La working class américaine s’est-elle réveillée ?

Après les employés de Starbucks et d’UPS, les infirmières du Massachusetts, les enseignants de Minneapolis et de Brookline et les prolétaires de dizaines d’autres entreprises, c’est au tour des travailleurs de l’industrie automobile

(«le prolétaire»; N° 550; Sept.- Oct.-Nov. 2023)

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General Motors, Ford et Stellantis (la multinationale franco-italienne qui réunit les marques PSA et FCA) soient simultanément touchées par une grève ouvrière. Le 14 septembre à minuit, était échu le contrat de travail que le syndicat UAW (United Automobile Workers) demandait depuis des mois à la direction des Big Three de renégocier sur des revendications considérées par lui-même comme «ambitieuses» : une augmentation moyenne des salaires de 40 % sur quatre ans, une organisation des horaires moins massacrante, une réduction du temps de travail hebdomadaire, l’élimination des différents niveaux de contrat et l’amélioration des pensions et de l’assurance maladie.

Le syndicat UAW représente une part importante des employés des Big Three (145.000 travailleurs syndiqués au total), mais la grève a initialement touché environ 18.000 travailleurs, soit un peu plus de 10 % de ses membres. L’UAW a entamé cette grève en bloquant une usine de chacun des Big Three. Pour GM, il s’agissait de l’usine de Wentzville, dans le Missouri, qui, avec 3.600 travailleurs, produit les GMC Canyon et Colorado. Dans le cas de Stellantis, c’est le complexe de Toledo, dans l’Ohio, qui était dans le viseur et qui, avec 5.600 employés, produit les Jeep Gladiator et Wrangler. Pour Ford, l’agitation a commencé à Wayne, dans le Michigan, cœur de la production des pick-up Bronco et Ranger, avec notamment des arrêts de la chaîne d’assemblage et de peinture impliquant 3.300 travailleurs. Les modèles mentionnés ici sont les modèles haut de gamme des trois constructeurs automobiles (1). Initialement, la perspective d’une extension de la grève à d’autres usines et centres de distribution et de pièces détachées avait été annoncée si les négociations avec les Big Three se prolongeaient sans résultat. Et de fait, le 29 septembre, l’UAW, constatant que les négociations générales n’avançaient pas (les Big Three proposaient une augmentation moyenne de 20 % sur quatre ans et demi), après avoir déjà touché 38 centres de distribution et de pièces détachées gérés par GM et Stellantis, annonçait l’extension de la grève ; ceux de Ford n’ont pas encore été touchés car avec cette entreprise, selon le leader de l’UAW Shawn Fain - entré en fonction en mars de cette année - «les négociations avancent» même si elles sont «trop lentes».

Bien que le fait d’un petit nombre d’ouvriers, cette grève a fait la une des journaux, notamment parce qu’elle s’inscrit dans une période de deux ans d’agitation ouvrière de nombreux secteurs : la décision des ouvriers de pousser l’UAW à lancer la grève et à menacer de l’étendre à toutes les autres lignes de production a cependant alerté les constructeurs automobiles, habitués au fil des ans à «dialoguer» avec l’UAW afin d’éviter les grèves, et en soumettant essentiellement les ouvriers aux exigences fondamentales de l’entreprise. Depuis la crise de 2008-2009, les travailleurs des constructeurs automobiles ont été soumis par le syndicat à des conditions de travail plus lourdes, à l’introduction de nouveaux travailleurs précaires, à des salaires bloqués et, avec le temps, insuffisants pour suivre l’augmentation du coût de la vie, afin que les usines continuent restent ouvertes. Puis il y a eu la pandémie, une autre crise sociale avec des ventes de voitures en baisse et des salaires toujours bloqués. Mais depuis la fin du confinement et de la pandémie, les ventes sont remontées en flèche, les constructeurs automobiles ont recommencé à engranger des milliards de bénéfices, mais les salaires sont restés pratiquement bloqués, l’inflation continuant à les éroder de plus en plus.

L’échéance contractuelle était une occasion à ne pas manquer pour entrer en lutte contre les conditions de travail pénibles et contre les énormes inégalités sociales. Pour se faire une idée de la situation, les bénéfices en 2022 de Ford s’élevaient à 3,5 milliards de dollars, ceux de GM à 4,7 milliards de dollars et ceux de Stellantis à 11 milliards d’euros, tandis qu’au cours du seul premier semestre 2023, pour les Big Three ensemble, ils s’élevaient à 23 milliards de dollars (et au cours des dix dernières années, ils ont atteint 250 milliards de dollars); quant à elle, de 2019 à aujourd’hui, l’augmentation de la rémunération des PDG des Big Three a augmenté de 40 % en moyenne (2). La nouvelle selon laquelle les PDG des constructeurs automobiles, au prétexte des profits escomptés mais perdus à partir de 2019, reçoivent des rémunérations compensatoires stratosphériques a suscité un réel ressentiment parmi les travailleurs. Par exemple, les PDG de GM et de Stellantis empochent une rémunération égale à 350 fois le salaire moyen d’un travailleur. D’autre part, on n’est pas surpris que dans la société capitaliste, ces personnages soient surpayés pour accomplir leur tâche de diriger des entreprises en maximisant les profits et, par conséquent, en minimisant les coûts de production pour affronter la concurrence et la battre. Pour le prolétariat, cette pression sur les coûts de production signifie la limitation salariale, l’augmentation des rythmes de travail, l’allongement de la journée de travail, la réduction des avantages sociaux tels que l’assurance maladie, les pensions, etc. Or, ce sont précisément ces aspects qui ont poussé les travailleurs à la grève : augmentation des salaires, horaires moins pénibles, réduction du nombre d’heures travaillées dans la semaine, amélioration des pensions et de l’assurance maladie, et enfin plus grande sécurité de l’emploi. Le manifeste de la grève dit : «Nous travaillons 60, 70, 80 heures par semaine pour joindre les deux bouts. Ce n’est pas une vie. Il est temps de changer» (3). Sous la pression de la base des travailleurs, le syndicat UAW ne pouvait que faire la grosse voix, surtout depuis le récent changement de direction. Parmi les revendications formulées, celle qui a fait le plus de bruit est bien sûr l’augmentation des salaires de 40%, sur quatre ans; par rapport à cette revendication, les constructeurs automobiles ont d’abord proposé 10% sur quatre ans et demi ; puis Ford et GM ont proposé 20% et Stellantis 17,5%. Le syndicat, quant à lui, a baissé la revendication à 36 %. Mais les autres revendications sont également considérées par les constructeurs automobiles comme bien trop onéreuses à leur goût. On peut lire dans le «Sole24ore» cité que l’UAW «veut tout d’abord l’élimination de deux niveaux contractuels nés au lendemain de la crise de 2007, un tournant de fortes concessions syndicales. Les nombreuses personnes embauchées depuis lors ont des salaires de départ beaucoup plus bas et un parcours de huit ans pour atteindre les salaires maximums, soit 32,32 dollars de l’heure. Les entreprises ont proposé de ramener à quatre ans environ ce parcours.». L’UAW souhaite également «le retour aux plans de retraite traditionnels des entreprises, avec des pensions fixes, pour les employés embauchés après 2007, ainsi qu’une indexation significative des salaires sur l’inflation, suspendue actuellement pour tout le monde. Les revendications portent également sur une semaine de travail de 32 heures, davantage de congés payés pour les absences familiales, des améliorations en matière de santé, une augmentation de la participation aux bénéfices, la fin du recours à la main-d’œuvre temporaire et non garantie, et une couverture contractuelle égale pour les usines de véhicules électriques en joint venture.» Cette liste de revendications révèle à quel point les travailleurs ont été amenés, par ce même syndicat, à baisser les bras au cours des quarante dernières années - ce sont les mêmes experts soi-disant «libéraux» qui le prétendent - en tombant dans des conditions de vie et de travail insoutenables.

La période de campagne pour les élections présidentielles de 2024 est maintenant ouverte et le président américain Joe Biden, en quête de soutien, n’a pas réfléchi à deux fois : il s’est rendu à Wayne, dans le Michigan, pour apporter sa «solidarité» aux travailleurs en grève. Il n’y a rien de bon à attendre quand un haut représentant de la classe dirigeante bourgeoise va apporter sa «solidarité» aux travailleurs en grève qui, selon «Sole24ore», coûte à l’économie 5,6 milliards de dollars tous les dix jours, et cela dans le cœur industriel du pays avec des répercussions sur les fournisseurs et les consommateurs. Selon les médias, Biden s’était déjà entretenu avec les Big Three et leur avait demandé de tendre la main aux revendications syndicales, compte tenu également des énormes profits accumulés au cours des dix dernières années. Mais ses interventions n’ayant pas servi à grand-chose, l’actuelle administration de la Maison Blanche a décidé de faire un coup de théâtre : le mardi 26 septembre, Biden est apparu à Wayne au milieu des travailleurs sur le piquet de grève de l’usine de distribution de pièces GM et, mégaphone à la main, s’est adressé à eux en disant : «Les entreprises font d’énormes profits et doivent les partager avec les travailleurs. Vous méritez des augmentations significatives» (4). Ces mots sont sans aucun doute de la pure propagande électorale. Mais en sens contraire, le même concept s’applique dans les périodes de récession frappant toute l’économie et au cours desquelles les entreprises, au lieu d’engranger de somptueux profits, accumulent d’énormes pertes et justifient ainsi de faire subir aux prolétaires dans des conditions de vie plus difficiles.

24 heures à peine se sont écoulées que, dans une usine non syndiquée de la banlieue de Détroit, Trump organise aussi un meeting électoral : «Je suis ici pour défendre la classe ouvrière, combattre la classe politique corrompue, protéger les emplois créés aux États-Unis et le rêve américain contre les produits étrangers». Le grand ennemi des travailleurs américains de l’automobile aujourd’hui est la transition vers la voiture électrique, dominée par la Chine. Trump leur a expliqué qu’il importait peu que la grève aboutisse à un accord favorable dans les négociations avec Ford, General Motors et Stellantis, car de toute façon «dans les deux ans, vous perdrez vos emplois». Bien sûr, la recette de Trump est toujours la même : «La production américaine, faite avec des mains qualifiées américaines et des fournitures américaines» (5). Quand Trump pointe du doigt la Chine et sa domination actuelle sur la voiture électrique, Biden pointe le sien contre les super-profits des constructeurs automobiles. Bien sûr, aucun des deux ne s’est prononcé sur la solution concrète aux problèmes des travailleurs : l’un dit qu’ils ont raison de demander des augmentations de salaire alors que les profits des constructeurs automobiles ont explosé, l’autre dit que leur défense réside dans la protection de tout ce qui est fabriqué aux États-Unis, quelle que soit l’industrie. Le vrai problème, pour les travailleurs, c’est qu’ils continuent à croire que leur lutte ne peut avoir une issue positive que si elle est soutenue par un syndicat, qui leur tournera le dos au moindre signe de récession économique, ou par des hommes politiques - sans parler même des «président et ancien président des Etats-Unis» - qui se sont physiquement déplacés pour dérouler ... leur meeting de campagne !

Néanmoins pour la première fois, le fait que les travailleurs américains des trois plus grandes entreprises automobiles aient commencé à faire grève ensemble, pour des objectifs communs et pour défendre également les travailleurs précaires embauchés au cours de la dernière décennie, est un fait extrêmement positif. Il s’agit d’un tout premier pas dans une lutte qui pourrait potentiellement réveiller l’ensemble de la classe ouvrière américaine. D’autre part, il faut relever que cette lutte a été anticipée par d’autres secteurs économiques dans lesquels les prolétaires ont souffert et souffrent à la fois d’un manque d’organisation syndicale et d’un manque de tradition de lutte, comme dans le cas d’Amazon, de Kellog’s, de Starbucks, de l’industrie hôtelière en Californie, des infirmières de Kaiser Permanente, des dockers de la West Coast, des enseignants de Minneapolis et de Brookline, et même des écrivains et scénaristes d’Hollywood qui sont en grève depuis le 1er mai de cette année.

La lutte ouvrière en Amérique a toujours eu un vieux handicap, celui de croire que le bras de fer avec les patrons ne sert qu’à remporter une «victoire» aujourd’hui, et que demain... on verra. Tôt ou tard, les faits matériels liés aux rapports bourgeois de production confronteront la classe ouvrière américaine non seulement aux inégalités sociales criantes - qui ont toujours existé en Amérique et sont plus profondes que dans les autres pays industrialisés - mais aussi à la nécessité permanente d’aller au-delà de la lutte immédiate, au-delà de la lutte corporative, au-delà des frontières que la politique de collaboration entre les classes a fixées depuis un siècle et pour laquelle l’important c’est la négociation, le marchandage, la contractualisation, comme si en dehors de cette société du profit capitaliste et du travail salarié, il n’y avait pas d’alternative ; comme si la société ne pouvait être qu’un immense marché, où l’on vend et où l’on achète, où les affaires se «font» ou se «perdent», et où la vie même de chaque être humain est l’enjeu d’une roulette perpétuelle.

Long, rude et difficile est le chemin qui conduira à l’émancipation des prolétaires de la condition de travailleurs salariés, de viande à abattre dans des usines avec des équipes de 60 à 80 heures par semaine et avec des salaires de misère, ou à abattre dans les guerres que les classes dirigeantes bourgeoises de chaque pays déclarent pour elles-mêmes, tôt ou tard, afin de continuer à dominer dans leur propre pays ou de soumettre d’autres pays à leur domination. Un chemin long, rude et difficile, mais vital car le développement du capitalisme en Amérique et dans le monde conduit inévitablement à la guerre générale, dont les précédentes guerres en Irak, en Afghanistan, en Syrie n’étaient qu’une préparation, tout comme la guerre en Ukraine pour laquelle des milliards d’armements, de munitions et de financements sont alloués sans envoi de soldats américains, mais dont les conséquences négatives en termes de conditions de travail et d’existence affectent encore la vie de tous les prolétaires.

Les bourgeois disaient que la lutte des travailleurs était morte... Elle renaîtra plus vigoureuse que jamais.

 


 

(1) «Il Sole 24 ore», 15 septembre 2023.

(2) panorama.co.uk, 18 septembre 2023, «Il malessere dietro gli scioperi del mondo auto negli Usa»

(3) https://www.wired.it/article/auto-sciopero-stati-uniti-stellantis-ford-general-motors («Lo storico sciopero nell’industria dell’auto negli Stati Uniti»).

(4) «Il Sole 24 ore», 26 septembre 2023.

(5) 28/09/2023 - https://www. rainews.it/articoli/2023/09/

 

29/09/2023

 

 

Parti Communiste International

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