furent touchées. En pratique, une grande partie du prolétariat est-allemand se mit en mouvement contre des conditions de vie et de travail déjà très dures après la guerre, mais rendues intolérables par les mesures que le gouvernement stalinien de Grotewohl et Ulbricht avaient prises dans les mois précédents ; le mécontentement était si généralisé que même les paysans se mobilisèrent, comme dans le district de Cottbus, notamment à Jessen : surfant sur le mécontentement général, ils réclamaient une réduction des quotas de produits agricoles à remettre à l’État.

Avec les mesures prises entre avril et mai 1953 sous la pression de Moscou (qui exigeait des paiements élevés pour les dommages subis pendant la guerre mondiale), le gouvernement, en exploitant encore plus la main-d’œuvre salariée, tentait de réaliser une forte reprise économique pour surmonter la période de crise consécutive à la guerre et caractérisée par l’affrontement d’intérêts entre les blocs russe et occidental.

Après avoir supprimé les cartes de rationnement et les tickets de transport public à prix réduit pour les travailleurs, le gouvernement avait augmenté les prix de la viande et des produits contenant du sucre, obligé toutes les entreprises, industrielles et agricoles, à relever les quotas de production de 10 % sans toucher aux salaires de base déjà très bas, et introduit la formule habituelle de la prime à la production pour les travailleurs qui augmentaient volontairement leur productivité en dépassant le quota requis et incitaient leurs collègues à faire de même.

Les masses prolétariennes est-allemandes se rebellèrent de fait, sans en être pleinement conscientes, aussi contre la concurrence prolétarienne qui était fortement alimentée dans les pays soi-disant socialistes de l’Est, exactement comme dans les pays occidentaux. Le système économique capitaliste était en réalité le système commun à tous les pays, quelle que soit l’apparence que la propagande voulait leur donner : démocratique, socialiste, autoritaire, dictatorial…

Rappelons que l’Allemagne, vaincue lors de la deuxième guerre mondiale, mais qui restait un point extrêmement crucial dans l’ordre impérialiste européen et mondial, fut divisée en deux selon les territoires occupés à la fin de la guerre par les troupes russes d’une part et par les troupes alliées d’autre part. La capitale Berlin, cœur battant de la politique et de l’affrontement historique entre la bourgeoisie et le prolétariat, fut encore plus divisée, en pas moins de quatre secteurs, entre la Russie, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. L’occupation militaire de l’Allemagne, devait, selon les intérêts des impérialistes vainqueurs de la guerre, assurer un contrôle maximal sur les forces économiques allemandes, pliant la bourgeoisie allemande aux intérêts des vainqueurs, et un contrôle maximal sur les masses prolétariennes, dont la combativité était aussi historiquement connue des Russes que des alliés occidentaux.

D’autre part, la différence entre le développement de l’impérialisme américain et ouest-européen et celui de l’impérialisme russe était évidente. Les dollars qui avaient contribué à soutenir l’effort de guerre des pays formant le bloc des Alliés (y compris donc la Russie) contre le bloc des puissances de l’Axe (Allemagne, Japon et Italie qui, comme on sait, tourna le dos à Hitler à partir de septembre 1943), continuèrent à soutenir la reconstruction d’après-guerre dans toute l’Europe de l’Ouest – mais pas en Russie : au-delà de son alliance intéressée avec les Anglo-Américains dans la guerre contre l’Allemagne, après avoir été alliée à l’Allemagne nazie en 1939 pour se partager la Pologne, celle-ci devait compter sur ses propres forces qui, comme on le sait, reposaient principalement sur le secteur militaire. Cela ne permettait pas à la Russie de Staline, dans une phase d’industrialisation forcenée depuis le milieu des années 1920, d’utiliser ses ressources pour élever le niveau de vie général de sa population, en particulier de son prolétariat, comme l’Amérique et ses alliés occidentaux pouvaient le faire. La jeune Russie capitaliste était trop avide de profits industriels et trop occupée à planter ses griffes impérialistes dans les pays européens voisins, en particulier à l’Ouest, pour ne pas utiliser ses armes historiques depuis l’époque des tsars : l’oppression des peuples, la répression policière et l’occupation militaire

Ce dont le jeune capitalisme russe avait besoin - et que, dans l’étude de notre parti sur le développement économique de la Russie, nous avons appelé : Assouvir la faim d’acier, cultiver la faim du prolétariat (1) - servait également les capitalismes nationaux des pays d’Europe de l’Est faussement «socialistes».    

Compte tenu du fort contrôle du parti stalinien et des syndicats liés au régime, la révolte des prolétaires est-allemands ne pouvait être que spontanée, désorganisée, touchant de façon disparate les différentes entreprises et districts. Mais, malgré tout une fois de plus, le prolétariat allemand fit preuve de la grande combativité qui l’a caractérisé tout au long de son histoire. Comme nous l’avons dit, les premières agitations ouvrières commencèrent après l’entrée en vigueur du dernier décret gouvernemental début juin avant de culminer dans les grandes grèves à Berlin-Est du 15 au 17 juin  Ce sont les ouvriers du bâtiment engagés dans la construction de l’hôpital de Friedrichshain sur la Stalinalee qui se mirent en grève pour obtenir la suppression de l’augmentation de 10 % des quotas de production, appelant les autres travailleurs à la grève générale. Le 16 juin, la police intervint en tentant de briser les cortèges de grévistes et en réprimant les manifestations ouvrières dans lesquelles étaient également entraînés étudiants et petits bourgeois.

Le contrôle du prolétariat, qui plus est dans un pays capitaliste plus développé que la Russie elle-même, comme l’Allemagne, était un objectif trop important pour que la Russie reste les bras croisés ; les forces de l’ordre de Grotewohl se heurtèrent à une forte résistance et, dans de nombreuses villes, elles eurent même le dessous. Avec l’arrivée des chars russes, le sang des prolétaires commença à couler. La répression fut  extrêmement dure ; il y eut des dizaines de morts (ce n’est qu’en 2004 qu’on put identifier 55 morts, 18 autres restant inconnus), des centaines de blessés, des milliers d’arrestations. Certains rapports non officiels firent même état de l’exécution de 41 soldats russes qui avaient refusé d’obéir aux ordres de leurs officiers.

Malheureusement tout le courage des prolétaires et le sang versé dans la révolte contre les exploiteurs et les tueurs vêtus de rouge, ne furent pas suffisants pour éviter que leur combativité soit détournée dans le marécage des illusions démocratiques et débouche sur une impuissance générale.

Comme lors de nombreuses autres occasions historiques, l’absence d’un parti de classe, ferme dans sa théorie et ses principes, organisé de manière centralisée et influent sur les masses prolétariennes organisées sur la base de la défense immédiate de leurs propres intérêts de classe, a également été un facteur décisif dans ces révoltes authentiquement prolétariennes. Poussés par le désespoir de leurs conditions de vie et de travail, les prolétaires de Berlin et d’Allemagne de l’Est se sont retrouvés non seulement seuls face à la répression étatique et impérialiste de Moscou, mais aussi complètement isolés des masses prolétariennes d’Allemagne de l’Ouest emprisonnées de leur côté dans la collaboration de classe avec leur propre bourgeoisie, mais qui bénéficiait cependant de filets de sécurité sociale inexistants dans la partie orientale. Il ne fait aucun doute que les mesures prises en Russie, comme en Allemagne de l’Est et dans les autres pays d’Europe de l’Est sous domination russe, étaient de caractère capitaliste et exploiteur ; ce caractère spécifique et sans équivoque était l’exact contraire du socialisme ; les prolétaires, avant même que contre l’inévitable répression policière, se révoltaient contre ces mesures, présentées comme visant à «construire le socialisme».

Les émeutes de juin 1953 à Berlin et en Allemagne de l’Est constituèrent un puissant signal d’alarme pour les capitalistes occidentaux et orientaux, car elles pouvaient représenter un exemple non seulement pour les masses prolétariennes d’Allemagne de l’Ouest mais pour toutes celles  d’Europe et, par conséquent, du monde. Il fallait donc les réprimer durement et avec toute la violence nécessaire pour que les prolétaires ne puissent pas réessayer par la suite ; ils ont pu profiter de l’absence d’organisations classistes de lutte et de l’absence d’un véritable parti communiste pour briser et étouffer un mouvement certes spontané, mais objectivement poussé vers un niveau de lutte bien plus large que le simple terrain économique. La répression de Moscou faisait donc partie de cette répartition des tâches sur laquelle les impérialistes euro-américains et russes s’étaient mis d’accord en divisant l’Europe en deux grandes zones de contrôle mutuel ; un découpage qui ne concernait pas seulement les territoires économiques à exploiter mais aussi le contrôle des masses prolétariennes les unes des autres afin que les jeunes générations prolétariennes ne puissent pas se relier aux expériences de lutte révolutionnaire des générations prolétariennes antérieures.

Le stalinisme et le post-stalinisme se sont chargés de cette tâche, avec leur œuvre – à la fois idéologiquement raffinée et matériellement brutale – de dégénérescence, d’abord, et de contre-révolution, ensuite, avec laquelle ils ont détruit l’Internationale Communiste, le Parti Bolchevique de Lénine et l’ensemble du mouvement communiste et prolétarien mondial

La doctrine marxiste n’est pas née de la volonté de l’individu Marx, mais elle est le résultat de la lutte entre les classes qui a eu lieu au cours des siècles d’histoire ; le Parti bolchevique de Lénine et la révolution russe ne sont pas nés de la volonté de Lénine en tant qu’individu, mais de la coïncidence historique de facteurs subjectifs et objectifs mûrs, capables de donner vie, dans ces années cruciales, à un parti de classe capable d’exprimer pleinement la conscience de classe.

De la même manière, le courant de la Gauche Communiste formé en Italie dans les années cruciales 1911-1920 n’est pas né de la volonté de l’individu Bordiga, mais de la rencontre historique entre la doctrine marxiste existant déjà depuis plus d’un demi-siècle, l’expérience des luttes de classes en Europe, dont l’apogée après 1848 fut atteinte avec la Commune de Paris de 1871, des luttes du prolétariat allemand qui donnèrent vie au plus grand parti socialiste européen, jetant les bases de la formation de partis révolutionnaires en Allemagne, en France, en Italie, en Russie, et des luttes du jeune prolétariat italien qui, depuis 1897-98, faisait une démonstration de force avec de grandes manifestations, des grèves et des protestations pour le pain et le travail.

Les prolétaires est-allemands, après la Seconde Guerre mondiale, ne purent se relier à la lutte titanesque du prolétariat européen du premier après guerre,  parce que les conditions subjectives – l’existence d’associations économiques de classe fortes et d’un parti de classe solide – avaient été détruites par la double contre-révolution. : celle classiquement bourgeoise et impérialiste, et celle stalinienne qui enchaîna le glorieux prolétariat russe et, avec lui, le prolétariat européen et mondial au sort de ses propres bourgeoisies nationales dans une lutte qui n’avait plus rien de prolétarien parce qu’elle n’était que la lutte entre impérialismes.

On ne pouvait donc pas s’attendre à ce que les révoltes à Berlin-Est et dans toute l’Allemagne de l’Est suffisent à faire tourner la roue de l’histoire en faveur de la révolution prolétarienne qui se serait propagée ensuite de Berlin à toute l’Europe et au monde entier. Le mouvement spontané de la lutte prolétarienne, qui exprime l’irrémédiable antagonisme de classe avec la bourgeoisie, ne donne pas automatiquement naissance à sa conscience de classe, c’est-à-dire au parti politique de classe. Cette conscience de classe, qui représente  l’avenir de l’émancipation du prolétariat et du communisme, est née parallèlement aux luttes prolétariennes, réunissant dans un organisme spécifique, fondé sur la doctrine du communisme révolutionnaire que nous appelons marxiste, les principes et le programme du révolution communiste et l’organisation capable de centraliser le mouvement prolétarien pour l’orienter vers des fins exclusivement révolutionnaires – comme le fit  le parti bolchevique de Lénine

C’est pour cet objectif grandiose que les communistes révolutionnaires de la Gauche Communiste d’Italie, réduits par la contre-révolution à une poignée de militants, n’ont cessé de lutter hier et continuent de lutter aujourd’hui pour que demain, lorsque les contradictions de plus en plus aiguës du capitalisme mondial remettront la lutte de classe  révolutionnaire à l’ordre du jour, le parti de classe soit non seulement présent, mais significativement influent et doté d’une solide continuité théorique, politique, tactique et organisationnelle de façon à garantir la victoire du prolétariat à Berlin, à Paris, à Londres, à Rome, à Moscou, à Washington, à Pékin et partout dans le monde

 


 

(1) Cf  «L’economia russa dopo il XXV congresso. Saziare la fame di acciaio, coltivare la fame proletaria,» Il Programma Comunista» n. 10/1976.

 

 

Parti Communiste International

Il comunista - le prolétaire - el proletario - proletarian - programme communiste - el programa comunista - Communist Program

www.pcint.org

 

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